Entretien avec Britt Sprogis

Britt Sprogis participe bientôt à l’exposition internationale d’art contemporain Jeune Création qui se tiendra à la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin. De passage à Paris le 24 décembre, elle posait ses valises le temps d’un entretien.

Dans votre travail, l’espace est votre point de départ, votre point de repère, comment choisissez-vous l’espace dans lequel vous allez travailler ?

Cette question a un peu évolué pour moi. Je l’ai affirmée c’est vrai, mais ce n’est peut-être pas aussi direct que cela. La question de l’espace intervient à un moment, mais n’est pas toujours le point de départ, qui peut être plutôt une sensation, un élément perceptif, de l’ordre du vécu. Je ne pense pas toujours en terme de volume, mais plutôt d’impressions, ou de volonté de travailler avec un matériau.

Modules étranges est le titre d’une exposition dans la galerie 180 à Rouen, dans laquelle vous étiez invitée à intervenir in situ. Pouvez-vous nous raconter comment s’est déroulée cette intervention ?

Le propos de l’exposition était d’inviter trois jeunes artistes qui travaillaient in situ. Même si ce n’est pas toujours comme cela que je fonctionne, j’ai observé l’architecture de la galerie et il m’a semblé que cet espace n’était pas du tout évident. Il s’agit d’une vieille bâtisse normande avec des colombages, rien n’est droit, la vitrine permet de tout voir de l’extérieur sans faire la démarche d’entrer, cela me gênait. Je souhaitais réaliser une pièce qui parlerait des sensations, sonores ou même olfactives, émises par les ventilateurs. Je souhaitais travailler la notion de marche, de passage et celle d’impression sonore. Pour parler du son, j’ai fait quelque chose qui provoquerait son absence, qui l’absorberait. L’espace de la galerie est très large, mais peu profond, plutôt que d’effacer cet aspect, j’ai décidé de le conserver et le montrer davantage. Pour créer ce couloir, j’ai utilisé deux types d’isolant thermiques et phoniques : l’un plutôt naturel en poudre, floqué directement sur les parois et un autre assez chimique, en plaques fixées par dessus. Le côté précaire, qui n’allait pas durer dans le temps, était bien visible et cela ne me dérange absolument pas, c’est même peut-être quelque chose auquel je tiens.

Que sont devenues les plaques de construction que vous avez utilisées ?

Je les ai gardées. Pour l’exposition Jeune Création je souhaitais en racheter, mais ce modèle de plaques n’est plus fabriqué, alors je vais quand même les réutiliser.

Vous participez bientôt à l’exposition internationale d’art contemporain Jeune Création qui se tiendra à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin. Allez-vous présenter une pièce similaire ?

Pour l’exposition Jeune Création, il y avait deux partis pris possibles : soit le parti de prendre une pièce qui avait déjà été réalisée et de la montrer, ce que Jeune Création incitait vivement à faire. L’autre était de réaliser une pièce nouvelle. J’avais envie de faire les deux. Et en même temps, quand on fait un travail in situ, comment restituer quelque chose qui ne peut plus être ? Certains artistes ont très bien résolu ces questions. En ce qui me concerne, je n’y arrive pas tellement et à chaque fois, cela donne lieu à une nouvelle pièce plutôt qu’à une restitution. J’avais donc proposé une restitution sous la forme d’une extraction, comme si j’avais prélevé quelques plaques. Au lieu d’avoir les visseries apparentes, ces plaques auraient été collées, et puis il y aurait eu un retour sur un côté. Les plaques se décolleraient sur un angle plus large que 90° pour que l’on sente comme une enveloppe, un moment de parenthèse dans un espace où il y a beaucoup de bruits, beaucoup de passage… Et que ce soit aussi bizarre, aussi fragile, je préfère, sans cela ces plaques m’installeraient du côté du tableau. J’utilise le format standard et j’en ai choisi un certain nombre. Finalement ce choix est complètement arbitraire, comme c’est un objet modulaire, on pourrait imaginer qu’il y en ait plus. J’aurais pu fabriquer un autre format, mais je conserve les proportions de ce matériau de construction et son caractère d’assemblage.

Comment avez-vous commencé à faire des interventions ?

