Entretien avec El Mehdi Largo

 

Exorcisme de la nostalgie

Par Giorgia Cavinati.

Entretien réalisé le 28/11/2020.

 

Né en 1992, El Mehdi Largo est un artiste plasticien d’origine marocaine. Diplômé de l’École de Beaux-Arts du Mans en 2015 avec les félicitations du jury, il raconte à travers sa pratique artistique son vécu de fils d’immigrés clandestins. La photographie, la vidéo, l’installation et la céramique lui permettent de documenter son histoire en s’appuyant sur des images et des symboles liés à ses différentes cultures et de faire dialoguer son expérience personnelle avec celle de sa famille ou de ses amis restés au Maroc.

 

Dans ton travail, tu parles souvent de ton père. La vidéo Un père à Turin nous invite à un voyage temporel très évocateur et émouvant, qui rappelle la nécessité de faire mémoire, de garder le lien avec nos racines, et de se raconter. Grâce à des photographies de Turin, que ton père feuillette, on le voit évoquer son passé dans cette ville, et raconter son vécu avant ton arrivée en Italie. Pourrais-tu m’en parler?

Mon père est parti pour l’Italie quand j’avais trois ans. Il s’est installé à Turin et ensuite est revenu me chercher au Maroc trois ans plus tard.  Je nomme la pièce UN père à Turin car c’est une histoire qui peut toucher d’autres personnes : c’est un vécu partagé avec d’autres immigrés qui, comme lui, sont arrivés en Italie et ont vendu des cigarettes de contrebande pour gagner leur vie. Il y avait d’autres hommes qui, comme lui,  étaient pères ou se faisaient tabasser par la police…
J’ai réalisé ce travail lors d’un pèlerinage à Turin, où j’ai pris les photos que tu peux voir dans la vidéo. J’ai décidé d’utiliser un appareil argentique pour jouer avec une idée d’aller/retour temporel, pour jeter un trouble. Dans les photos, on peut ainsi voir une Fiat 500 ou d’autres éléments qui rappellent l’Italie de l’époque, mais aussi un mec en train d’appeler avec un téléphone portable. En regardant ces photos, mon père a réussi à retrouver l’endroit où il cachait les clopes de contrebande.

Un père à Turin, 2013, vidéo de 5:30 minutes, © El Mehdi Largo

La pratique artistique t’a-t-elle permis de travailler sur toi-même et de réfléchir à ce que signifie pour toi le terme d’ identité ?

Oui, c’est sûr. La pièce Ecce Homo en est un exemple. Sa conception est intervenue en 2018, suite à une période de profonde introspection, où j’ai réalisé avoir été victime de racisme. Quand j’avais 7 ans, je suis arrivé avec ma famille à Calvisano, en province de Brescia en Italie, et on y est resté jusqu’à mes 17 ans. Les gens n’étaient pas gentils avec les étrangers et j’étais souvent isolé car mes camarades d’école me rejetaient. Adolescent, j’ai commencé à sortir avec des skinheads, des punks et d’autres ados énervés. C’était le seul milieu qui m’acceptait simplement, sans me rappeler que j’étais étranger. À mes 17 ans, ma famille et moi avons décidé d’aller vivre en France pour retrouver une partie de la famille qui avait émigré avant nous. J’ai pu alors comprendre d’où découlaient mes comportements, mon excentricité, ma nécessité d’avoir toujours quelque chose à prouver, à entrer dans le conflit.

Ecce Homo a été élaborée à ce moment là. Elle est construite à partir d’un buste de mannequin trouvé dans la rue , portant un collier en plaqué-or.  Le titre évoque Ponce Pilate, qui montre Jésus face à la foule en disant Ecce homo: Voici l’homme. Jésus porte sa couronne d’épines comme la momie porte son collier plaqué d’or dont la forme représente son pays natal. Dès que l’on frotte le bijou, la dorure s’évanouit. Rien ne reste. Il en est de même avec la nationalité et l’identité, dont il faut accepter le caractère évolutif, changeant, composite.

Ecce Homo, 2018, 185x45x30 cm, sculpture, en carton, polystyrène, bois, film d’emballage de marchandise, pendentif en plaqué or, 185x45x30 cm, © El Mehdi Largo

Comment s’élabore une identité selon toi ?

Le fait de grandir dans une maison dans laquelle on parle “arabe” tout en parlant italien à l’extérieur rend déjà un peu schizophrène . D’autant plus quand les gens te traitent comme un arabe alors que tu veux à tout prix faire partie de leur culture. Au bled, c’est pareil: les cousins marocains te considèrent comme un étranger, ils t’appellent smegri (immigré). Il est alors difficile de saisir son identité. Je dirais que mon identité résulte de la rencontre entre les trois pays où j’ai vécu. Aujourd’hui, je suis El Mehdi Largo, franco – italo – marocain, ou italo – franco – marocain, ou encore marocco – italo- français.

La momie de Ecce Homo représente la prise de conscience de ce que représente pour moi l’identité. Elle ne symbolise pas la mort, mais la renaissance: Le cœur pesé contre la plume de la vérité, je renais parmi les dieux.

Dans tes œuvres, notamment dans Barok/Baroque, on retrouve souvent des pigeons qui sont, d’après moi, une allégorie de la marge et de l’exclusion. Que représentent ces oiseaux pour toi?

