BURN(OUT) à L’Amour

L’Amour, espace de création et de rencontres artistiques autogéré, accueillait du 3 au 10 décembre le Collectif pour BURN(OUT), sa première exposition. Cette douzaine de jeunes artistes,  pour la plupart issus des Beaux-Arts et de formations en arts plastiques et en cinéma, se rassemblent autour de l’énergie impliquée par l’idée même de collectif et souhaitent affirmer la force des initiatives portées au travers de projets communs. Déjà réunis cette année pour une projection de courts-métrages à l’occasion des Rencontres de Castelfranc, ils expérimentent ici ensemble pour la première fois le format de l’exposition.

Les poutres métalliques de l’ancien hangar industriel de L’Amour suggèrent d’emblée un cadre pour les œuvres qui apparaissent au regard dans leur ensemble, dès l’entrée dans le lieu d’exposition. Ce sont des formes et des matériaux hétéroclites qui peuplent cet espace singulier, le remplissent en en faisant percevoir les aspérités et les contours : les œuvres tapissent le sol, sont projetées aux murs, se cachent dans des recoins, des pièces voisines, ou encore se suspendent à même les chaînes massives de la fabrique d’origine. C’est sensible à ce rapport de cohérence organique entre les œuvres entre elles et le lieu qui les abrite que l’on déambule dans l’exposition, et que d’un relief à un autre, on découvre les travaux du Collectif.

4,33m² de silence, environ, Tim Defives, BURN(OUT), © Sarah Si Ahmed.

4,33m² de silence, environ, Tim Defives, BURN(OUT), © Sarah Si Ahmed.

Chacune des œuvres présentées propose un contexte particulier, et fonctionne selon une logique interne qui se découvre en prenant le temps d’observer et de comprendre. 4,33m² de silence, environ, se donne à voir sous la forme d’un carré divisé en quatre sections d’une superficie égale, recouverte de crayon graphite. Le texte affiché au mur permet de retracer l’histoire de cette forme visible ; elle est issue d’une performance, consistant pour quatre participants ayant reçu pour consigne de couvrir de graphite la section qui leur est assignée, d’exécuter leur tâche dans un silence complet, selon une gestion du temps qui répond à des règles précises, évoquant une sorte de rituel. En effet, l’action doit être effectuée en collectif, l’effort comme les pauses prises (d’une durée de 4,33 secondes environ) doivent être partagés. Cette expérience revêt un caractère méditatif, que le visiteur peut retracer par la pensée, en observant les traces du crayon sur le papier, et la façon dont chaque participant a choisi de remplir la tâche qui lui était donnée. Malgré le cadre, physique et symbolique, dans lequel ils se trouvent durant l’expérience, des dynamiques humaines et émotionnelles se créent, et permettent à la subjectivité de s’exprimer durant l’événement.

Toutefois, s’il y a contemplation, la posture est loin d’être sereine ; au contraire, face à chaque œuvre, il s’agit de se laisser éprouver par les torsions et les dissonances de chaque dispositif. On le ressent notamment dans la grande sculpture de Pauline Bessières, qui domine la pièce : une structure sphérique faite de bois et de métal est suspendue en l’air comme une planète, et se confronte avec une projection d’arbres se balançant au gré du vent, dans une forme circulaire, comme un reflet de la sculpture suspendue. La légèreté dialogue avec la densité ; c’est un jeu de forces déjà présent dans le récit même qui a mené à l’élaboration de l’œuvre – un conte chinois racontant l’histoire d’un seau d’eau qui, renversé, ne permet plus d’y contempler le reflet du ciel ; « Plus d’eau, plus de lune » dit l’histoire. La dimension de la perte et des forces qui s’agitent pour rester en équilibre (les tiges de métal qui se contorsionnent de façon presque théâtrale, dramatique, cet imposant volume suspendu, le vent dans les arbres…) est bien présente, et ajoute une tension à ce qui pourrait n’être qu’une simple contemplation.

"Sur le mont Sohun, tous les soirs la nonne DaÖ allait puiser de l'eau et dans le puits, la chaine chantait. Dans le seau mal raccomodé tous les soirs, la lune attendait. DaÖ la nonne regardait la lune. Un soir, l'anse céda et le seau en heurtant les dalles se brisa. Plus de seau, plus d'eau. Plus d'eau, plus de lune" Pauline Bessières, Exposition BURN(OUT), © Sarah Si Ahmed.

