Arriver au sommet, c’est avoir accès au poème, entretien avec Bertrand Planes

Au 41 Bis Quai de la Loire, à proximité du canal de l’Ourcq, Bertrand Planes nous a ouvert les portes de son atelier.  À la manière du studiolo italien, ce lieu de taille modeste est essentiellement dédié à une pratique cérébrale. On y trouve de petits objets technologiques posés sur des tables, tels que des boitiers électriques ou des télécommandes, l’artiste bricole ici les prototypes d’œuvres destinées à s’insérer discrètement dans le paysage, l’espace urbain ou domestique. Bertrand Planes bouscule à travers elles les automatismes qui façonnent nos habitudes, il pointe avec humour les limites de notre perception, les promesses technologiques d’optimisation ou encore les illusions du langage…

Votre atelier semble fonctionner comme un lieu intime d’expérimentation et de réflexion. Comment abordez-vous le déploiement de vos œuvres de l’atelier à leur mise en situation ?

L’intuition est mon principal moteur de création, ce n’est qu’une fois les objets créés que je porte sur eux un regard plus analytique. J’imagine des situations, des expériences qui me conduisent assez souvent à transformer d’une manière high low-tech des objets quotidiens qui deviendront les outils de leur concrétisation.
Ici, j’ai trafiqué un pigeon en plastique originairement destiné à servir d’appât pour les chasseurs, je l’ai équipé d’un servomoteur et d’une hélice afin qu’il soit en capacité de flotter et de pouvoir être télécommandé à distance. Dans le rendu final qui est une vidéo, on le voit naviguer depuis la Seine jusqu’au canal de l’Ourcq, tout proche d’ici, avant de disparaître. J’ai pu observer a posteriori les effets burlesques que sa présence produisait sur les autres oiseaux et les passants.
Je me suis finalement rendu compte que cette œuvre était une sorte d’autoportrait.
Ce pigeon transformé de manière à nager comme un canard n’est pas vraiment dans son milieu, il est une tentative de connexion, il s’insère bizarrement dans un contexte, comme pourvu d’un handicap mais faisant tout de même son chemin.

Peut-on dire que l’usage détourné que vous faites d’objets de consommation courante en font les outils d’une démonstration ou d’une dénonciation discrète ?

L’utilisation imprévue d’objets courants remet en question les cadres où ils s’inscrivent initialement, les contextes pour lesquels ils ont été conçus. La manière dont ils appartiennent à des catégories d’usages préconçus les discriminent, au sens mathématique du terme. Mon travail consiste à déceler des espaces situés entre ces catégories, des intervalles à l’intérieur desquels ces objets ne vont plus dépendre de rien et devenir finalement libres. Dans une société au fonctionnement toujours plus binaire calqué sur celui de la machine, j’aime pouvoir montrer qu’il existe en réalité une infinité de possibilités à faire exister entre le 0 et le 1, le oui et le non. Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts je m’étais déjà interrogé sur comment sortir d’un schéma où l’on est marqué, cloisonné malgré soi. J’avais proposé à Emmaüs, qui était alors très peu connu, de faire une marque de vêtement « Emmaüs » qui serait une “méta-marque”, quelque chose qui fonctionnerait comme une non-marque. Tous ces projets reposent sur des manières simples de fabriquer des choses neuves sans en créer de nouvelles.

L’utilisation des mediums numériques est récurrente dans votre travail. Que cherchez-vous à démontrer par la confrontation entre le monde des chiffres ou de la programmation, et le monde tangible ?

La grande majorité de la matière qu’on regarde est constituée d’éléments intangibles, on comprend de moins en moins les mécanismes qui régulent nos usages. L’omniprésence du prisme numérique et normatif tend à remplacer le sujet de notre attention et c’est nous, à terme, qui glissons vers un fonctionnement machiniste.
En rendant visible la mécanique des choses, je crée des ponts, des connexions entre les chiffres et le tangible : ce sont deux mondes complémentaires, qu’il est nécessaire de penser ensemble.

