Aux frontières de différents langues artistiques : Matthieu Raffard

Matthieu Raffard (né en 1981, vit et travaille à Paris) se consacre aux questions de l’Histoire et du deuil du monde dans lequel nous sommes nés, en entrecroisant des séquences d’images photographiques, de dessins, et de sculptures. Il a commencé sa démarche artistique par la photographie à partir de laquelle il a réfléchi et travaillé sur différents médiums pour représenter sa pensée et développer ses structures cognitives. Ainsi, afin de comprendre son travail, il est indispensable d’analyser le langage photographique de ses débuts. Au départ, en 2008 et 2009, il faisait des photographies documentaires sur le corps humain, le corps dans l’espace, les manières d’exister dans le monde, principalement en Ukraine et à New York. Bien qu’il s’agisse simplement de photographies documentaires, quelques-unes de ces photos montrent des images que nous pouvons lier à d’autres séries : des photos qui représentent la fin d’un monde. Dans ces photographies, on ressent une certaine nostalgie de choses qui disparaissent, thème crucial de son travail.

     L.P.D.S, acronyme de Le Pont Des Suicidés est une série de photographies documentaires qu’il a réalisée en 2013. Plongées dans le noir, des silhouettes se distinguent dans un faisceau de lumière. Cette série semble avoir été réalisée dans un studio avec une lumière travaillée. En réalité, Raffard les a prises sous le Pont des suicidés des buttes Chaumont, lors d’un 15 août, moment où nombre de Parisiens sont partis en vacances, à l’exception de la population des travailleurs qui restent à Paris. Précisément, ces photos ont été prises exactement lorsque le soleil se couche, créant un faisceau de lumière très fort et fin qui passe au travers du pont. Ce qui est intéressant dans cette série, c’est le fait que nous ne pouvons pas trouver les regards des modèles, mais seulement leurs silhouettes. C’est une volonté de Mathieu Raffard que de refuser de montrer le regard. Cette démarche autour de l’effacement et la disparition de l’objet apparaissent dans plusieurs autres de ses projets artistiques. Par exemple, dans la série Le Voile de Sainte Véronique (2015) dans laquelle douze disques de ponçage ont été utilisés pour effacer le visage du Christ.

Après son travail de photographies documentaires, des objets, et plus encore la perspective, ont commencé à disparaître de sa photographie. Par cette transformation, on pourrait analyser ses questionnements sur le regard, la manière de voir, le rôle de la photographie. Depuis la série Archipels, il a commencé à prendre des photographies qu’il a archivées comme une banque de données, comme une collection d’images sur des lieux, des paysages, des surfaces de la Terre. Cette série représente une sorte de trace, une manière de mises en perspective d’un monde qui apparaît. Par la suite, dans Ekphrasis un érotisme du fragment (2013) et Euclide (2012 – 2013), on s’aperçoit que son regard s’est déplacé dans son atelier. « Et puis à moment donné, ce qui m’a intéressé, c’est que la photographie pouvait être une forme de peinture ». Il a remarqué que des traces, des marques, des taches sur la surface des paysages ou des arrière-plans qu’il a vus et photographiés avec son appareil se sont transformées en dessin, en peinture et en installation dans son atelier. Ainsi dans sa série Égrégores (2014-2015) inspirée par un voyage en Islande, ses pratiques dissolvant les frontières habituellement strictes entre le médium photographie et le médium peinture, se développe par l’ajout d’un texte sur une énergie abstraite et spirituelle, presque chamanique. Effectivement la photographie dans cette série n’a pas pour fonction de focaliser sur la représentation d’un objet ou d’une perspective, mais plutôt elle devient une forme de la matière représentée et de la réalité qui l’entoure.

Avec son interrogation sur le médium, une idée sur le deuil, une sorte de nostalgie de l’histoire, sur des choses qui sont en train de disparaître, se prolonge dans plusieurs séries comme Pliage (2013), Les mondes anciens (2015), et un projet, Pandémonium, monument funéraire symbolisant le deuil et les ruines des civilisations disparues, qui va être réalisé pour Jeune création en 2016. Pliage, des vêtements collectés dans la rue, ensuite pliés, agencés et photographiés dans son atelier, peut être interprétée comme un deuil sur l’histoire de l’existence, un deuil de la vie quotidienne, et un deuil pour l’humanité. Depuis ses premières photographies documentaires et jusqu’à Pandémonium, sa pensée sur le deuil et la nostalgie sur le monde disparu, ou qui va disparaître, continue à évoluer au travers de médiums de plus en plus nombreux.

Soyoung Hyun

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