De l’image du souvenir à la forme du mythe, entretien avec Alicia Zaton

Entretien réalisé par Léa Renaud, dans le cadre du 61ème Salon de Montrouge.

Alicia Zaton est diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris/Cergy. À partir d’images d’archives et de souvenirs personnels, son travail se présente comme une expérimentation de matériaux qui donne lieu à différentes formes : sculptures, photographies, vidéos, installations, performances ou encore éditions. Par une approche autobiographique, Alicia Zaton interroge le rapport de la forme au souvenir, à l’enfance, la famille, la mémoire et au récit.

Votre travail est riche par la multiplicité des matériaux que vous utilisez : comment choisissez-vous ces matériaux ? D’où proviennent les images des formes que vous réalisez ?

Quand je suis entrée à l’école des Beaux-arts de Cergy, j’ai commencé par faire de la peinture et du dessin. Il ressortait de ces dessins des images presque trop narratives par rapport à mon histoire personnelle. C’est à l’école de La Cambre à Bruxelles que je me suis ouverte à la sculpture, lors d’un échange avec l’École. J’ai commencé à faire de la sculpture brute, sans image, avec des objets de la maison : des portes, des placards, des verres, des baignoires. Quand je suis revenue à Cergy, j’ai commencé à faire des éditions avec des photos de souvenirs. J’ai osé remettre des images au mur, faire des posters. C’est lorsque j’ai ressorti ces images sérigraphiées en poster que j’ai été amenée à mélanger les matériaux. Comme dans le travail que j’ai pu faire à Cergy avec ZA (« caché derrière ») où j’ai caché des images derrière du bois brûlé. Les matières sont des rencontres qui participent à une recherche : il s’agit de trouver une densité narrative, une forme dans laquelle on puisse se projeter. La diversité des matériaux me renvoie souvent à l’enfance, au modelage par exemple. Ce n’est pas forcément une volonté d’en avoir beaucoup, cela se construit comme une histoire.

ZA « derrière » 2015 – installation en bois brulé à dimension du mur de la Progress Gallery, posters d’archives personnelles collé au mur derrière les lattes de bois – 590 × 370 cm

Alicia Zaton, ZA « derrière » 2015 – installation en bois brulé à dimension du mur de la Progress Gallery, posters d’archives personnelles collés au mur derrière les lattes de bois – 590 × 370 cm

Après votre diplôme vous avez effectué un échange en Belgique à l’école de La Cambre, comment cela a-t-il complété votre formation à Cergy ? Est-ce à ce moment que vous avez appris la sculpture ?

Cet échange a créé une rupture. Je suis arrivée en Belgique après mon diplôme de troisième année. J’ai commencé à faire de la sculpture alors que je ne faisais que du dessin et de la photo. En Belgique, les disciplines sont assez cloisonnées, il y a des sections de dessin, peinture, sculpture. Je ne me voyais pas m’enfermer dans du dessin, car je savais que l’enseignement y était plutôt classique. Je suis entrée dans une classe de sculpture assez dynamique. L’enseignement était tourné vers la sculpture contemporaine. J’ai eu beaucoup d’affinités formelles avec les autres étudiants, car ils étaient aussi dans un travail narratif, parfois conceptuel par rapport à la matière. Nous n’avions pas vraiment d’enseignement sur la technique, mais ils avaient une autre approche de la manière de faire de l’art. En cela, la dynamique de Bruxelles m’a beaucoup apporté dans mon travail.  

Vous avez travaillé avec Michel François, en quoi cette rencontre a-t-elle été déterminante pour la suite ? 

J’ai fait un stage dans son atelier en tant qu’assistante. Je n’ai pas tellement parlé de mes projets avec lui. En revanche, j’ai appris beaucoup de rigueur de travail au niveau du travail des matériaux, notamment du plâtre. C’est aussi là bas que j’ai commencé à faire du bois brûlé. J’ai appris des techniques que j’ai pu réutiliser par la suite. Je pense que c’est en cela que j’ai été influencée. Une fois qu’on connaît un matériau, on peut se l’approprier et en dégager quelque chose. Ce que j’ai beaucoup appris, en travaillant avec Michel François, c’est le cheminement de la création. Je voyais le moment où il commençait à avoir des idées d’exposition. J’ai vu l’installation des œuvres sur place. Et tout le parcours entre l’idée et la réalisation. Mais aussi comment il a géré tout cela du point de vue de ses émotions. C’est quelqu’un de très généreux, il partage beaucoup donc c’était une bonne expérience.

