Entretien avec Jisoo Yoo

En toute transparence

Par Rosalie Gillet.

Jisoo Yoo est une jeune artiste franco-coréenne, diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Art Paris-Cergy en 2018. L’année suivante, elle est lauréate du programme Création en Cours et du Fond Régional pour les Talents Émergents (FoRTE). Son atelier se situe aujourd’hui aux Grandes Serres de Pantin.

Sensible à la question des normes et aux limitations sociales, elle développe une réflexion poétique au travers de nombreux médiums. La performance, l’installation, le dessin ou la sculpture lui permettent de remettre en question notre conception des frontières individuelles et collectives.

Ma maison en l’air, performance avec une maison volante, 2019 ©JISOO YOO.

 

Dans Ma maison en l’air et Ma chambre ressemble au mensonge, vos dernières installations-performances, vous investissez l’espace public à l’aide de structures gonflables transparentes. Dans la première, vous vous déplacez dans les rues avec votre maison gonflable, dans la deuxième les passants assistent à la disparition progressive de votre chambre tandis que le ballon se dégonfle. Comme dans l’ensemble de votre travail, vous y abordez des questions personnelles, liées à l’espace intime, au déplacement. Y questionnez-vous aussi votre installation en France? 

Au début, je voulais parler de la difficulté à rechercher un nouveau “chez soi”, mais je suis rapidement venue à questionner cette notion même, puisque l’idée du “chez soi” a été conçue dans les limites de notre perception. Le “chez soi” est partout et nulle part. Je voulais que la chambre et la maison – qui sont pour moi les symboles des limites à l’échelle du quotidien – deviennent instables, qu’elles puissent apparaître et disparaître, comme une illusion.

Dans ces deux performances, vous déplacez un espace intérieur (celui de l’espace intime) à l’extérieur. Ce sont vos premières performances qui ont lieu en dehors d’un lieu dédié. Investir un espace public implique de s’offrir aux regards de passants qui ne vous connaissent pas. Comment envisagez-vous leur regard ? Cherchez-vous à provoquer une réaction particulière chez eux ?

Le déplacement d’un espace intérieur et personnel vers un espace extérieur et public fait sens. Ce que l’on appelle identité personnelle apparaît en effet comme une chose dont on est l’auteur, que l’on façonne. Mais ce qui compose notre identité est en fait hors de nous, au-delà de nous, car l’identité s’inscrit dans une socialité. Les notions de moi ou d’intériorité ne peuvent pas naître sans les notions d’autrui ou d’extériorité. Et les questions d’identité ou de frontière n’existent que dans un contexte social.

Toutes ces notions se complètent, les interprétations qu’elles suscitent aussi. Mais elles peuvent également se menacer mutuellement. Dans Ma chambre ressemble au mensonge, l’espace privé est exposé de manière transparente à l’extérieur: il devient difficile de distinguer l’extérieur de l’intérieur, l’espace privé de l’espace public. L’inconfort, la libération, la curiosité et la suspicion surgissent alors que la frontière entre espace intérieur et l’espace extérieur s’estompe. Cela nous fait remettre en question la notion même de “frontière”.

Je n’attends pas une réaction spécifique. Peu importe que les gens connaissent mon histoire ou pas : même si je pars de mon expérience personnelle, je parle en fait de quelqu’un ou de quelque chose de manière plus générale. A partir du moment où mon histoire est lue dans un contexte social, ce n’est plus seulement ma propre histoire.

Ma maison en l’air, Octobre 2019, Séoul. Performance avec une maison volante. Photo ©Goguma, ©JISOO YOO.

Ma maison en l’air, Mars 2019 ,Parc de la Villette. Performance avec une maison volante. Photo ©Gabriella Benkő, ©JISOO YOO.

Ces performances dans l’espace public se distinguent-elles beaucoup de vos autres performances, notamment celles où vous évoquez aussi des questions liées au symbole de la maison, de la chambre, et qui ont eu lieu dans des endroits donnés et des temporalités particulières? Pour Ma maison en l’air en particulier, on a pu vous voir dans des endroits et des villes différentes, en Corée aussi.

