Entretien avec Ricardo Martinez

Par Jorge Sanchez.

Ricardo Martinez Ramos est un jeune artiste cubain, lauréat des deux grands prix nationaux des arts plastiques de Cuba: l´Antonia Eiriz et le prix des Centres de Développement de l´Art Contemporain. Il développe une œuvre singulière et expérimentale, dans laquelle il utilise des technologies de pointe pour proposer des découvertes poétiques, souvent en lien avec le son, la mémoire personnelle et les espaces.

Ancien professeur de composition musicale aux Beaux-Arts de la Havane, il commence sa carrière comme plasticien en 2015, participant à de nombreux projets collectifs et bénéficiant de trois expositions en solo. En octobre 2020, il est sélectionné pour participer à la résidence artistique internationale du prestigieux centre Intermondes, situé à La Rochelle, qui offre la possibilité à des artistes internationaux de se faire connaître en France. Cette nouvelle étape de sa vie professionnelle annonce le début d’un travail de recherche esthétique ambitieux, qui le situe dans la tradition d’artistes novateurs et protéiformes tels que Marcel Duchamp ou Hito Steyerl.

Commençons par ton actualité : tu es arrivé depuis peu en France où tu n’as pas encore été exposé. Comment vis-tu cette nouvelle étape de ta carrière artistique?

Je suis en train de découvrir mon nouvel espace d’habitation et, surtout, je me familiarise avec la langue française. Personnellement, le langage et ses nuances locales sont l’une des premières choses qui m’ont frappé en arrivant en France. Une table reste le même objet, mais le nom pour la désigner change.

L´un des aspects qui m’intéresse le plus, c´est la forte proximité que le langage entretient avec la musique et le rythme, en particulier le rythme interne qui surgit à l’heure de prononcer les mots et de s´exprimer. Une phrase comprend une intention et une intonation, de même qu´une mélodie peut avoir un caractère joyeux ou triste. C´est quelque chose que l´on ressent mais qu’on ne comprend pas à priori. C´est l’une des premières relations entre le langage et la musique : nous pouvons parvenir à sentir une communication sans la comprendre. L’intonation, la lenteur, les nuances, tout cela fait partie du langage.

L’un de mes objectifs maintenant est d’apprivoiser le langage afin d’aller le plus loin possible dans ma manière de m’exprimer en tant qu´artiste.

En quoi ta pratique, dans ce nouveau contexte de résidence en France, diffère-t-elle de celle développée à Cuba?

Je pensais justement à cela hier. À Cuba, j’avais beaucoup d’idées mais pas les moyens de les développer. Parfois, trouver un simple tournevis relevait de l’exploit. Alors je devais faire avec les choses disponibles, ce qui limitait ma liberté de développer ma pratique. Ici on a la quasi-liberté de mettre en œuvre n’importe quel projet.

Cela me permet de repenser à tout ce que j´ai fait à Cuba, où j´étais dépendant des limitations définies par le contexte économique et le blocus des États-Unis, des disponibilités des magasins ou du marché noir. Alors qu’ici, en entrant dans un magasin quelconque, les possibilités sont infinies. C´est pour cela que je fais maintenant beaucoup plus attention, pour ne pas me perdre dans toutes ces possibilités. Cet infini de potentialités devient parfois dangereux mais, en même temps, il permet de me découvrir moi-même.

Dans cette résidence à La Rochelle, reprends-tu la ligne que tu suivais à Cuba ou s’agit-il d’un moment de rupture par rapport à ta pratique artistique?

À Cuba j´étais très intéressé par l’espace, qui constituait le cœur de ma recherche esthétique. Mais, depuis un certain temps, le langage constitue un centre d’intérêt de plus en plus fort. Du fait d’habiter maintenant en France, la langue me fait vivre et partager d’une nouvelle façon. Et pour moi, l’art est une forme de sincérité – c’est une idée proposée par Joseph Beuys– qui implique, dans ma pratique, d’amorcer une nouvelle page en intégrant cette question de maîtrise du langage. Je m’inspire des confrontations surgies de ce changement de contexte pour travailler, pour voir ce qui m’entoure. Je crois que c´est ce qui est à l´origine des changements dans ma pratique.