Je crois que ces questions interviennent dans toute pratique, parce qu’on est obligé de s’adapter au contexte. Je n’avais pas d’atelier, alors le moment est arrivé où des combles désaffectés ont été mon atelier pendant six mois. Le travail in situ n’a jamais été aussi fort que dans ce projet. Lorsque j’arrive dans les espaces dans lesquels je vais exposer, je vais penser, et à partir de là va naître une série de choses. Par contre, je n’aurais pas pu arriver dans la galerie 180 sans avoir quelque chose de déjà pensé. Dans ces combles, il y avait six pièces, dont certaines étaient condamnées. J’ai réalisé une pièce par pièce. J’ai pris des photographies pendant le travail de recherche que je n’ai pas montré, que j’ai assumé seulement ensuite. Un son provenait de l’une des pièces condamnées, comme si l’on grattait quelque chose, il m’a inspiré les ponçages que j’ai effectué sur le sol pour 10H-19H. Pendant que j’évoluais, des amis sont passés, cet endroit est devenu un lieu de vie, je souhaitais que le côté work-in-progress apparaisse.

Les moments qui se sont déroulés pendant cette exposition ne sont pas tous visibles sur les photographies, votre travail existe-t-il pour vous comme une chose vécue ?

Il n’y a pas une seule pièce de mon travail qui n’implique une présence, que celle-ci soit liée à un phénomène naturel ou physique, animale. J’aime bien mobiliser mon corps, le côté performatif m’intéresse. J’utilise la photographie comme un outil de recherche, mais je ne considère pas qu’elle soit nécessaire. Pour Facetter, la bâche donnait à voir l’espace un peu autrement, la lumière venait se poser à cet endroit précis parce qu’il y avait une lucarne juste en face. Selon les moments de la journée, elle était plus ou moins intense, plus ou moins diffuse. Les pièces que j’ai réalisées dans les combles ont donné lieu à une exposition durant une journée. C’était assez contrôlé parce que je déplaçais la bâche en fonction des heures de passage de la lumière que j’avais observé. Tout à coup, il pouvait y avoir un nuage qui passait et plongeait la pièce dans l’obscurité. Je dirais que le temps arrive après la présence, une certaine manifestation physique réside dans le jeu subtil entre l’absence et la présence. Lorsque je souhaitais travailler sur le son, je créais une pièce qui assourdissait l’espace. C’est seulement quand on a plus quelque chose que l’on se rend compte qu’on l’a perdu. Je recherche quelque chose de l’ordre du sacré, et les questions de l’architecture sont toujours présentes.

Il me semble que vous choisissez des espaces singuliers…

Les espaces dans lesquels j’ai grandi étaient toujours des chantiers énormes dans lesquels rien n’avait jamais été terminé. Dans la maison où j’ai grandi, tous les matériaux de construction restaient apparents, il n’y avait jamais une seule décoration, ou alors par dessus quelque chose qui n’était pas terminé. Ce n’était pas non plus assumé comme un choix esthétique. Mon père est sculpteur sur granit, cette activité lui demande une grande technicité et un savoir-faire qui le place selon moi du côté de l’artisanat. J’ai pris le contre-pied et dans ma pratique finalement je ne sais rien faire.

La technique occupe pourtant une place importante, chaque pièce que vous réalisez mobilise un certain savoir-faire…

Oui, mais je ne peux pas tout anticiper. Quand me vient l’idée d’une pièce, il faut que je trouve la solution pour la réaliser comme je l’ai en pensée. Je pars aussi du principe qu’il y a beaucoup de choses qui ne peuvent pas être pensées parce qu’on ne connaît pas assez bien un matériau, ni comment il va réagir, comment il se plie… Cela dépend du projet de base et de la manière dont il se construit, mais je suis souvent en train de contacter des personnes qui pourront m’aider pour résoudre des problèmes techniques. Il y a certaines pièces que je réalise vraiment seule. L’artiste Michaël Butler va jusqu’à créer des machines pour ne pas avoir affaire à l’industrie. Cela lui permet d’être autonome et de s’extraire des médiums habituels auxquels les artistes ont accès. J’ai déjà essayé de fabriquer mon propre papier, j’aime cette idée de façonner ses propres outils, mais je ne suis pas sûre que cela apporterait quelque chose à mon travail, qui se réduirait finalement à cette démarche. Je préfère garder la possibilité de réaliser des pièces plus rapidement.