 Votre travail porte une dimension narrative, cherchez-vous à raconter des histoires, parfois votre histoire ? 

C’est quelque chose qui est un peu en tension dans mon travail, car mon histoire c’est ma matière première et aussi parce que j’ai eu un besoin de sincérité dans ce que je montre. Mais je n’ai pas envie de raconter cette histoire de manière brute. J’ai envie que le regardeur puisse se projeter dedans sans y voir mon histoire, qui ne le concerne finalement pas. J’ai des images fortes et j’ai envie qu’elles soient présentes dans mon travail, mais ce n’est pas une nécessité qu’elles soient comprises. Je préférerais qu’elles soient réinterprétées. C’est aussi pour cette raison que je suis sortie du dessin et que je suis allée vers d’autres formes, comme la sculpture. Avec la sculpture, on peut tourner autour de la matière. Par exemple, dans ma prochaine installation je m’inspire d’architectures. Il y a des éléments qui évoquent l’intérieur d’une maison comme le carrelage et cela se mélange avec mes images personnelles. Mais j’espère que par ces évocations de matière et d’intérieur(s), l’autre peut se projeter.

 

Quels liens entretenez-vous avec la Pologne ? Y allez-vous souvent ? Est-ce une source d’inspiration pour vous ?

Mes deux parents sont Polonais. Ils sont issus de l’immigration, se sont des réfugiés politiques. Je suis née en France, mais le polonais est ma première langue. J’ai reçu une éducation polonaise en France. J’ai toujours eu une double identité. En France je me sens polonaise et en Pologne je me sens étrangère. À un moment donné de ma vie, j’ai eu besoin de chercher dans cette histoire, c’est là que j’ai été influencée. J’y vais tous les ans, toute ma famille est là-bas. Mes souvenirs d’enfance, de vacances sont tous là bas. Je reçois des bribes et j’essaie de comprendre cette histoire : l’histoire de mes parents, à travers eux mon histoire, mais une histoire que je n’ai pas vécue.

 

Les titres de vos œuvres sont en polonais, pourquoi ce choix ? Quelle importance cela a-t-il pour vous ?

C’est lié aux origines du travail, mais il y a aussi un désir d’impossibilité de compréhension. Quand je les montre ici et que le titre est en polonais, au premier abord c’est un mot brut, c’est incompréhensible. Même si j’ai envie que se soit compréhensible par tout le monde, j’aime ce côté hermétique au départ. Je choisis souvent des mots qui sont forts pour moi et évocateurs. Je parle polonais, mais je ne parle pas très bien, il y a souvent des mots que je réinterprète. Le mot que je choisis n’a pas vraiment le même sens en polonais. C’est moi qui mets une image dessus.

 

Vous utilisez des archives personnelles, des photos de famille, quel sens cela a-t-il pour vous ? Comment choisissez-vous ces images ? À partir de quel moment avez-vous inséré des éléments autobiographiques dans votre pratique ?

Dès le départ, il y a eu des éléments autobiographiques, mais à l’école de La Cambre il y avait une option livre que j’ai choisie. C’est là que j’ai commencé le travail d’édition. J’ai voulu faire une base d’archive de toutes les photos de famille. C’était très long, mais cela m’a replongé dans une narration. Chaque fois que je voyais un fragment d’histoire, je voulais reconstruire cette histoire. J’ai commencé à faire ces petites éditions où je mettais des photos en page. Souvent je les confrontais, les inversais, les coupais ou les retournais. Par la suite, j’ai eu envie de les sortir de l’objet livre et de pouvoir les manipuler à grande échelle en les confrontant dans la réalité. En ce qui concerne le choix, souvent je prête attention à la gestuelle, aux mains, et aux regards qu’il y a dans l’image. Je me suis beaucoup intéressée à la photo de famille qui est présente dans d’autres pièces de mon travail. Se sont souvent des photos soit posées, soit prises au dépourvu, avec des regards qui circulent.

 

Qu’est-ce qui motive chez vous l’idée de travailler sur le thème de l’enfance ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce thème ?

Je ne sais pas si c’est un thème, mais le rapport que l’on a au souvenir d’enfance est particulier. C’est quelque chose que l’on cherche à entretenir. Parce-que maintenant, en tant qu’adulte, on n’a plus ce rapport « intuitif » aux choses. Il y a quelque chose d’animal dans l’enfance. Quand on est enfant, on va vers des matières qui nous plaisent, on fait des bêtises dont on n’est pas complètement conscient. On expérimente. Dans mon travail il y a beaucoup d’expérimentations liées à la matière. J’aime bien me replonger dans des situations d’enfance où je prenais des casseroles, de la terre, de l’herbe et où je faisais un repas étrange, fictif.

