À chaque jeune artiste son jeune curateur Exposition « TANDEM » : Le Prix Dauphine 2016 met le focus sur la pratique curatoriale

Conçue comme une exposition de projets d’expositions, la troisième édition du prix Dauphine pour l’Art Contemporain a eu lieu dans les locaux de l’Université Paris Dauphine le 21 mars et s’est terminée avec la remise du prix du jury et du public le 24 mars soir. Pour cette édition, le tout jeune prix a lancé un appel à candidatures autour d’un thème très actuel : la synergie collaborative du binôme curateur/artiste. Dans la scène artistique contemporaine, où la figure du curateur devient de plus en plus centrale, il est vrai que son travail pluriforme et souvent discret demeure méconnu du grand public. Pour le visiteur, il en résulte une courageuse campagne d’exploration des différentes formes de collaborations entre l’artiste et celui qui le « cure » — du latin, curare, s’occuper de, tenir à quelqu’un. Sur la base de ce critère et en raison de l’efficacité et de l’originalité des propos curatoriaux par rapport aux démarches plastiques respectives, cinq binômes participants ont été sélectionnés par le jury.

Pour l’équipe du Prix Dauphine, il s’est agit alors de tester la visibilité et l’efficacité du mariage artiste/curateur sur le terrain, sous les yeux d’un mélange hétérogène de passants, connaisseurs et amateurs d’art contemporain. C’est le couple Hélène Soumaré (curatrice)/Gillian Brett (artiste) qui a remporté le prix du jury — composé par l’artiste Moammed Bourouissa, le président de Jeune Création Jeremy Chabaud, la directrice artistique de la FIAC Jennifer Flay, la curatrice Katell Jaffrès et le chargé de l’art contemporain au Louvre Martin Kiefer —, tandis que le public a préféré le binôme Anaïs Bosc Bierne (curatrice)/Largo Mehdi (artiste). Voici donc les trois autres duos curateur/artiste exposés, qu’on a trouvé néanmoins très intéressants : Timothée Viale/Julia Gault, Simon Bruneel-Millon/Lazy Mom et enfin Anaïs Larendu/ Mathieu Merlet-Briand.
Bien que les espaces de l’Université ne soient pas du tout aptes à accueillir une exposition de telle envergure et que les travaux auraient mérité mieux en termes d’éclairage et accrochage, l’expérimentation du Prix a porté ses fruits. Les textes et les cartels très clairs, l’organisation soignée et les projets bien diversifiés, ainsi que la présence de médiateurs dans les salles, ont fait en sorte qu’on a pu facilement plonger dans chaque démarche artistique et saisir chaque propos curatorial. Enfin, pour le public moins familier avec les enjeux du rôle complexe du curateur d’exposition, une vidéo intitulée « Qu’est-ce qu’un curateur ? » propose les témoignages de quatre experts du milieu — Léa Bismuth, Valentine Meyer, Gaël Charbau et Jérôme Glicenstein.

Julia Gault & Timothée Viale. « Attractions ».
Concept central dans le travail de Julia Gault, la verticalité se décline sous plusieurs formes dans ce propos d’exposition curatée par Timothée Viale. On associe volontiers la pratique sculpturale de Julia aux thèmes chers au mouvement Arte Povera, et surtout au mode d’emploi des matériaux simples et des formes naturelles. À travers des installations fragiles et éphémères, ainsi que des vidéos ou des performances, l’artiste explore les différentes implications de la verticalité, voire de la gravité, la condition physique de constante tension à laquelle tous les êtres sont assujettis. Ce projet d’exposition est né au cours des discussions avec Timoûthée Viale, assistante de direction à la Galerie Campoli Presti et vice président de l’association Curate It Yourself, association qui depuis 2015 soutient la jeune création à travers la création d’un réseau de collectionneurs et curateurs.
À mi-chemin entre décor de théâtre et installation sculpturale, un mur d’escalade en intérieur est placé au milieu de la grande halle. Il se configure comme une invitation à nous opposer à la gravite pour le plaisir, lorsque que, sur la planète, la plupart d’entre nous sommes obligés de nous confronter au poids de la vie pour des raisons de survie. Aux pieds de la paroi donc, un écran posé au sol nous montre la vidéo Le porteur (2015, 12 min), où la caméra suit un ouvrier en train de monter lentement des escaliers ensoleillés avec sur ses épaules un sac qui semble assez lourd. Face à cette installation, on trouve une nouvelle pièce éphémère de l’artiste (Jusque là, tout va bien) « bâtie » in situ à partir des briques de construction. À la place du mortier, des dizaines de billes en verre placées entre chaque brique, tiennent la structure en équilibre instable et pourtant immobile. En retenant notre souffle, on fait le tour et on trouve un dernier défi à la matière : le cône géant en papier Couleur du temps (2014) constitué de couches d’affiches de métro tenant debout grâce à leur propre poids.
Malgré la concentration des installations n’ayant pas permis une adéquate déambulation entre les œuvres (qui pourtant profitent bien des hauts plafonds du bâtiment universitaire), le projet d’exposition issue de cette collaboration reste bien articulé et complet. On aimerait le voir se déployer à nouveau, cette fois en investissant une surface moins encombrée visuellement et plus adaptée à l’exposition d’installations de grande taille.

