Entretien Lucie Picandet

Lauréate du Prix de la Fondation Emerige 2015, Lucie Picandet (née en 1982) vit et travaille à Paris.

Diplômée de l’école des Beaux Arts de Paris, en 2007, elle obtient ensuite un Master II de philosophie et poursuit, en contrat doctoral, ses études universitaires, en Esthétique du cinéma. Un parcours varié, représentatif d’une personnalité intelligente et curieuse. Nous avons pris un moment pour converser autour de ses terrains de recherche, son travail et ses aspirations.

Entretien par Queenie Tassell

Est-ce que vous pouvez rappeler ce que vous avez présenté à Emerige ?
J’ai présenté deux ensembles. Le premier composé de deux broderies suspendues Explications 1 et 2. Elles représentent des chevelures, ce que j’appelle une « matière — pensée ». Cela vient se greffer à tout un travail de broderies précédent, où le fil est vraiment l’expression de la pensée étirée à son maximum jusqu’à ce qu’elle devienne quelque chose de très fin, très long, très continu et qu’il puisse s’insinuer partout dans le labyrinthe du cerveau.
Le second est le cabinet de dessins en lien avec le projet Celui que je suis, il regroupe un ensemble de travaux dessinés, de sculptures, de petits objets et de cahiers écrits, dessinés ou brodés dans lesquels je décris tout ce qui a trait à cette fiction.

Justement, ce cabinet est une sélection de pièces de ce projet. Comment ces choix ont-ils été opérés ?
Une photographie est l’élément central, c’était donc évident qu’elle soit présentée. Ensuite, il y a un coffret qui contient des éléments de la photo, je les considère comme des outils qui permettent « d’ouvrir la photo », pour moi ils sont aussi essentiels.
C’est en voyant l’espace qui m’était dévolu pour l’exposition que j’ai déterminé les dessins que j’avais envie de faire. J’ai donc fait cinq dessins : une mise en image de la découverte de la photo, puis les deux machines d’écritures les plus importantes issues de ma fiction, ainsi que deux mises en image d’épisodes de la fiction. Et enfin, j’ai sélectionné des cahiers qui correspondaient à ces objets-là.

Ce cabinet a-t-il déjà été présenté différemment ?
Non, c’est la première fois qu’il existe d’ailleurs. Mais dans une exposition antérieure, chez Antoine Broccado, un antiquaire*, j’avais exposé le coffret ainsi qu’un grand dessin qui reprend un épisode ainsi que des cahiers brodés.

Les pièces présentées à Emerige, fonctionnent-elles seules ? Est-ce valable pour d’autres pièces ?
Oui, tout est séparable dans le projet. Après, plus c’est séparé, moins c’est compréhensible.
Selon moi, la broderie est quelque chose de minutieux, créant un rapport presque intime avec le brodeur. 
Oui, c’est valable aussi pour le dessin d’ailleurs.

Dans quelle mesure pourriez-vous dire que le changement d’échelle décale ce rapport ?
Il est vrai qu’avec la broderie s’installe un état particulier parce qu’il y a toujours une partie de ce que l’on fait qu’on ne voit pas. J’ai fait aussi de grandes broderies pour lesquelles je me place très très loin de la toile, à deux mètres, et ça en devient presque une performance. D’ailleurs, j’aimerais bien faire une performance de broderie, j’ai déjà essayé de me filmer, mais c’est trop dur, je n’ai pas assez de place ici.

Vous ne travaillez pas dans un d’atelier ?
Non je travaille chez moi la plupart du temps. C’est pour ça que je suis très contente d’avoir eu le prix, parce que je vais enfin pouvoir avoir un atelier, au moins pendant quelques mois. C’est super.

Le geste est important donc dans la broderie…
Quand je brode, j’écoute beaucoup de philosophie. Comme j’effectue des gestes précis lorsque je choisis un point où passer l’aiguille, cela me permet de me concentrer sur ce que j’entends.
Il y a un autre phénomène qui est lié au geste, que je trouve étrange. Quand je me remets sur une broderie après de grandes plages sans y toucher, les quinze premiers jours c’est horrible parce que mes mains ont perdu les gestes. Au fur et à mesure, mes mains réapprennent, mon corps reprend ses marques.

