Jeanne Brun, Claire Le Restif et Pauline Créteur organisent et présentent au musée Zadkine l’exposition L’Âme primitive. Des œuvres contemporaines nous accompagnent dans un voyage dans le temps, en dialogue avec celles du sculpteur russe Ossip Zadkine. L’ancienne maison de l’artiste est transformée en un émouvant petit musée, empreint du souffle de l’ancien habitant des lieux. De l’autre côté du jardin, son atelier, ouvert à la visite, contient une partie de l’exposition. La scénographie de Cécile Degos est intimiste, à l’image du lieu, et condense les références pour nous faire entrer dans « l’âme primitive » prolongée depuis l’œuvre de Zadkine.
Une évocation de la Russie fantasmée et peut-être perdue de l’enfance de l’artiste ouvre l’exposition et la traverse ; celle des tissus chatoyants, celle de l’or des icônes et des motifs empruntés au folklore slave. Un souffle mystique anime les œuvres ; celui, universel et galopant, de l’imagination d’un enfant qui joue ; celui de la forme qui vise le spirituel, celui qui s’adresse de manière inexplicable à la psyché de l’être humain.
L’idée d’un refuge protecteur se conçoit petit à petit, il clôt l’itinéraire à la manière d’une peau qui enveloppe, d’un abri qui rassure, d’une unité qui ne peut être perdue. Des œuvres modernes et contemporaines s’articulent autour de l’œuvre de l’artiste primitiviste, discutent avec elle et lui font écho. Elles mettent en évidence des aspects de sa pratique, éclairent des idées qui sous-tendent sa réflexion et son propos. Ainsi, le travail de Zadkine se révèle d’une étonnante actualité.
L’artiste a connu une existence tragique, subissant la guerre dans sa propre chair et côtoyant les gueules cassées. Il a traversé les mouvements artistiques de la modernité en poursuivant le sien propre, d’une grande liberté.
Le corps torturé et reconstruit, démembré et réorganisé, désarticulé et recréé, semble être le terrain privilégié de ses explorations plastiques. Les affres de la grande guerre ont indubitablement marqué une époque où le rationalisme ne rassure plus, la machine n’est plus une valeur ni un modèle. On ne croit plus aux progrès de la science et de l’industrie.
Les primitivistes transgressent la dissociation classique et historique entre le corps et l’âme, à travers la peau, transparaît la chair habitée par l’âme. Les artistes primitivistes se tournent vers des formes d’art lointaines, d’époques révolues. Ils explorent les symboles des civilisations sans écriture, importent un langage plastique innovant et introspectif. Les œuvres renvoient aux arts extra européens d’Afrique et d’Asie et à des esthétiques anciennes préhistorique, romaine ou médiévale. L’académisme est rejeté, le mythe, la magie, le rêve et le jeu deviennent des moyens qui permettent d’approcher une certaine vérité du monde en écartant le rationalisme. Les primitivistes laissent le corps s’exprimer librement. Ils s’affranchissent d’une nudité idéalisée et formatée véhiculée par les canons classiques pour en assumer la dimension sexuelle et la puissance de la chair.
L’itinéraire de visite s’ouvre sur une torsion manifeste de la perspective : les œuvres de Valérie Blass redessinent la cartographie du corps, elles multiplient les angles de vues et réarticulent le corps selon les règles d’une création indifférente à l’anatomie. Natalia Gontcharova, quant à elle, apporte le souvenir du travail artisanal, celui des décors de ballets russes. Elle amorce un travail sur le motif qui progresse vers l’abstraction. La nature et le géométrique ne s’opposent plus mais constituent chez elle une forme de continuum.
Les frontières entre le naturel et le fantastique sont abolies par les personnages mi-humains, mi-animaux imaginés par Abraham Poincheval. Son Homme-Lion évoque une fluidité de l’être, nécessairement multiple. À hauteur d’yeux et sur une espèce d’autel, de petites sculptures font office de reliques. Voilà que d’une manière surprenante surgit au coin de l’œil un spectre à l’apparence d’humain-insecte. Un visage renversé disparaît avant que n’apparaîsse, à même le mur, le corps arachnéen de la danseuse de la vidéo Limbe, réalisée par Mathieu Kleyebe Abonnenc. On se demande s’il ne s’agit pas d’une apparition ou d’une hallucination car l’image n’est sujette à aucun dispositif de monstration visible.
