Entretien avec César Bardoux

Par Clara Lassudrie-Duchêne

J’ai découvert le travail de César Bardoux, jeune artiste diplômé des Beaux-Arts de Paris, à l’occasion de l’exposition collective Souvenir de l’été manqué, qui a inauguré en septembre 2020 la galerie Chapelle XIV, nouveau lieu dédié à l’art dans le 18ème  arrondissement à Paris.

Ses immenses huiles sur toiles aux formes attractives et ambigües ont attisé mon intérêt. Études presque scientifiques des éléments, ses images confrontent deux temporalités et mélangent des techniques anciennes et novatrices : la peinture à l’huile et la modélisation 3D.

César Bardoux cultive une approche aux airs transhumanistes. Il questionne la représentation de la nature par la machine: une réponse poétique à une société hypermoderne, où l’homme semble dépendant du numérique.

Vues de l’exposition Souvenir de l’été manqué, Chapelle XIV, Photos : © Frédéric Lucano pour La Chapelle XIV.

La plupart de tes œuvres ont un aspect scientifique, comme si elles s’appuyaient sur une étude réelle, méthodique et minutieuse de la matière et des éléments. Pourquoi t’intéresses-tu autant aux éléments ? 

Mon intérêt est né d’une passion pour la géologie présente depuis l’enfance. Petit, lorsqu’on me demandait ce que je voulais faire, je répondais “géologue”. Je trouvais ce métier ésotérique et poétique alors qu’il a une approche scientifique très “terre à terre”.

J’ai commencé à collectionner les pierres et j’en ai fait mes premiers sujets d’études. Les prendre pour modèle était assez rassurant: on a tout le temps, elles ne s’altèrent pas rapidement. Je les posais sur une table, ajustais ma lumière et je les peignais d’après nature ou d’après photo. J’ai voulu les représenter à l’huile sur toile de façon académique. Pour les rendre plus vivantes, j’ai eu l’idée de les plonger dans l’eau. Cet état de matière où il y a une fusion, une connexion entre deux choses, m’a toujours intéressé.

Symbiose, graphite sur papier, 80×45 cm, 2016. Photo : © César Bardoux

Quand tu parles de fusion des éléments, de symbiose dans tes travaux fais-tu aussi références à la série Element ?

J’apparente plutôt cette série à de la glace, de la résine. J’aime entretenir l’ambiguïté que provoque les outils numériques entre matière naturelle, chimique ou artificielle.

Element, graphite sur papier, 30×18 cm, 2019. Photo : © César Bardoux

Element, graphite sur papier, 45×30 cm, 2019. Photo : © César Bardoux

Element, graphite sur papier, 40×30 cm, 2020. Photo : © César Bardoux

À partir de quel moment t’es-tu intéressé à la 3D ?

Il y a quelques années, alors que je peignais dans mon atelier aux Beaux-Arts, quelqu’un m’a dit que mes pierres semblaient artificielles. Je ne savais pas comment le prendre parce que j’avais une démarche plutôt romantique et, au contraire,  je voulais frôler le réalisme, sentir la porosité des pierres. Sans m’en rendre compte, je les avais lissées, floutées. Cette texture du minéral dénaturalisé m’a finalement semblé intéressante et j’ai adopté une nouvelle approche: peindre d’après un écran. J’ai réalisé plus tard, après avoir lu Sauvons le beau: l’esthétique à l’ère numérique du philosophe Byung-Chul Han que le rapport au “lisse”, qu’il définit comme l’esthétique moderne du beau, était générationnel et qu’il faisait sens.

L’utilisation de l’outil numérique ne m’était pas étranger. Je fais partie de la génération Photoshop et m’en servais lors de mes premiers “essais” artistiques en photographie. J’ai toujours trouvé incroyable de pouvoir manipuler et retoucher l’image. Je suis tout de même loin d’être un geek de la 3D, cela génère parfois des accidents et des formes plus anticonformistes, à l’image des artistes de l’art moderne qui ont brisé les chaînes de l’académisme, créant une nouvelle façon de peindre.

L’eau est un sujet qui revient souvent dans tes travaux. Qu’est ce qui te plaît dans cet élément ? 