Ces deux performances sont différentes de celles que j’ai faites avant parce qu’elles se déplacent. Je voulais faire des performances qui voyagent librement, comme le vent, entre plusieurs espaces, et à tout moment. Elles ont un sens particulier pour moi : puisqu’elles traversent différents lieux, le contexte et le public changent. Cela résonne avec mon travail, dans lequel les frontières sont toujours instables, notamment la limite entre le quotidien et l’art.

Quand je fais une performance dans un espace d’exposition, les réactions du public sont identiques, attendues, parce que la plupart des personnes présentes ont l’habitude de voir des œuvres d’art. Dans les lieux publics, mes performances rencontrent une grande diversité de regards : beaucoup ne connaissent pas cette pratique, ou ne sont pas familiers des musées ou des galeries. Ces réactions là, je ne peux pas les voir ailleurs.

J’aime vraiment cet aspect : lorsque les choses du quotidien, familières, normées, deviennent des inconnues et que ce que nous tenons pour acquis est présenté différemment, dans un contexte inhabituel. Nous nous posons alors des questions sur notre quotidien, sur nos normes. Je veux brouiller les frontières, détourner les choses familières pour qu’elles revêtent un aspect onirique.

Ex-tension, Cité Internationale des arts – Site de Montmartre, 2019, installation et performance, meubles en tissu. Photo ©Gabriella Benkő ©JISOO YOO

Les fantômes de ma chambre, 2015, performance et installation en textile. ©JISOO YOO.

Comment choisissez-vous les lieux dans lesquels vous performez ? 

En général, je fixe un itinéraire approximatif avant de faire la performance. Je le choisis en fonction d’un paysage ou d’un lieu qui me semble le plus adapté pour l’effectuer, mais je suis aussi beaucoup mon intuition. Je considère les problèmes de sécurité et de commodité, en faisant attention aux éléments qui pourraient interférer avec mes installations et les abîmer.

Cependant, même en décidant d’un itinéraire à l’avance, il n’est pas conservé tel quel. Par exemple, dans la performance Ma maison en l’air, je me déplace avec un énorme ballon. L’itinéraire doit être modifié continuellement, en fonction du nombre de personnes dans la rue, du nombre de voitures, de la force du vent. Mais c’est aussi un aspect que j’aime : le vent, la pluie, les manifestants, les embouteillages…Ces imprévus peuvent être considérés comme des obstacles, mais je pense qu’ils composent ma performance et qu’ils l’enrichissent. Les situations où je dois m’adapter, éviter, me retourner, parfois ramper, reflètent le sens de mon existence et la place de la performance artistique dans la rue.

Vous parlez de réactions inattendues : de quelles sortes de réactions s’agit-il ? Des personnes vous ont-elles déjà interpellée quand vous performiez à l’extérieur ? 

J’ai fait la performance Ma maison en l’air à plusieurs reprises, dans divers lieux. Les réactions que j’ai rencontrées le plus souvent étaient l’émerveillement et la curiosité. Des gens qui boivent leur café chez eux et qui regardent par la fenêtre, des gens qui travaillent dans une usine et qui regardent au même moment à l’extérieur, des gens qui mangent au restaurant et qui accourent aux fenêtres pour regarder avec étonnement, comme s’ils voyaient quelque chose de magique. Dans certains cas, des policiers se sont arrêtés et ont hésité un moment avant de simplement passer leur chemin. Il m’est arrivé de performer près de manifestations ou de spectacles de rue. Les gens pensaient alors que ma performance faisait partie du cortège, ou du spectacle. Il est intéressant de voir les différentes interprétations (religieuses, politiques, poétiques), selon le contexte.