Lazy Mom & Simon Bruneel-Millon. « Picnic ».
Lazy Mom est un duo d’artistes américains (Josie Keefe et Phyllis Ma) qui se cache derrière une identité fictive de personnage banal et anonyme : la mère de famille paresseuse qui s’occupe mal de ses enfants et qui s’ennuie dans sa quotidienneté bourgeoise. À travers la manipulation de la nourriture et de sa matière brute, et la documentation qu’ils en font à travers le médium photographique et vidéographique, Lazy Mom réactualise – et, littéralement, « cuisine » – le thème de la nature morte à l’ère d’Instagram et le rapport à l’image qui relève des réseaux sociaux de partage continu. Le résultat est un pique-nique aux couleurs pop, qui mélange images fixes et en mouvement de croûtons brûlés et de pots de mayonnaise, des bouquets de fleurs et des blocs de gélatine et qui révèle un goût pour le grotesque de la bouffe plastifiée et pour certaines publicités excessives. Le propos d’exposition du commissaire Simon Bruneel-Millon (chargé de médiation culturelle au Palais de Tokyo) est simple et réussi, car il s’aligne sur la spontanéité de la démarche de Lazy Mom : il s’agit de montrer les images encadrées, entassées comme autant de peintures d’amateurs ou de plats divers sur une nappe à carreaux… et le repas est servi. Ensuite on est libre de naviguer entre les interrogations que ce travail suscite autour du sens d’un plat qui n’est là que pour faire image et d’une société qui se nourrie  davantage d’images que d’aliments.

Mathieu Merlet-Briand & Anaïs Larendu. « Non-site ».
Coup de cœur du Chassis, l’installation de Mathieu Merlet-Briand se penche sur la notion de « site » et d’ « archéologie-fiction ». Celui-ci s’intéresse depuis des années au concept de matière dans un environnement digital. Chercheur auprès de l’ENSADLab, il a développé un logiciel qui lui permet de récréer des textures graphiques de matières minérales, reconstituées à partir d’images numériques. Pour le projet du Prix Dauphine, ces motifs ont été imprimés sur la surface extrêmement lisse d’un nombre d’objets de formes géométriques irrégulières et ensuite disposé au sol et contre le mur selon un principe de décalage entre les deux plans. Le point de vue et l’éclairage central et unique permettent de percevoir l’ensemble de cette installation comme un paysage surréaliste au croisement entre fausses ruines pour décor de science-fiction et reconstitution muséale d’un site archéologique. Le renvoi aux dispositifs de présentation muséale demeure évident même dans la conception du cartel, qui nous indique le « matériau » de chaque pièce, c’est-à-dire sa dénomination attribuée par Google aux images source. La convergence entre les questionnements de l’artiste et les propos de son jeune commissaire, Anaïs Larendu, se révèle alors parfaite. En études de Sciences et Techniques de l’Exposition à la Sorbonne, Anaïs s’interroge en effet autour de la ruine comme « lieu propice à la fiction ». En gardant l’accent sur les enjeux et plastiques et théoriques de ce thème actuel, elle a proposé à l’artiste une mise en scène efficace qui montre bien comment les deux visions du commissaire et de l’artiste peuvent se valoriser mutuellement.

Cartel de l’installation NON-SITE , projet d’exposition du binôme Anaïs Larendu/Mathieu Merlet-Briand.