Est-ce que le matériau que vous utilisez prend un sens particulier dans votre travail ?

Lorsque j’utilise des plaques d’isolation, ce choix n’est pas anodin, j’ai conscience des matériaux que j’utilise et de leur provenance. Un format A4 ne m’a jamais empêché de dessiner. Comme se sont des choses qui sont tellement inscrites dans le réel, ces espèces de standards, ces normes imposées par l’industrie, je me dis que cela ne sert à rien de vouloir les effacer. Autant jouer avec ces paramètres et créer parfois de légers décalages qui nous font prendre de la distance. Recréer des outils pour fabriquer des choses qui seraient déjà accessibles ? Finalement, mon propos n’est pas là. Ce serait davantage un fantasme que je n’aurais pas vraiment envie de réaliser, mais il est certain que ces questions alimentent mon travail. On peut penser à Joseph Beuys avec son feutre… Dans mon travail il n’y a pas le côté peau, vêtement, ni même protection, le matériau se range plutôt du côté de la cabane, de l’habitation ou de la cellule mentale. Lorsque je retourne dans cette maison dont je parlais, je me rends compte que c’est un endroit qui pendant plusieurs années n’a pas bougé. Son état de travaux le maintient dans un état vierge, dans lequel tout reste encore à imaginer, parce que rien n’est encore arrêté. J’ai de plus en plus l’envie de faire intervenir des aspects narratifs, qui ont été mis à distance jusque là.

Vous arrive-t-il de développer vos photographies ?

Oui… Faire des copies de ses disques durs, des copies de copies de ses disques durs… il y a un moment où l’on s’interroge : est-ce que cela est censé ? De nombreux fichiers demandent un logiciel pour être lus. Faut-il garder les actualisations des fichiers pour chaque nouveau logiciel ? Ne vaut-il mieux pas devenir soi-même archiviste ? Ce sont des questions qui peuvent se penser dans une pratique éditoriale…

Vous avez cofondé une maison d’édition, celle-ci continue-t-elle de fonctionner ?

Oui, nous avons fondé la maison « Left Hands » avec mon ami, qui est aussi artiste. Pour la faire tourner, nous recherchons une troisième personne qui pourrait gérer la partie administrative. Les questions liées à la diffusion nous intéressent beaucoup, mais nous souhaitons nous consacrer en priorité à leur production.

Comment envisagez-vous la pratique éditoriale par rapport au reste de votre production ?

L’édition me permet de faire des choses que je ne m’autorise pas autrement. Un projet peut arriver plus vite que si je dois attendre d’avoir un matériau spécifique ou un espace. Cela me permet de créer avec une plus grande liberté, en tous cas avec une autonomie supplémentaire. Mon ami et moi avons toujours considéré l’espace du livre comme un espace autonome qui aurait le même statut qu’une galerie, ou un contexte à lui seul. Cela ne peut pas être des choses distinctes, je parle en général, entre l’édition et la pratique. Je vois beaucoup les choses en 2D, ce que je fais est souvent très plat, la question de la surface est récurrente.

Une édition peut-elle prendre la forme d’une restitution, à partir d’une pièce précédente ?

À chaque fois que j’ai tenté de restituer par l’édition, cela n’a pas réussi. Je me suis dit que cela n’était pas possible. C’est la même chose lorsque je tente de restituer une pièce in situ dans un autre lieu, je ne trouve pas la formule et même si je le souhaitais, je n’y arriverais pas. Je crée dans chaque contexte une nouvelle pièce avec des questionnements qui lui sont propres. Je crois que mes éditions aussi sont des pièces nouvelles, autonomes, et c’est cela qui m’intéresse.

Vous présentez une édition pour l’exposition Jeune Création ?

Oui, pour Jeune Création je présente un objet qui ne sera pas un livre, mais un multiple. C’est une petite plaque qui est issue d’une pièce que j’ai réalisée, je la considère comme une extraction de cette pièce. Cela part d’un élément architectural, le vermicule, qui était très à la mode sur les façades d’immeubles bourgeois dans les années 1900. Il sera présenté dans la librairie.

