Et si les objets avaient une conscience ? Entretien avec Arthur Fléchard

Entretien réalisé par Pauline Paillard dans le cadre de 66e édition du salon Jeune Création (du 17 au 24 janvier 2016).

En lisant ton CV, j’ai découvert que tu avais un parcours plutôt atypique. Tu es notamment passé par un lycée agricole, comment en es-tu venu à t’intéresser à la création artistique ?

Jusqu’à mes vingt ans, j’étais plutôt perdu, je suis passé par plusieurs lycées. C’était difficile, j’étais braqué contre l’école et je n’avais pas envie de passer mon Bac. J’ai des amis qui étaient en école d’art, mais je ne m’y intéressais pas particulièrement. Par contre depuis tout jeune je suis un grand cinéphile. Quand je suis arrivé aux Beaux-Arts d’Angers, mon dossier n’était pas vraiment bon, mais je connaissais tous les films de Jean Rouch ! Au début, c’est donc plus grâce à cette culture que j’ai réussi à intégrer les Beaux-Arts. Mes professeurs étaient plus emballés par mon discours que par mes créations qui n’étaient pas bonnes.

On retrouve régulièrement la présence de machines ou objets mécaniques dans tes œuvres, comment ce goût t’est venu ?

Pour les Beaux-Arts d’Angers, j’ai rédigé un mémoire sur le post-humanisme, sur les objets de notre quotidien qui peuvent introduire le courant de pensée post-humanisme et transhumanisme. Depuis l’adolescence, je suis un grand amateur de science-fiction. Je me suis énormément nourri de ces films où les machines prennent le pouvoir, et font défaut aux humains. Il y en a qui m’a particulièrement marqué, Maximum Overdrive de Stephen King. Pendant une année, j’ai regardé que des films de ce genre-là, mais concentré sur la période des années 1970 et 1980, les premiers du genre. J’ai eu envie d’utiliser cette culture pour en faire quelque chose.

Mon mémoire est devenu une sorte de fiction autour de 6 films de série B de science-fiction. Dans chacun des scénarios, il y a une machine en particulier. Elle est utilisée à des fins de propagande pour essayer de mettre en avant une doctrine. À partir de ces scénarios, j’ai réécrit une histoire différente en mettant les objets au centre. Une sorte de prélude au post-humanisme.

Un robot aspirateur consulte un thérapeute, 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tu fais partie des artistes sélectionnés pour la nouvelle édition de Jeune Création. Tu vas présenter ta dernière œuvre intitulée Psychanalyse d’un aspirateur robot, peux-tu nous en parler ?

Oui, c’est un nouveau projet sur lequel je travaille depuis longtemps. J’ai organisé une vraie psychanalyse avec un médecin à Paris, et je l’ai filmée.

Ça fait un moment que je crée des choses autour de l’idée de conscience des objets mécaniques. J’ai par exemple reprogrammé les paramètres d’un aspirateur robot chez moi pour pouvoir lui faire faire différentes choses : tourner, chanter… À l’époque je voulais plutôt faire quelque chose à partir des forums d’adolescents, en essayant de reprogrammer mon aspirateur par rapport à ce qu’ils se disaient. Je voulais lui donner une forme de conscience. Après je suis parti sur autre chose, j’ai complètement revu ce que je pensais en partant du postulat que l’objet mécanique avait déjà une conscience. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à la mécanologie. Bachelard a pensé la psychanalyse des éléments, moi j’ai lu Jacques Lafitte et Gilbert Simondon qui ont trouvé intéressant de faire la psychanalyse des objets techniques.

Pour en revenir à mon projet, j’ai envoyé des demandes à l’Institut de Psychanalyse de Paris. J’ai mis en avant la nécessité de créer un pôle psychanalytique pour les aspirateurs robots, en partant du principe que c’était un objet qui n’avait pas été du tout considéré. Le lave-linge par exemple, dans les années 1960, a été vu comme un élément important de l’épanouissement de la famille, et plus largement de la société occidentale. L’aspirateur, lui, est complètement passé à la trappe. C’est un livre de Françoise Dolto qui a ensuite orienté mon projet, L’image inconsciente du corps. Elle évoque le fait que ton passé, même s’il t’est inconnu, a une influence importante sur toi. Je me suis dit que cette idée pouvait être applicable à l’aspirateur robot. Avec l’intelligence artificielle qui évolue en lui, même si elle est minime, il a la capacité de remettre en question son histoire passée, et de la remettre en jeu. Il y a eu plusieurs faits divers que l’on peut mettre en perspective avec l’idée de conscience de l’objet technique. Dans l’un, l’aspirateur s’est immolé. Dans l’autre, il a aspiré les cheveux de sa propriétaire. Et dans le dernier, un chalet a brûlé parce que l’aspirateur a été laissé seul pendant deux semaines ! C’est à partir de ces trois faits divers que j’ai eu envie de créer une psychanalyse avec des aspirateurs robots.