 

Vous déclarez : « Ma biographie commence avant ma naissance », votre travail comportant une dimension autobiographique est-il aussi parfois la traduction de cette histoire qui débute avant votre naissance ?

J’ai écrit ça au début de cette recherche identitaire liée à mes origines polonaises. Je me suis rendu compte à quel point cela faisait partie de moi. Je me suis demandé pourquoi cela faisait autant partie de moi alors que je ne l’avais pas vécu et que cela ne faisait pas vraiment partie de mon histoire. Mais il y a un héritage, une construction dans la reconstruction. Comme dans Plot « Clôture » qui évoque mon grand-père. Dans mon prochain travail, il y a aussi l’ombre d’une pièce, et l’idée de la destruction de celle-ci avec le bois brûlé. Il y a donc une dimension de déconstruction de la matière. Ça traduit le fait que j’ai envie de me réapproprier certaines choses.

 

Votre travail oscille entre la notion d’enfance qui renvoie à la mémoire et la notion d’absence qui renvoie à la mort, mais qui interroge aussi la mémoire, de quel côté vous positionnez-vous ?

Je pense que je me positionne des deux côtés, il y a à la fois cette envie de retourner vers l’enfance par la matière, par les formes, mais aussi il y a quelque chose de l’ordre de la relique. Car on ne rendra jamais les choses vivantes. Il y a quelque chose d’inerte, comme dans ma sculpture Kosk, en français « Os ». Il y a une volonté de construire quelque chose de vivant à partir de matière. Par exemple dans « Mère », la vierge est retournée vers le mur, c’est quelque chose d’assez violent, mais en même temps elle apparaît comme spectrale. C’est une image religieuse, une image du sacré que j’ai souvent vu dans des intérieurs. C’était presque devenu un membre familier, quelque chose de très intime. Je ne suis pas chrétienne, mais j’ai un rapport très doux à la religion.

 

Il y a quelque chose d’assez sombre dans votre travail qui évoque la mort, par exemple dans la Baigneuse et la colère, je pense notamment aux performances intitulées Ferme ta gueule (littéralement : enferme toi) et Dégage (littéralement : tombe). Y a-t-il une dimension tragique, voire dramatique, aux histoires que vous racontez dans vos pièces ? 

C’est vrai qu’il y a une dimension tragique parce que je pense que les images fortes des souvenirs ce sont aussi des images de traumatismes. Il y a un lien dramatique oui, mais je n’ai pas forcément cette volonté d’être dramatique dans mon travail. Je peux aussi en sortir et être plus douce. C’est vrai que j’ai aussi besoin de faire des choses de manière brute, mais c’est une forme d’honnêteté, car j’ai envie de montrer ce qu’il y a de plus intense. Il y a une dimension de vécu dans ce que je fais. Je pense qu’il y a deux parts : la violence du souvenir et comment il peut remonter très fort à la surface, et la douceur des affects familiaux. Il y a un peu des deux, quelque chose de très sombre et à la fois beaucoup d’amour.

Alicia Zaton, ZAMKNIJ SIE, « Ferme ta gueule (litéralement : enferme–toi) » Bruxelles, 2012 – porte, trois charnières, angle de 180°

Alicia Zaton, SPADAJ « dégage (littéralement : tombe) » Bruxelles 2012 – traces d’une performance, photographie numérique

Vous parlez de « mythologie familiale » et de « déconstruction », qu’est-ce que vous souhaitez détruire de cette mythologie ? Comment cela se matérialise-t-il dans la forme ?

Avant de déconstruire, il faut découvrir comme dans le travail de mémoire que j’ai fait pour ma cinquième année. J’avais décidé de faire un roman fragmenté à partir de plusieurs personnes de ma famille ou même des personnes inventées. Il s’agissait de partir à la recherche d’histoires qui me construisent depuis des années : des souvenirs de discussions écoutées aux portes, d’indices que tu réinterprètes. Donc je me suis permise dans ce mémoire d’inventer une nouvelle histoire par rapport à mes spéculations d’enfant. Du coup j’ai commencé à construire une mythologie familiale et aussi culturelle. Quand je dis que je déconstruis, cela veut dire que je ne pourrais jamais la posséder totalement. J’ai une sorte de vision très personnelle de cette culture et de l’histoire en général, car je n’ai que des fragments. Je fragmente et ensuite je recompose avec une histoire qui m’est propre.