Il y a aussi des gens qui s’inquiètent que je m’envole avec le ballon quand le vent souffle trop, des gens qui veulent m’aider, des gens qui s’inquiètent pour moi parce que je marche pieds nus et qui ramassent les déchets. En général, je ne parle pas pendant la performance. Quand elles prennent lieu dans un musée ou une galerie, personne ne me parle ; mais quand je suis dans la rue, beaucoup de personnes me posent des questions sur ce que je fais. Malheureusement, je ne peux pas leur répondre, ce qui les déçoit beaucoup : alors mon assistante, qui me suit toujours discrètement, leur parle. J’imprime même parfois des documents, avec une photographie de la performance accompagnée d’une explication très brève et l’adresse de mon site web : mon assistante se charge de les donner aux gens qui veulent en savoir plus.

Les réactions des enfants sont également très intéressantes. Certains se demandent comment je peux dormir dans cette maison flottante, d’autres l’interprètent comme un conte de fées. Ces réactions sont imprévues mais font entièrement partie de la performance.

Vous évoquiez la fragilité et la temporalité comme des éléments importants dans l’ensemble de vos œuvres. Vous utilisez souvent la matière plastique transparente, ou bien des matériaux légers, du tissu, ou bien une sorte de matière brillante et légère, comme dans Les fantômes de ma maison. Pouvez-vous nous en parler un petit peu plus ?

Mes premières œuvres ont d’abord été un moyen d’exprimer ma frustration de ne pas réussir à dire certaines choses facilement. Avec le temps, je me suis demandée d’où venait ce sentiment de gêne: qu’est-ce qui m’empêchait de m’exprimer ? J’ai alors commencé à m’intéresser aux barrières dont nous héritons, ou que nous érigeons avec nos idées reçues.

Dans mon travail, le motif de la maison devient le symbole des limites, à petite échelle. Dans une maison, nous apprenons à distinguer les limites, nous nous familiarisons avec elles. Nous y recherchons la stabilité par les frontières, par l’appartenance, la protection et le confort. La maison illustre les contours d’un individu, forgés par son quotidien. A l’échelle d’une habitation, les limites sont celles de la propriété ; à l’échelle d’un pays, les limites territoriales sont formées par les frontières. Mais cette notion peut aussi concerner une idéologie, l’esprit d’un individu – son âme, autrement dit. Dans mes travaux, la maison évoque l’identité individuelle, sociale et spirituelle de chacun.

Vivre selon une certaine norme, un schéma, avec des frontières particulières, est à la fois une réalité et une illusion. Ce sont des choses qui changent, qui s’effondrent et se rétablissent à chaque instant, en fonction de nos besoins, de nos intérêts et de nos relations. À travers mon travail, je voudrais rappeler la fragilité de tout ce que nous croyons et que nous craignons de voir disparaître. Je voudrais aussi remettre en question nos certitudes et penser le monde comme quelque chose qui n’est ni naturel, ni nécessaire, ni fixe. C’est aussi pour cela que je préfère les matériaux malléables, et qui ne conservent pas longtemps la même forme: ils sont plus faciles à déplacer, à transformer et permettent aussi de contenir ces pensées.

Les Fantômes de ma maison, 2018, installation avec objets volants et structure métallique. ©JISOO YOO.

Vos œuvres sur papier (dessins, gravures, peintures) sont-elles animées par cette réflexion sur les normes sociales et sur la manière dont vous envisagez le rapport au public?

La plupart de mes œuvres racontent la même chose, qu’il s’agisse d’une installation, d’une performance ou d’un dessin. Dans mon travail d’installation ou de performance, j’aborde principalement les thèmes de la frontière, de la bordure, du cadre. La maison, les objets du foyer, les meubles, les vêtements se détournent de leur usage pour devenir fantomatiques, oniriques, instables et éphémères. Dans mon travail de peinture et de dessin, on retrouve des motifs de plantes ou des scènes qui semblent paisibles, dans lesquelles je cache de nombreuses images qui nous font douter de ce que nous voyons. On essaye d’imaginer ce qui se cache derrière ce qui est visible.

Quelle place tiennent vos œuvres papiers dans l’ensemble de votre travail ?