Vue du ciel debout est une intervention que vous avez réalisée dans un parc public, vous aviez détouré les fissures qui se trouvaient au sol avec du papier. Pour Modules étranges, vous présentiez une grille d’aération reconstituée en papier gaufré, puis recouverte d’une coiffe en verre. Ces objets ont été relevés, mis en valeur… parce que votre intention était de les rendre plus beaux ?

Pour la grille d’aération, je me suis dit que j’allais en fabriquer une vraie, une qui soufflerait, pour que l’on éprouve physiquement quelque chose. Mais encore une fois : qu’est-ce que ça allait apporter ? Cela ne m’a pas semblé juste, alors je ne l’ai pas fait. Cela vient de ma propre histoire et je conçois que cela ne puisse rien provoquer chez quelqu’un. Pour les fissures, j’avais carrément eu envie d’éclater cette chose, d’arriver avec un marteau piqueur… puis j’ai vu ce qu’avait fait une artiste à la Tate Modern. Elle avait carrément explosé les sols du musée pour créer d’énormes fissures. On aurait dit de la dynamite, c’était splendide. Je me suis dit que cela avait déjà été fait. Jusqu’à la dernière minute du vernissage, je me suis demandé ce que je faisais. J’étais avec ma sœur, il s’est mis à pleuvoir, et je scotchais. Je détourais ces fissures pour essayer de peindre et ça ne marchait pas, alors je me suis dit que j’allais seulement laisser les scotchs. Cela rappelait des pétales de fleurs, il y avait un cerisier japonais qui perdait ses fleurs juste à côté. Une ou deux personnes semblaient très émues et le reste se demandait un peu ce qu’il y avait à voir. Les photographies sont en train de sublimer ce moment qui était très difficile à vivre. Le lieu qui s’appelait « La Pataugoire » allait être détruit quelques mois après.

Vue du ciel debout était une installation très éphémère…

Ah oui, complètement. Il y avait quelque chose de très photogénique, mais avec la pluie c’était presque imperceptible. Sur certaines images on voit que le scotch commence à devenir très transparent. On se rend compte que s’il continue à pleuvoir, il va se décoller et ce sera terminé.

Choisissez-vous les matériaux pour leur caractère volatil ?

Je choisis ces matériaux c’est vrai, mais ce n’est pas un choix conscient. Je ne me dis pas : tiens, celui-ci ne va pas tenir. Je prends l’exemple des plaques de construction. D’un certain côté je sais que cette chose est flexible, une partie de moi ne veut pas s’en tenir là, mais plutôt essayer de faire avec. L’explication vient peut-être du fait que j’aime le risque que je prends. J’aime aussi l’idée que l’on puisse voir l’objet au mur et penser qu’il est assez précaire. Il reste proche de sa réalité, n’est quasiment pas transformé. Avec le papier aussi, je conserve ce matériau, je lui fais subir très peu de transformations. Je recherche une certaine force dans le fait de travailler la notion de fragilité.

Dans l’une de vos œuvres titrée ça avance ?, vous avez reproduit un parquet traditionnel entièrement avec du papier. On peut le regarder, mais on ne peut pas marcher dessus. S’agit-il d’une volonté de votre part ?

J’aime regarder comment les choses se font, je trouvais ça très beau de montrer la structure. On ne sait pas forcément comment un parquet se tient. Il y a un moment où je me questionnais sur l’artisanat. Au départ, je souhaitais parler de la marche, de quelque chose qui n’est pas figé. J’ai encore une fois procédé par l’inverse, j’ai réalisé une pièce en papier sur laquelle on ne peut pas marcher. Je rends quelque chose présent par son absence, en l’annulant. On peut avoir des réactions très violentes face à cela, on pourrait même avoir envie de le détruire. Il y a des gens qui m’ont dit : « Qu’est-ce que j’aurais aimé balancer quelque chose dessus pour que tout s’effondre ». Cela représentait un travail très long et fastidieux parce que j’avais réellement reproduit la technique traditionnelle du parquet en bois. Je souhaite maintenant gagner du temps et produire davantage.

Par Sarah Boubé

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.