« Sur le mont Sohun, tous les soirs la nonne DaÖ allait puiser de l’eau et dans le puits, la chaîne chantait. Dans le seau mal raccommodé tous les soirs, la lune attendait. DaÖ la nonne regardait la lune. Un soir, l’anse céda et le seau en heurtant les dalles se brisa. Plus de seau, plus d’eau. Plus d’eau, plus de lune » Pauline Bessières, Exposition BURN(OUT), © Sarah Si Ahmed.

Contemplation du/dans le mouvement, méditation mouvementée ; cette sensibilité à ce qui est instable et fuit semble se retrouver, suggérée, dans plusieurs des œuvres présentées. Au fil de l’exposition se dégage une poiesis, dans le sens d’une création active de sens, à partir de l’absurde, du chaos du monde.

L’évocation des singes de la sagesse, mis en scène dans l’installation de Margot Pietri, invite à cette posture méditative, parmi d’autres « sculptures d’humeurs » se référant au savoir et au non-savoir, à l’apprentissage, à l’écriture, et composant une narration fragmentée dans laquelle il appartient au visiteur de tisser les liens. Ces objets surréalistes donnent l’impression d’amorcer un élan de fuite, de vouloir s’échapper, si bien que le spectateur, cherchant le sens, se perd au sein de cet archipel instable. La sculpture d’Alice Nikolaeva fonctionne elle aussi autour de l’instabilité, du déséquilibre : un rocher longiligne en équilibre précaire sur deux tasseaux de bois, présente cette discrète inscription tracée à la bombe sous son épais volume : « Still not sure ». La forme et le texte installent l’idée de l’incertitude, du doute – et le vacillement du doute n’est-il pas le mouvement nécessaire à toute pensée nouvelle ? Cette idée semble trouver un écho dans la maxime inscrite au mur par Jihee Han : « La distance entre l’émotion et la réalité ne détruit pas le monde. » La phrase est balayée par la projection d’images de vent dans les arbres, rappelant encore une fois au mouvement, à la relativité de nos interprétations et de nos perceptions du réel, mais aussi au potentiel de création de sens dont nous disposons face au monde, qui quoi que nous disions ou sentions, ne s’en trouvera pas altéré.

Le travail autour du corps proposé par Donatienne Berthereau et Cham Lavant vient poursuivre la réflexion en la recentrant sur l’individu, dans sa chair : un bac fait de résine et de plâtre, évoquant une baignoire, un sarcophage, ou bien une enveloppe charnelle, un tissu cutané, présente des traces d’un liquide rouge sang qui semble s’épancher en direction du mur, où une séquence vidéo est projetée, en même temps qu’un second film est diffusé sur une petite télévision posée au sol. Il est question du corps qui s’expose, s’éprouve, s’écoule, enseveli par les flots ou par le décor, par ce monde fait de vide qui nous entoure et nous submerge de vécu. Le corps ne peut rien de plus que de produire un effort pour être là, et s’éprouver au contact du monde ; on assiste à une déconstruction du corps, à sa capitulation face à l’absurde et à la mort – à travers l’expérience d’un travail sur soi-même, un cheminement vers une sorte d’ascèse.

De l'image des morts, Donatienne Berthereau et Cham Lavant, Exposition BURN(OUT), © Sarah Si Ahmed.

De l’image des morts, Donatienne Berthereau et Cham Lavant, Exposition BURN(OUT), © L’Amour.

Ce qui rassemble ces travaux est qu’ils proposent des jeux de sens à recomposer, des « paysages fragmentés » à considérer dans les tensions temporelles dans lesquelles ils sont pris. Si l’idée d’une certaine sensibilité au chaos et à l’absurde se laisse entrevoir, peut-être est-ce cela qui brûle « à l’intérieur », pour s’exprimer « à l’extérieur » au travers de ces formes multiples. Un burning out donc, comme une volonté de « sortir » quelque chose du néant par l’impulsion d’une énergie créative et collective, une réaction aussi, une négation de l’inertie, une volonté d’agitations, de mouvements ; voilà le motif qui se détache dans la démarche du jeune collectif, dont on attend la suite des agissements avec intérêt.

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