Tu as donc contacté l’Institut Psychanalytique de Paris et d’autres médecins, comment ont-ils réagi en recevant ta demande ? Ils ont compris ta démarche ?

L’Institut m’a envoyé un mail très poli pour me dire que ça ne serait pas possible ! Ça n’a pas fonctionné non plus avec les autres psychanalystes que j’ai contactés de façon plus aléatoire. Pendant six mois, j’ai eu beaucoup de réponses, mais toujours négatives. En persévérant, j’ai finalement trouvé une psychanalyste à Nantes qui a accepté. Elle travaille dans les hôpitaux publics. Nous avons d’abord organisé une rencontre à Paris, puis nous avons tourné la scène dans un cabinet factice. Au départ, un autre psychanalyste parisien avait accepté de me prêter son cabinet, mais nous avons eu un emploi du temps trop juste pour nous organiser. On a donc improvisé un faux cabinet dans un atelier.

Tu as monté un décor ?

Oui, assez simple. Un canapé, une fausse bibliothèque avec des livres…

Comment est-ce que tu as dirigé cela ? Y a-t-il un jeu d’acteur ?

Mon but c’était vraiment de faire une psychanalyse de l’objet technique sans que celui-ci ait d’autres propriétés que celles qui lui sont propres. Du coup il ne parle pas et il n’y a aucune interactivité. C’est sur les qualités d’improvisation de la psychanalyste que repose mon travail. Je lui ai demandé d’imaginer qu’elles pourraient êtres les pathologies possibles pour les aspirateurs robots dont elle connaissait les faits divers.

La psychanalyse improvise donc vraiment tout ? Tu n’as rien écrit toi-même ?

Je n’ai rien écrit. Je lui ai envoyé des fiches en amont avec toutes mes recherches et mon travail préparatoire. Au début, pour l’aider, j’ai fait les réponses de l’aspirateur, mais je ne voulais pas interagir à la place de l’outil, je voulais que ça soit naturel. Pendant les 45 minutes suivantes, cela s’est fait naturellement, jusqu’au bout.

Le résultat de ton travail ce sont ces 45 minutes-là ?

Il y aura en tout trois vidéos. Celle de la psychanalyse, et deux vidéos annexes des espaces où ont eu lieu les faits divers : une cuisine reconstituée avec un logiciel de 3D et un salon également reconstitué. En plus, il y a une voix off qui explique comment s’est passé le fait divers. Ces deux vidéos permettent de remettre l’œuvre dans un contexte pour que le spectateur comprenne mieux.

C’est toi qui as choisi de définir les faits divers en ces termes précis, quasi scientifiques : « homicide », « immolation » ?

 Ça a été écrit dans des articles de journaux, mais pas exactement en ces termes. Ce sont plutôt dans les gros titres que les journalistes ont choisi d’employer des termes décalés. Ça m’a amusé et j’ai pensé que ça pouvait devenir la base de mon projet de psychanalyse d’un aspirateur robot. Les articles parlent aussi des problèmes techniques, comme l’auto-combustion ou un souci sur le chauffage de l’aspirateur…

Est-ce que dans cette œuvre, ou dans les autres que tu réalises aussi avec des objets techniques, on peut voir une critique de l’omniprésence de l’objet électronique dans notre quotidien ? 

Critique non, ce serait même plus un manifeste ! Ça ne m’intéresse pas de me positionner pour ou contre les machines, ce qui m’intéresse c’est leur omniprésence dans la société, qui amène à repenser nos relations à ces machines et leur relation à nous.

 

 

Quelle est la place de l’écriture dans ton travail ? Par exemple, dans la vidéo que tu as appelée La sémantique du mouvement, la voix off dit un texte. Est-ce que c’est toi qui l’as écrit ?

Oui, j’ai simplement repris une ligne d’un texte sur Malevitch : « Point d’aplat coloré, même si les couleurs sont pures, point de plan constructif même si les contours sont nets. »

À quel moment vient l’écriture dans tes projets ? Tu vois quelque chose et tu as envie de l’écrire ou tu appliques un texte déjà écrit à une image ?

C’est assez instinctif. Il y a des périodes où j’écris beaucoup, je fais des petits pamphlets surtout pour m’amuser. Dans le cas de La sémantique du mouvement, j’ai découvert le robot tondeuse de mes voisins un matin. De ma fenêtre j’observais les lignes et les courbes qu’il traçait, ça m’a fait penser à Malevitch. L’idée m’a amusée et j’ai écrit le texte rapidement. J’ai fait la bande-son et j’ai été filmer chez mes voisins.

Ici pour le coup, tu ne peux pas nier le côté critique de ton travail ? L’aspect monocorde de la voix de synthèse va clairement dans le sens de la critique du discours plaqué de l’art contemporain.

Ah oui, là je revendique complètement la satire ! Il y a toujours cet effet guindé dans les textes sur l’art qui est assez pénible. Mais je n’ai pas besoin de le dire, tout le monde le sait, il n’y a rien d’innovant.