Tout est parti de la pierre, que j’ai plongée dans l’eau. Tu vois, c’est très simple (rires). Sont alors apparus des reflets et des effets de transparence qui m’ont intéressé.  J’ai ensuite retiré l’élément rocheux pour ne garder que les réflexions de l’eau et la surface.   Petit à petit, avec la 3D, j’ai réussi à recréer ces formes liquides.

L’eau est un élément intangible, abstrait, chacun en a sa propre représentation: une goutte, un lac, tout et n’importe quoi. Je trouvais intéressant d’avoir une approche figurative d’un sujet aussi vaste.

Specimen, huile sur toile, 162×130 cm, 2020. Photo : © César Bardoux

As-tu entendu parler de la théorie de la “mémoire de l’eau” ? A t-elle influencé ton travail ?

Oui, j’ai lu Les messages cachés de l’eau de Masaru Emoto. Ce livre m’a plu mais, l’ayant découvert assez tard, je ne dirais pas qu’il m’a influencé. Pour moi la “mémoire de l’eau” est plus qu’une théorie. L’eau connecte le vivant. Chaque émotion émise peut être réduite à une modulation de fréquence. Les fluides qui nous habitent les absorbent et les traitent.

Ton processus de travail amène, d’après toi, à une image réfléchie à la portée symbolique. Peux-tu m’en dire plus sur cet aspect symbolique ?

La psychanalyse du feu et le travail du philosophe Gaston Bachelard font partie de mes grandes références. Il aborde des questions captivantes qui m’ont fait réfléchir : la symbolique des éléments, les rapports entre la science, les songes et la rêverie.

Peut-être que travailler sur les éléments naturels dans la société actuelle fait son sens. Comment  l’outil informatique interprète-t-il la nature et s’approprie-t-il la matière minérale, liquide ? Comment l’homme retranscrit-il ce que lui a dicté la machine? Il y a ce côté transhumaniste, cette relation d’interdépendance entre ces deux entités qui me plaît.

La notion du temps est importante dans ton travail. Le procédé long et minutieux que tu utilises semble aller à l’encontre du concept urgentiste actuel où notre société favorise l’immédiateté à la réflexion et au long terme. Qu’en penses-tu ?

Prendre son temps sur une toile, je trouve que ça a du sens. Aujourd’hui on ne prend plus le temps, il faut que ça file. Le fait est que je pense l’image avant, ce qui nécessite un travail de recherche et de modélisation extrêmement lent et mûri de plusieurs semaines, ce qui peut être frustrant. Sur le moment, je me répète que ça va être cool à peindre, jusqu’à ce que je puisse enfin commencer ma toile et me lâcher dans la retranscription, qui peut durer entre 15 jours et 1 mois. L’huile met beaucoup de temps à sécher, ce qui permet de revenir dessus et de tout effacer si ça ne va pas. Mais une fois que ça durcit c’est dingue, c’est une très belle technique qui traverse les âges et qui se prête bien au travail de matières translucides.

Tu mélanges en effet des techniques traditionnelles comme la peinture à l’huile ou le graphite avec des techniques de modélisation 3D. Pourrait-on dire que tu “réinventes” la peinture en confrontant deux temporalités ? 

Ce n’est pas juste un travail sur l’image et je pense aujourd’hui que c’est avant tout une quête de chercheur, une nouvelle façon d’essayer de traduire les choses car quand je suis entré à l’atelier de peinture des Beaux-Arts, on m’a dit que tout avait déjà été fait.  J’ai voulu essayer de casser une dynamique qui dominait: peindre d’après nature ou d’après photos des objets que j’avais moi-même trouvés,  plutôt que peindre d’après des photos qui ne m’appartenaient pas. C’est la 3D qui m’a ensuite vraiment permis de m’approprier l’image.

Pourquoi ne pas faire de la peinture numérique ? 

J’aurais pu faire de la modélisation 3D assumée en  imprimant l’image, mais je trouve que la peinture à l’huile, qui fait partie de notre culture, réveille autre chose, à laquelle on est tous plus ou moins réceptifs.

Je crois qu’être sensible à une image numérique est moins évident. C’est une pratique non reconnue que l’on voit comme un amas de pixels froids ne véhiculant que peu d’émotions. C’est ce que l’on disait de la photographie à ses débuts. Je me sers donc de la peinture pour mettre en exergue la technique numérique que je trouve fabuleuse mais qui est encore un peu jeune.