Le plus souvent, tu abordes les relations possibles entre le son et l’espace grâce à la technologie de pointe. C’est notamment le cas dans Tous les espaces du monde (ensõ #11). Comment les abordes-tu dans cette nouvelle résidence?

La technologie a toujours été un outil pour moi, mais pas une fin en soi. Avant, j’utilisais plutôt les low tech, c´est-à-dire, des technologies à mi-chemin entre l’improvisation domestique et les instruments haut de gamme qu’utilise Bill Viola par exemple. Ce ne sont pas exactement des technologies de pointe mais des artistes, tel Haroon Mirza, les utilisent beaucoup, comme les planches Arduino ou les Raspberry Pi, dans le domaine du numérique. Mais, dans la résidence Intermondes, je suis plus intéressé par les langages, en particulier dans la programmation (pure data et python), que j’utilise pour développer mes œuvres.

Dans Nid de bêtes blanches (ensõ #48), une musique se reproduit dans un espace abandonné. Chaque fois que quelqu’un entre, la musique s’arrête et un silence se crée. C’est une installation qui fait naître chez le spectateur la conscience du lieu, par le silence. D’après toi, le son permet-il de construire ou de découvrir les espaces?

Dans Nid de bêtes blanches, la musique complète la pièce, elle a une fonction d´outil. Dans l’œuvre que je suis en train de développer à la Rochelle, Pendant que tombe la pluie, je propose de découvrir un espace caché dans la pluie. Je pars du bruit de la pluie afin de développer un langage en faisant appel au code Morse. Je transforme le rythme de la chute des gouttes dans des logiciels comme pure data ou python et j’obtiens une sorte de montage, un modèle d’écriture.

Pendant que tombe la pluie. Encre sur papier, 29,7 x 42 cm.©Ricardo Martínez

Pour moi, quand la pluie tombe, elle construit une maquette sonore de l´espace. Le bruit varie en fonction de la superficie et du matériau que les gouttes touchent, que ce soit du bois, du métal ou du verre. Cela émet des sons très différents, qui révèlent des particularités de l´espace. C´est une expérience qui m´intéresse beaucoup : découvrir un langage caché, préexistant, que l’on doit ensuite traduire en langage humain. Cette méthode, je l’ai empruntée à la musique, et plus précisément à la musique sérielle où, par exemple, Olivier Messiaen (un compositeur français) utilise le chant des oiseaux pour le transcrire dans le cadre d’ un orchestre. Il s´agit d´une autre tentative de transcription, qui me sert de repère.

Tu utilises le terme ensõ, qui veut dire cercle en japonais, pour nommer et numériser tes œuvres.  On peut y voir un clin d’œil à la culture esthétique du Zen, ou le mettre en lien avec certains postulats de John Cage. Quels sont les auteurs ou sources d’inspirations qui guident ta pratique?

Actuellement, je suis très attiré par le travail de Hito Steyerl et aussi par le cinéma, qui pour moi est un espace de conjoncture entre la musique, l’image et les différentes cultures. On est tous très influencés par le cinéma et c´est la raison pour laquelle Harun Farocki est une référence importante pour moi, particulièrement par sa façon d’utiliser le cinéma. Je fais aussi souvent usage des écrits de Deleuze et Foucault, qui sont très présents, tout comme Gaston Bachelard. Il est toujours là, comme un grand point de repère dans mon travail. Sa Poétique des espaces est pour moi une Bible, c´est mon maître à penser.

Quels sont tes projets après la résidence?

Découvrir la France ! L’art me permet de m’exprimer, mais c’est aussi un moyen de vivre. Je vis en France maintenant et j´aimerais bien découvrir ce pays, ainsi que l´Europe entière.

Concernant mon travail, je m’ intéresse beaucoup au concept même de langage et à sa traduction dans la programmation de logiciels. Je trouve les structures de la langue très similaires à celles de la musique, qui est universelle, et je crois que la programmation a aussi cette potentialité. Je veux voir comment utiliser cela en tant que nouvelle forme d’expression.

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