Pour étayer ton rapport à l’écriture, peux-tu nous parler de ce poème singulier que tu as écrit ?

 Oui, c’est une œuvre plutôt décalée de ma pratique artistique habituelle. En 2014, j’étais aux Beaux-arts de Paris et je faisais très souvent la route Paris-Normandie pour rentrer chez moi, j’en avais marre. J’ai écrit ce texte en transposant le Grand Paris de Napoléon, qui s’étendait plus vers la Normandie, à celui d’aujourd’hui. D’ailleurs quand on prend l’A13 le vendredi soir, on peut avoir l’impression de rentrer dans une banlieue parisienne, des villes comme Deauville, Houlgate ou Cabourg sont peuplées de parisiens, beaucoup plus que de locaux !

J’ai écrit ce texte rapidement, et il prend la forme d’une bande de texte continue, on pourrait penser à Kerouac, Sur la route.

 Pour l’anecdote, le sculpteur George Saulterre m’a contacté cet été pour me dire qu’il était d’accord sur ma vision de l’art autoroutier ! On a pas mal communiqué par la suite, c’était vraiment intéressant.

Tu as également un corpus d’œuvres autres que la vidéo et l’écriture, il s’agit plutôt d’objets assemblés. Est-ce qu’on peut parler de sculpture ou d’installation ?

À l’origine ce sont des ensembles, les pièces ne fonctionnent pas toutes seules. D’ailleurs dans les titres je parle tout le temps d’assemblage. Par exemple, la plante Ikea appartient à une installation que j’ai faite pour le diplôme des Beaux-arts de Paris. J’ai reconstitué un bureau Open Space. Toutes les dix minutes, il y a une voix qui parle et qui décompte le temps de réflexion des jurys : « il vous reste 10 minutes… 5 minutes… ». Elle interagit directement sur les écrans des ordinateurs.

J’ai voulu travailler sur la surveillance latente entre les employés. L’idée de l’Open Space est très paradoxale, on libère l’espace pour plus d’échanges et de communication et finalement la liberté devient très surveillée. Je trouvais ça intéressant de mettre cela en rapport avec la notion de diplôme. Tu es jugé sur une sur œuvre sur laquelle tu travailles depuis un moment, et tu as 40 minutes pour la présenter, comme pour convaincre. Ce n’est pas très représentatif.

Le KATZENMUSIK pourrait plus être apparenté à un ensemble sculptural, mais je ne l’ai jamais présenté. Je le vois mal seul et en même temps la seule fois où je l’ai montré il était seul et autonome.

 

Anthropologie du quotidien                                                                                                                        Assemblage – Dracaena Marginata, Glace, 90x50cm, 2014                                                                              © Arthur Fléchard

 

KATZENMUSIK – Système cryogénique pour animal de compagnie    © Arthur Fléchard                             Congélateur, led, aquarium, mini écran lcd, Grille d’aération, plexiglas, dimension variable, 2013           

 

Tu as de nouveaux projets en préparation ou en perspective ?

J’ai plein de projets en perspective, surtout des vidéos. En ce moment, je travaille sur un site internet, The clinic surgery. C’est une salle d’attente fictive où les personnages présents ne sont pas détourés sur Photoshop, ils viennent justement pour cela. Ils attendent et quittent chacun leur tour la salle, cela leur laisse le temps de dialoguer et d’interagir entre eux. Ce sera une vidéo qui durera 24h. Pour ce projet, je collabore avec Johann Van Aerden, mon cousin, qui a également fait les Beaux-Arts de Paris, il est plus tourné vers le Net Art. Lui s’occupe du site internet, et moi je construis la scène et l’écriture des dialogues.

J’ai aussi le projet de réaliser un film érotique, à la façon de ceux réalisés dans les années 1970. J’aimerais bien remettre cette esthétique au goût du jour.

Avec un ami, on aimerait également réaliser un film à partir de la colline verdoyante du fond d’écran Windows. Ce serait un remake du documentaire de Werner Herzog sur l’ascension de l’Everest. On irait à San Francisco avec du matériel pour filmer. L’idée c’est surtout de faire quelque chose de décalé, de plutôt drôle.

Dans un autre temps, j’aimerais aussi réaliser un road movie, entièrement avec l’effet « extraterrestre » du logiciel Photo Booth sur Mac. Au départ je voulais réaliser un film de science-fiction avec un lycée, il n’y a pas besoin de budget et pourtant cela semblait compliqué. Je pense que je vais partir sur une idée plus simple et créer une histoire pour utiliser cette caméra.

Àl’origine je voulais faire des films, j’adore écrire des histoires. Mais pour que ça marche, il faut plus de budget et pour l’instant je n’en ai pas. Faire des petites vidéos me permet d’avoir une première visibilité. Si ça marche, je pourrais peut-être récupérer du budget pour des films plus conséquent.

 

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