Qui plus est, l’approche simplement codage et informatique ne me stimule pas assez. J’aime aller à l’atelier, utiliser mes mains et sentir l’odeur de la térébenthine, du pigment. Le fait d’étirer de la matière sur une toile c’est une sensation pure que je n’ai pas avec la 3D.

Aussi, mon travail est assez froid et technologique car il est issu d’une image créée d’après un ordinateur. L’associer à une technique plus ancienne, à l’essence organique et non chimique, me semblait intéressant.

Peux-tu m’en dire plus sur cette recherche de sensation dans ton travail ? 

C’est marrant parce que mon travail, qui part d’images, de peintures et de dessins, vient avant tout d’une frustration de ne toucher la matière que par l’intermédiaire d’un outil. Pour établir une connexion avec elle, pour la comprendre, je la fais exister virtuellement en la représentant le plus fidèlement possible.

Travailler avec une technique de modélisation 3D répond à cette quête de sculpteur refoulé. L’approche est assez sculpturale: il y a un côté tactile avec l’objet dans le sens où, lorsque j’appuie sur le volume, il se creuse. Je l’étire, je le constitue. Même si je n’ai pas les mains dans la terre, c’est une pratique assez jouissive.

Cet outil m’a permis aussi à fabriquer des formes translucides qui me fascinent, sans passer par la longue formation de souffleur de verre. Je n’avais pas le temps d’apprendre ce métier à part qui m’aurait pourtant beaucoup plu, et je me suis mis en tête qu’il fallait que je fasse de la peinture. (rires) !

Water Blade, huile sur toile, 162×130 cm, 2019. Photo : © César Bardoux

Combustion 2, huile sur toile, 160×130 cm, 2018. Photo : © César Bardoux

L’étude d’éléments comme l’eau et le feu implique une notion de mouvement. Pratiques-tu la vidéo ou aimerais-tu la pratiquer ? 

J’ai fait quelques petits essais d’animations, mais il y a un côté trop technologique dans l’art vidéo. Même si ma peinture s’en inspire, à tout moment je peux arrêter de peindre d’après la 3D, trouver des cailloux et prendre toujours autant de plaisir à les figurer. Je n’ai pas non plus envie de trop déprendre de la machine pour exprimer mes sujets.

Et même si mes “objets” restent des éléments très statiques, j’espère qu’il y a un petit peu de mouvements dans mes peintures. Que tu ne sois pas obligé de te mettre des gouttes de LSD dans l’œil pour que ça bouge ! (rires)

Il semble que tes dernières œuvres soient essentiellement des peintures à l’huile. Tu ne fais plus de rotring ? Quelle technique préfères-tu utiliser ? 

Je préfère le dessin mais j’ai ce côté un peu masochiste. Je me suis lancé le défi d’essayer de maîtriser la technique de la peinture à l’huile qui est extrêmement riche et moins mécanique. C’est beaucoup plus exigeant et stressant: il faut être plus concentré pour respecter les temps de séchages et être plus rapide à certaines étapes.

En revanche, ce qui me plaît énormément dans le dessin c’est que c’est assez archaïque: tu n’as besoin que d’un bout de charbon pour dessiner n’importe où.  Si notre société s’effondre, je pourrai toujours travailler  et dessiner dans les ruines. À l’inverse, pour peindre tu dois disposer de matériels et d’un espace, c’est plus compliqué.

UFO, encre sur papier, 45×40 cm, 2018. Photo : © César Bardoux

 

Pour finir, y a t-il des projets que tu souhaiterais évoquer ? 

En ce moment je travaille sur les fluides supercritiques – se sont des fluides disposés sous très haute pression et température, ce qui change leur structure atomique – Je m’inspire de cette imagerie dans ma nouvelle série de peinture, un triptyque avec, toujours, un travail de 3D. Le fluide sous pression en devient surnaturel, des irisations apparaissent à l’intérieur et se mettent à bouger dans tous les sens.

La bonne nouvelle est que je viens d’être embauché pour enseigner le dessin aux Beaux-Arts de Paris ! Le cours s’intitule : “Les vies silencieuses : dessiner l’objet”. Je pense qu’avoir une approche de l’enseignement pourrait bien m’amener vers de nouvelles techniques et recherches !

Fluide Supercritique, huile sur toile, 162×130 cm, 2020. Photo : © César Bardoux

Fluide Supercritique, détail 3, huile sur toile, 2020. Photo : © César Bardoux

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