El Largo Mehdi & Anaïs Bosc-Bierne. « Ghorba ».
Le potentiel du rapport professionnel et humain entre l’artiste et le curateur s’exprime au maximum dans l’échange entre l’artiste marocain El Largo Mehdi et la commissaire Anaïs Bosc-Bierne (Nouvelle Calédonie) : tous les deux diplômés des Beaux-arts du Mans et étrangers sur le territoire français. Leur collaboration a donné lieu à une exposition très diversifiée en termes de médium (vidéo, photographie, installation, céramique, broderie) et très dense par rapport à ses thèmes de grande actualité : immigration, intégration, identité. Malgré que l’espace investi par ce travail ne soit pas bien défini et qu’on ait l’impression de devoir repérer les travaux de El Largo afin de reconstruire l’ensemble de son discours, on y trouve facilement le fil rouge grâce à l’extrême cohérence de l’ensemble et à l’humeur cynique qui caractérise l’artiste. Une série de trois vidéos prises en direct capture les moments de quotidienneté d’une famille d’immigrés, celle de l’artiste, qui accomplit des gestes simples – tels que préparer la voiture pour un voyage au Maroc –, mais qui se revêtent d’une atmosphère quasi-religieuse. Plus loin, accrochés au mur comme des trophées, on trouve une série de gilets de sauvetage brodés aux motifs typiques de tapis nord-africains (intitulée, comme par hasard elle aussi, Jusque là, tout va bien) ainsi qu’un nombre de gagnants au jeu du loto (C’est pas du jeu), soigneusement encadrés et qui montrent en effet le nombre de naufrages en Méditerranée. Face à tout ça, un énorme coquillage-bénitier rempli d’eau nous renvoie encore une fois à l’énorme charge émotionnelle et culturelle que la mer Méditerranée représente pour ceux qui connaissent les risques de sa traversée. Le projet met le doigt sur une histoire qu’on connaît bien, mais qu’on ne regarde jamais à travers les yeux de ses protagonistes. La finesse avec laquelle ce binôme artiste/curateur a réussi à faire passer un contenu si fort et difficile d’accès a bien mérité le Prix du Public pour cette édition 2016.

El Largo Mehdi, Jusque là tout va bien, 2015, quatre brassières de sauvetages brodées.

El Largo Mehdi, C’est pas du jeu, 2015, Cartes de loto, chiffres de naufrages en Méditerranée.

Gillian Brett & Hélène Soumaré. « Quousque tandem? ».

Prix du jury de cette année, le duo Gillian Brett & Hélène Soumaré nous présente un projet mûr et articulé, par lequel l’univers fantasmé et rétrofuturiste créé par l’artiste a pu prendre vie dans un couloir sombre des locaux de l’université. Gillian extrait des machines de notre réalité contemporaine pour reformuler un monde autre, coloré, mais désert, où les hommes ont disparu et dans lequel les machines vivent à leur place. Des objets difficilement reconnaissables et des appareils détournés s’hybrident avec des éléments dignes d’une fête foraine, comme les ampoules colorées qui viennent s’installer sur un outil agricole/appareil de musculation (Moissonneuse-foireuse), ou comme une série des pierres “aliènes” recouvertes de PVC, plumes et confettis (Rochers Galactico-forains).

Gillian Brett, vue du projet d’exposition, Prix Dauphine 2016.

Je-suis-plus-Interstellar-que-Marcel-Duchamp est une chaise de bureau enveloppée et enfermée par des panneaux-miroir, dispositif de projection individuelle inaccessible, qui nous montre le paradoxe de la multiplication des écrans, avec la possibilité de regarder notre propre image sans distinction entre le « je » et « l’autre ». Cette pièce fait écho à la composition d’écrans LCD défectueux, machines animées inanimées, qui d’ailleurs est un thème assez récurrent dans la pratique de l’artiste. On retrouvera avec plaisir un réagencement ce travail à partir du mois de juin, dans l’exposition dédiée aux lauréats du Prix, histoire de tester le rapport artiste/curateur à l’œuvre dans un nouveau contexte.

Les projets d’exposition des deux couples qui ont remporté les prix bénéficieront d’une situation géographique privilégiée et de la mise à disposition des espaces de la Galerie du Crous de Rue des Beaux-Arts à Paris (11, rue des Beaux-arts, 160 m2 d’exposition sur deux étages), à partir du 9 juin 2016.

Gillian Brett, Rochers Galactico-forains, 2015, glitter, confettis, PVC, miroirs, plumes, résine, vernis.

Gillian Brett , Sans-titre, 2015-2016, écrans LCD.

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