 

Quand on est adulte, on n’a pas la même vision des choses que lorsqu’on est enfant, on a en quelque sorte un filtre. Cette déconstruction est-elle une réinterprétation de votre vision d’enfant ?

En fait je pense que ces filtres sont ce qu’il y a de plus vrai. C’est l’interprétation émotionnelle des choses que l’on a. Du coup je n’essaie pas de supprimer les filtres de la réalité, mais d’être au plus proche d’eux, de l’expérimentation et de l’intuition enfantine.

 

Votre travail reprend des images ou bien des mises en scène qui peuvent évoquer une forme sacrée, je pense particulièrement à J’ai célébré ou encore Mère : est-ce que pour vous ces œuvres comportent une dimension spirituelle, mystique qui donneraient à voir des formes de rituels ? 

Le moment du rituel est important, comme dans En famille, où je fais brûler un matelas avec d’autres membres de ma famille. Il s’agissait d’un rituel réinventé, un mixte entre rituel de campagne et rituel amoureux, adolescent, comme quand on peut brûler des lettres. Le matelas est assez symbolique. Ça m’intéresse de recréer à partir d’images religieuses et sacrées de nouvelles images qui sont ambiguës et qui renvoient aussi parfois à l’enfance et à l’adolescence. L’installation « J’ai célébré » est la pièce la plus vieille que je montre dans mon book. Il s’agissait de sacraliser un drame dans un geste et je trouve ça bien qu’elle soit encore dans mon portfolio, car c’est comme une base de mon travail. Rendre un souvenir dans la matière c’est en quelque sorte le figer. Il y a cette dimension reliquaire dans le fait d’essayer de catalyser un souvenir dans un objet.

Alicia Zaton, J’ai Célébré, France, Février 2008 – installation devant la porte de mon appartement condamné après le passage des huissier ; jouets, photos, souvenirs, bougies, peinture.

Alicia Zaton, MATKA « mère » 2014 – Moulage en plâtre, fixé au mur à hauteur d’homme – 47 × 27 cm

Dans J’ai célébré, les huissiers sont-ils vraiment passés ? Est-ce une histoire vraie ? L’image et la légende laissent un doute, par rapport au titre. La photo a quelque chose d’une mise en scène enfantine. Il y a quelque chose de l’ordre du mythe.

C’est vrai que j’ai envie de garder ce doute. Ça me permet de raconter une histoire comme j’ai envie de l’entendre, c’est doux et violent à la fois. C’était comme un choc. J’allais célébrer mon départ de cet appartement en cassant tout. J’ai eu envie de me défouler, de me permettre tout ça. Quand je suis arrivée, tout était fermé. J’ai eu cette impossibilité de faire mes adieux à ce lieu, du coup j’ai opéré ce geste devant la porte, mais de manière beaucoup plus douce. C’est une évocation forte que je n’ai pas envie d’approfondir et c’est pour ça que je n’ai pas envie d’y apposer un texte et de rentrer dans un discours qui relèverait du pathos.

 

Qu’est-ce qui a motivé votre implication dans l’édition ? Ce travail est-il à mettre en lien avec la dimension narrative de votre travail ?

J’ai eu un rapport au livre très jeune, car mon père a toujours travaillé dans ce domaine. Très tôt, j’ai donc été confrontée aux histoires et aux images. J’ai toujours pris beaucoup de plaisir à regarder les images. Enfant, je m’y projetais beaucoup et je pouvais spéculer sur celles-ci, car une image ne dit pas tout. C’est à l’occasion d’un cours que l’objet livre m’a permis de me positionner dans mon travail d’archive. Cela m’a donné la possibilité de reconstruire des histoires. C’était plus intime comme rapport. Une seule personne regarde à la fois, on peut l’offrir plus facilement et on peut aussi le partager.

 

Quels types de publications faites-vous : est-ce que vous publiez des livres sur votre travail ? Des livres d’artiste ?

J’ai fait une petite série au format fanzine (A5). D’abord quelques pages avec des images et ensuite une plus grande édition avec un livre écrit où les textes sont entrecoupés d’images. C’est rare qu’on les voie en entier. Ensuite, j’ai fait mon portfolio qui est un peu entre un portfolio classique et quelque chose de plus intuitif que je me permets de faire dans mes éditions.

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