Vous avez déjà évoqué, lors d’une précédente conversation, l’importance de la pensée de Deleuze pour vous. Pouvez-vous m’en dire plus ?
Ce que j’aime chez Deleuze c’est que c’est un artiste, un inventeur de concepts. Il a toujours considéré que les concepts étaient des choses qui se créaient. Il travaille sa pensée comme une matière et il a une manière très humaine de raconter des choses. C’est pour cela que je suis très attachée à ses cours enregistrés, il réussit à faire comprendre des choses très compliquées en les faisant passer par les sensations, et même par les sentiments. Pour moi c’est un philosophe très nietzschéen à ce niveau-là.

Donc votre constellation c’est Nietzsche, Deleuze…
Nietzsche, Deleuze, Foucault et un autre je ne sais pas si je peux trop le dire parce qu’il est assez controversé : c’est Peter Sloterdijk. Il fait de la morphologie, il parle de tout ce qui est bulle, sphère. Il décrit ce qu’est un inter-espace, l’intersubjectivité, ou par exemple ce qu’il se passe avant qu’on naisse. Il y a un chapitre incroyable sur ce qu’est un placenta pour l’enfant qui n’est pas encore né. Il en dit que c’est l’accompagnateur originel. Son travail est très lié à la psychologie, à la philo et à l’anthropologie.

Comment expliqueriez-vous ce qu’est la philosophie à quelqu’un qui ne comprend rien, comme moi par exemple ?
En philosophie, on a jamais de réponse au sens strict du terme. Avec la philosophie, on cherche des moyens de penser des questions. On dit que la philosophie c’est une science humaine, mais c’est un art en fait. Finalement, c’est la beauté qui compte, ce n’est pas de répondre à une question.
Il y a une attitude que j’ai remarquée. Chez certaines personnes, parler de philosophie c’est montrer son savoir et rentrer dans un débat d’opinions. On n’est plus dans une ouverture, il n’y a pas un questionnement naïf, et du coup, c’est comme si c’était interdit de penser.

Est-ce que ça vous accompagne dans votre travail plastique ?
On peut dire ça oui. Ça sous-tend tout mon projet puisque j’ai des écrits purement philosophiques, notamment un essai sur lequel je m’appuie pour ouvrir de plus en plus les portes de cette fiction. En effet, ça m’accompagne et ça me fait une base et puis ça permet aussi de rationaliser des choses que je ne comprends pas et vis-à-vis desquels je me questionne sans cesse.

Pensez-vous qu’aujourd’hui on ne peut plus se définir par une seule activité, un seul domaine de recherche ?
Ah oui, mon activité c’est juste penser. Disons que c’est une activité qui n’est pas reconnue comme telle puisque si rien n’est produit, ça ne se voit pas ! Mais oui, ça peut prendre n’importe quelle forme.

Vous considérez-vous comme une personne qui pense ou comme une personne qui crée ?
Pour moi c’est la même chose. Mais tout le monde n’est pas d’accord malheureusement.
J’ai l’impression qu’aujourd’hui, il y a une perte de confiance liée à un passé hyper chargé. On est complètement envahis par ce qu’il s’est passé avant, et du coup, dès qu’il y a quelque chose de nouveau ça devient un truc extrêmement dangereux. Et si on laisse tomber ces valeurs-là, c’est comme si on était asocial, comme si on créait une révolte pas supportable.

Quels sont vos projets suite à Emerige ?
Tout d’abord, une exposition collective de dessins, en avril 2016 à la galerie Vallois, les commissaires sont Barbara Soyez et Sophie Toulouse qui s’occupent d’un magazine de dessins qui s’appelle The Drawer. Cette exposition aura lieu pendant Drawing Now (le salon de dessin contemporain).
J’ai également enregistré un poème pour l’émission Les carnets de la Création du 14 décembre à Radio France.

 

*Galerie ALB Antiquités, Paris 7eme

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