            

Visuels de gauche à droite :
Poème en morse, installation, lumières et objets modifiés, 2021
Streams, installation, réseaux, 2016

En 2016, vous avez réalisé Streams qui semble refléter cette confrontation …

Effectivement, pour ce projet, j’ai détourné le système d’alimentation de la fontaine de la cour intérieure de l’École Normale Supérieure de Paris afin de rendre visible le flux de données transmis en direct par son réseau Wifi. Ainsi, la hauteur du jet d’eau fluctue proportionnellement au débit des données émises. La fontaine rend fondamentalement tangible les données, le chiffre et la matière, le flux et le fluide.
On peut en faire l’expérience, les voir, les toucher.
La vie humaine trouve ainsi sa place dans cette combinaison entre numérique et matérialité. Avec Life Clock 3, que j’ai réalisé en 2015, l’horloge ne matérialise plus le temps abstrait mais la durée d’une vie humaine. L’horloge est subdivisée inégalement selon les différents âges de la vie et le tour complet du cadrant correspond à 84 ans, espérance de vie d’une femme en 2015.
Récemment, j’ai travaillé sur une nouvelle horloge, dont j’ai modifié le quartz pour ralentir le tempo des secondes. La différence est à peine perceptible car le ralentissement est minime. Or, nous associons par habitude le tic-tac d’une horloge à la mesure d’une seconde. En ralentissant les secondes sans que l’on puisse s’en apercevoir, j’aime penser que cette horloge aurait un pouvoir d’influence sur notre métabolisme qui s’adapterait alors au nouveau rythme dicté par l’horloge.

La mise en échec de la fonction de ces objets est-elle un moyen de les ré-humaniser ?

Random Clock, réalisée en 2017, fonctionne en effet comme une expérience du hasard et de l’absence de contrôle. C’est une horloge Ikea standard dont les secondes, du fait d’une modification de la mécanique, marquent un temps entre zéro et deux secondes de façon arbitraire et non-régulière. L’horloge avance, retarde et elle est donc, finalement, toujours un peu à l’heure.
Je considère l’erreur comme un moteur de créativité qui amène sur de nouvelles pistes. Actuellement, il y a une fascination pour le glitch et ce n’est pas anodin. Nous mettons l’erreur de côté comme si c’était un arrêt – un peu à la manière de l’informatique –, alors que c’est justement ce qui distingue l’inerte du vivant, la machine de l’homme. Il s’agit en quelque sorte de révéler ce qui va au-delà de la capacité de la machine à faire son travail, un état de grâce.

Cette dimension d’expérimentation se retrouve aussi dans la relation que vous cherchez à installer entre l’œuvre et le spectateur…

J’essaie de trouver des moyens de communiquer sans les mots, de transmettre quelque chose qui, sans être formulé par le langage, puisse être néanmoins partagé par chacun. L’œuvre Poème en morse (2019) explore en quelque sorte cela. Placées au sommet d’une montagne, des balises solaires de jardin équipées d’un récepteur s’activent au gré d’un interrupteur piloté à distance, elles transmettent un poème en morse par des allumages successifs, visibles depuis la vallée.
La place de l’observateur est ici aussi importante que celle du créateur car le résultat dépend essentiellement du regard de ce premier. Quand on remarque les balises lumineuses dans le paysage, on croit d’abord voir des pulsars avant de sentir finalement que quelque chose cloche et qu’il y a une présence humaine, une intelligence derrière cela, un message à décoder.
Les poèmes évoquent ce cheminement que constitue essentiellement l’expérience de l’ascension. Le système de codage en morse qui nécessite l’effort de décodage est une façon de transmettre cet effort de l’ascension sans l’évoquer directement, en la reliant à une expérience sensible qui s’organise sur un temps long. L’effort nécessaire au décodage du poème en morse est en un certain sens similaire à l’expérience de l’ascension d’une montagne, arriver au sommet c’est avoir accès au poème.

Entretien réalisé par les étudiant.e.s du Master arts plastiques, parcours médiation, exposition, critique.

 

 

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