Pour moi, les pigeons sont une allégorie de l’humanité. Techniquement, pigeon et colombe sont identiques. Avant d’être des pigeons, nous sommes tous des colombes blanches, c’est à dire une allégorie du Saint Esprit. Avec le temps, les colombes deviennent grises, comme les pigeons.
Les pigeons me rappellent aussi mes cousins marocains qui, petits, élevaient des pigeons voyageurs. Ils sacralisaient les pigeons, tandis que les gens d’ici les détestent et les trouvent dégueulasses. Tout est relatif.

Les pigeons sont les protagonistes de la pièce Barok/Baroque, que j’ai réalisée pendant deux ans. Il s’agit d’une mangeoire en bois que j’ai construite avec des roulettes pour la transporter. Avant d’être exposée à la galerie Jeune Création, où elle est actuellement, je l’ai déplacée dans la ville. J’avais envie d’interpeller les gens, de créer un dialogue autour de cette pièce. Les côtés de la mangeoire sont réfléchissants : les pigeons peuvent s’y regarder. Le miroir permet la prise de conscience de soi et en même temps génère une distorsion baroque de la réalité. D’où le titre, qui joue sur les mots. Le terme “baroque” désigne le style que l’on connait, mais en arabe “barok” (qui se prononce de la même manière) signifie “bénédiction”. Aussi, si tu vas chez quelqu’un et qu’il t’offre du pain, il va te dire “prends le barok”. Les pigeons viennent ainsi chercher dans la mangeoire le barok / baroc. Mais de quel barok /baroque parle t-on ?
Je parle cinq langues aujourd’hui et cela me permet de comprendre à quel point un mot peut tout autant éclairer que générer des incompréhensions.

Barok/ Baroque, 2018/2019, Sculpture en bois, résine, pvc, peinture, 70x40x150cm, © El Mehdi Largo

Pourrais-tu me parler de la pièce Ayoub?

Ayoub est le prénom d’un cousin qui habite encore au Maroc. Chaque fois que je retourne au bled, il me demande de l’emmener dans ma valise afin de découvrir l’Europe.
La pièce se présente comme une valise équipée de plusieurs fermetures à éclair, qui évoque les étapes de la vie et toutes les fois ou mon cousin me demande de le ramener avec moi, caché dans la valise. J’ai exposé cette pièce en 2019 à la cabane Georgina à Marseille, qui fait face à la mer. Sur la valise j’avais cousu l’œil de Fatima qui, dans l’exposition, regardait la Méditerranée, l’Orient, la Maison. La main de Fatima est censée protéger du mauvais œil. Mais le mauvais œil de qui , de quoi?

Ayoub, 2019, Sculpture en tissu, main de Fatma en plaqué or, 175x65x45 cm, © El Mehdi Largo

Pourrais-tu me parler de la pièce Dada perdue dans le Skype , qui rappelle la nécessité de raconter et de garder une trace de l’histoire familiale?

Dada perdue dans le Skype  prend la forme d’un objet traditionnel qu’on offre à la mariée au Maroc. À l’intérieur, on y met des cadeaux, du henné et du sucre, qui sont associés à la prospérité et au bonheur. Dans l’objet que j’ai conçu, on n’y trouve qu’un iPhone avec, sur l’écran, l’image de ma grand-mère marocaine qui est comme perdue dans un appel Skype. 2700 km  séparent Dada de son mari, parti en France pour travailler dans les usines, et d’une partie de sa famille, qui a émigré en Europe. Ce sont quarante années de séparation, de querelles familiales et de frustrations. À Dada, restée au Maroc, il ne reste que le Skype , seul lien qui la connecte à sa famille.

Dada perdue dans le Skype 2018, Installation, Smartphone, vidéo, métal, plexi glass, tissu, 100x60x60 cm © El Mehdi Largo

Y-a-t’il un projet qui n’aurait pas encore été exposé et que tu voudrais évoquer ici ?

Il y a une pièce qui s’appelle C’est pas du jeu, que j’aime bien, et que je n’ai pas encore montrée.

Elle se compose d’une carte de loto, jouée il y a quelques années, du reçu des numéros, et d’extraits d’articles de journaux concernant la migration, le tout exposé dans un cadre. Dans cette pièce, je répertorie des naufrages en jouant sur une petite énigme. Un article de journal titre Triopoli, 10/07/2012. 5 migrants et 1 survivant.. Sur la grille du loto, je joue 5 numéros : le 10, 7 et le 12. Je joue aussi le 5 et le 1 avec, comme chiffre chance le 3, que je joue toujours car il évoque la Sainte Trinité. Le jour du tirage du loto, seul le numéro 3 – mon chiffre chance – est sorti. Selon les règles du jeu, j’ai donc eu le droit de retenter ma chance.

Cette pièce me permet d’évoquer le sort des migrants en Méditerranée, qui ont plus de « chance » de périr dans la traversée que de rejoindre l’Europe. Mais elle évoque aussi la manière de considérer ces gens, qui ne sont pas que des chiffres qu’on voit passer à la télévision où qu’on lit sur les articles de presse. Elle est comme une petite claque affectueuse qui inviterait le spectateur à réfléchir et à dialoguer.

 

Liens vers le travail de l’artiste:

https://www.elmehdilargo.com/portfolio

http://www.papotart.com/papotpitch/2016/05/03/el-mehdi-largo/

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