Belle et sensuelle, la grande Porteuse d’eau de Zadkine est placée face à une sculpture toute blanche de Morgan Courtois. Elle reprend la texture de l’épiderme et en fait un objet de taille impressionnante qui serpente et se déploie dans l’espace, s’entortille sur lui-même comme habité par une vie propre. La peau, qui cache et couvre la chair pour la protéger, se donne à voir pour elle même. La blancheur de l’œuvre déployant un vocabulaire architectonique du corps crée un effet poétique et haptique.
Dans une deuxième salle, nous découvrons des objets du quotidien détournés à des fins artistiques. Ici, des semelles de chaussures usées deviennent des visages grâce à quelques sillons gravés dans leur matière noire et caoutchouteuse. L’artiste offre une attention extrême à un matériau vil, il en active la force en dormance par un soin particulier, des gestes simples. Il en est de même avec les masques de Laurent Le Deunff composés de noix, de plumes, de bois, de coquillages, de corde et de métal dont l’ensemble est intitulés Totem. Son œuvre se caractérise par une grande liberté dans l’usage qui est fait des formes et des matières.
À travers ses sculpture en terre cuite intitulées Mouvement de danse, Auguste Rodin multiplie les tirages de membres en mouvement et les recombine entre eux. Il découvre ainsi des potentialités expressives du mouvement du corps. Il les fait tendre vers une forme d’abstraction qui en fait apparaître les vibrations énergétiques, de façon similaire au visage féminin dessinée par Marisa Merz. Ce visage aux traits à demi effacés, d’une grande fragilité, devient un objet traversé par une force et une énergie intemporelles. La grande économie de moyens ainsi que la pureté formelle sont des façons d’atteindre une expressivité qui ne relève pas de l’apparence mais du surgissement.
Au fond du couloir qui nous conduit vers le jardin et l’atelier, nous rencontrons les Patate de Laurent Le Deunff, figurines sculptées en bois, joyeuses et chahuteuses appartenant au monde de l’enfance. Placées en vis-à-vis d’œuvres de personnalités majeures de l’histoire de l’art telles que Kandinsky, Chagall, Léger et autres, ces figurines, par leur humour, semblent démystifier et désacraliser ces chefs-d’œuvre.
Une fois dans le jardin, nous déambulons entre des sculptures de Zadkine réalisées en bronze, destinées à l’extérieur, sujettes aux éléments naturels et au passage du temps, tout comme pour les sculptures évanescentes de Rebecca Digne. De l’autre côté du jardin, l’atelier déploie une section de l’exposition qui a pour thème l’abri et le refuge. Les œuvres déclinent des gestes liés à un enveloppement matériel mais aussi rituel, psychique, mémoriel.
Toutes dialoguent avec l’imposant Prométhée sculpté d’un seul bloc dans une grume d’orme. Cette œuvre, parmi les dernières de l’artiste, exhibe un puissant drapé rythmé par les traces vigoureuses des ciseaux du sculpteur, inscrivant l’énergie de son geste dans la matière. Le corps semble ainsi passer d’une représentation statique au mouvement de l’apparition. Le corps est à la fois outil de travail et sujet de la représentation comme c’est le cas de l’œuvre de Gyan Panchal dont la barque et le bleu de travail composent un espace maintenu à l’abri du visible, rappelant peut-être que la vie échappe pour l’essentiel au regard.
Compte rendu de l’exposition L’Âme primitive au musée Zadkine
Rafaa Bacha
Visuels : Vue de l’exposition « L’Âme primitive » photo Raphaël Chipault Musée Zadkine, Paris Musées, courtest Musée Zadkine et Paris Musées
Visuel de tête, Laurent Le Deunff, Patate.