Ma pratique du dessin et de la peinture est antérieure à celles de la performance et de l’installation. J’ai commencé à dessiner sérieusement avec ma série Métamorphoses, où je travaille au stylo noir sur des motifs de plantes et d’arbres aux formes étranges. Dans le fourmillement des détails, des visages et des monstres apparaissent, de minuscules personnages fantastiques se révèlent. Ils invitent à une rêverie sur la chute, sur les transformations organiques et cosmiques.

Dans de nombreuses légendes mythologiques, des gens se métamorphosent en plantes ou en fleurs. Je l’ai traduit comme une forme de perte de parole. Comme les plantes, la personne est vivante mais elle ne peut plus s’exprimer.

Métamorphose #3 (Narcissus), 2017, stylo à bille sur papier, 107cmx52cm. ©JISOO YOO

Pour Métamorphoses, je suis partie de l’image d’un tronc d’arbre, dans lequel je me suis amusée à cacher beaucoup d’images. En regardant de plus près, on voit d’abord des visages, qui expriment une angoisse ou qui ont une apparence monstrueuse. Ensuite on peut voir de minuscules personnages qui essayent de se cacher, et qui ne montrent jamais leur visage.

J’ai aussi peint une série figurant des scènes de piscine, dans laquelle un lieu limpide et pacifique se transforme en un espace paradoxal, angoissant, causé par le mouvement incompréhensible de l’eau. J’ai voulu créer une atmosphère psychologique avec les couleurs et des tensions dans les formes : elles évoquent un réalisme finalement discordant, dans lequel des forces inconnues s’opposent. Au centre du bassin, on voit une entité qui émerge et sombre en même temps, révélant une étrange ondulation. C’est dans cette interstice que fusionnent la curiosité et l’angoisse, ce qui nous amène vers un endroit inexploré de notre imagination. L’eau, à la lisière entre une surface tranquille, silencieuse et les remous, devient le symbole de la frontière mouvante entre le monde réel et un état psychologique. L’eau ne dort pas, il faut se méfier des apparences.

Mes dessins et mes peintures restituent ce sentiment d’anormalité, et reflètent mes angoisses profondes, camouflées derrière un décor calme et apaisé. La plupart de mes œuvres se nourrissent de la contradiction entre “dire” et “se taire”, entre le fait d’apparaître et de disparaître. Dans mon travail, l’apparente beauté et la sérénité de façade sont toujours sous-tendues par une réalité absurde, inquiétante.

Sous l’eau #3, 2019, acrylique sur papier, 50cmx60cm. ©JISOO YOO

Votre pratique est donc aussi cathartique ? 

Au début, j’avais une démarche très cathartique, j’exprimais des histoires personnelles. Cette tendance a diminué, même si l’élément cathartique reste présent dans mon travail de dessin et de peinture. En effet, au fil du temps, mon travail d’installation ou de performance est devenu une façon d’aborder mes idées dans une perspective poétique, politique et critique plutôt qu’émotionnelle. Lorsque je dessine ou que je peins une image, mes émotions sont souvent impliquées dans le processus de création, tandis que les installations et les performances contiennent plus d’idées.

Vous parlez du politique : faut-il lire votre travail autour des frontières et des limites sociales selon cet angle-là? 

Pour moi, le “politique” englobe tout ce que nous entendons, tout ce que nous disons dans notre vie quotidienne et la manière dont tout est généralement interprété et accepté dans la société. Je pense que les préoccupations et les questions sur le monde sont importantes. En tant que femme, homosexuelle, migrante, artiste, j’ai été confrontée à beaucoup de frontières religieuses, sociales, politiques et psychologiques, quotidiennement. Je suis très intéressée par les phénomènes par lesquels toutes ces frontières (personnelles, nationales, psychologiques) surgissent, se renforcent, changent, parfois disparaissent selon nos croyances.

Ce qui m’intéresse vraiment, c’est questionner la nature de ces frontières et observer l’évolution de nos perspectives et de nos positions à chaque instant. Cette question peut être observée selon un cadre social, politique, mais aussi psychologique, philosophique, spirituel et poétique. C’est pourquoi je souhaite que mon travail soit interprété selon plusieurs perspectives.

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