Andrès Ramirez, rencontre avec un compositeur

 

Marianne Robin : Vous êtes né à Bogota ? L’art précomlonbien, la culture colombienne ont été une source d’inspiration ?

Andrès Ramirez : Comme un héritage latent, quelque chose que j’ai reçu. J’ai vécu là-bas, jusqu’à l’âge de 10 ans, d’abord à Bogota puis dans un village de montagnes. Cela a infusé en moi c’est évident. Mon père était un artiste. Il faisait des performances et travaillait dans le théâtre. Son travail était lié à la culture précolombienne et colombienne y compris aux rituels et au chamanisme. Je me souviens très bien des performances qu’il pouvait faire avec des masques, sorte de dispositif symbolique lié à la culture précolombienne. Je l’ai vécu comme un évènement esthétique, comme une pièce de théâtre qui structure la société et de fait, mon environnement.

Marianne Robin : Comment avez-vous envisagé ce déracinement, et que dit-il de votre parcours ?    

Andrès Ramirez : A mon arrivée en France, comme beaucoup d’enfants, j’ai fait des activités extrascolaires. Assez vite, j’ai voulu faire de la danse. Je suis entré au conservatoire. Quand je repense à cette période, j’ai le sentiment que la danse était pour moi un moyen d’intégration. Choisir cet enseignement était tout à fait contraire à ma morphologie et mon tempérament. J’étais un gamin plein d’énergie… Avec la danse, j’ai appris la rigueur et le sens de la discipline intérieure. A 17 ans, quelque chose s’est rompue, j’ai compris que je ne pourrais pas me projeter dans cette carrière. J’avais besoin de retrouver mes énergies premières. J’ai réalisé qu’il y a différentes manières d’investir la complexité de l’existence. Il n’y a pas de fatalité. C’est quelque chose que j’ai conservé dans mon travail. J’aime bien l’idée que mes structures semblent millimétrées, froides, et portent malgré tout des charges émotionnelles internes. Plus simplement, c’est la question de la disproportion que je veux mettre en exergue.

Marianne Robin : Votre collaboration avec la Fondation d’entreprise Hermès a notamment permis la production de l’œuvre LL/FF, comment s’est-elle passé ? Etait-ce la première fois que vous travailliez avec du tissu ?

Andrès Ramirez : C’était la première fois que j’expérimentais le travail du tissu pour produire des œuvres graphiques. L’idée était d’imprimer ou de tisser. Et puis, il y avait les modalités, sortes de systèmes de valeurs encore très différentes de ce que j’avais pu faire jusqu’alors. J’avais travaillé avec des matériaux, sans valeurs. Pour palier à cette absence d’expérience, j’ai eu tendance à envisager ce projet avec l’envie de produire du matériel, et non pas une œuvre. Pour concevoir cette collaboration, j’avais besoin d’amorcer un travail de communication. Je savais que j’allais dans une entreprise. Il fallait que je précise mes intentions auprès des artisans ou encore des ingénieurs. Et de façon concrète, je devais fournir des axes de travail. Je n’avais pas besoin de faire de tests d’impression, si cela sortait avec des défauts ce n’était pas grave. J’allais parfois « détruire » le travail amorcé par ces gens pour voir s’il y avait quelque chose à en retirer comme « décomposition » issu de l’entre plis du matériau.

Marianne Robin : Est-ce le moment où expérimentant avec les machines une nouvelle étape de création, vous tournez peu à peu vers les matériaux industriels ?

Andrès Ramirez : Avec l’expérience des machines chez Hermès, j’avais besoin d’étoffer le système de la trame. Par la suite, il m’a fallu réinventer le mode opératoire, avec des machines moins onéreuses. Le fait d’employer des éléments liés à la communication visuelle (aussi bien par le motif que dans son processus de fabrication) m’a permis de révéler une forme de permutation. L’opération qui consiste à décaler tour à tour un élément visuel d’une position me permettait de revenir vers un procédé déjà expérimenté aux Beaux-Arts. Je reprenais des images produites il y a trois ans de cela, les teintait avec un nouveau mode d’impression et poursuivais ce travail de superposition. De cette manière, j’ai pu aborder la question de l’étirement dans le temps. J’ai fait émerger l’idée que ces matériaux n’avaient ni de début, ni de fin. Sans achèvement possible en quelques sortes.

Marianne Robin : La musique tient une place importante dans votre travail et plus particulièrement l’idée d’une texture sonore, on distingue également l’appréhension du rythme. Pouvez-vous m’en parler ?

Andres Ramirez : La plupart de mes pièces sont liées aux principes industriels. De cet univers, j’ai relevé notamment l’idée de la répétition. Mais dans ces deux notions abordées je ressens une ambivalence car la répétition se soumet à la productivité. Aussi, je ne m’intéresse pas à la musique à proprement parler mais plutôt à la fréquence. Mais si on doit parler de musique, ce qui m’intéresse surtout c’est la cadence que je retrouve dans la musique techno. On trouve une certaine forme de cadence dont les basses influencent notre rythme cardiaque. Ce que j’essaye de manipuler, c’est l’instant où la liaison existe entre le rythme produit par l’œuvre et notre organisme. Comme un instant de fulgurance sans corporéité. Je cherche à percevoir la superposition des fréquences qui génèrent ensemble un accord très spécifique et créent des trames visibles par l’effet de superposition. C’est pareil pour mon usage de la sérigraphie : je cherche la traduction de l’image par la trame et les distorsions qui s’opèrent quand tu superposes les trames, qui n’existent pas numériquement. Sur l’image, les trames opèrent ce bruit qui ne peut exister qu’à la suite d’un effet de superposition. Chaque imprimante a une manière de déposer l’encre et va tramer d’une certaine façon. Cela génère du bruit, de la texture dans l’image, jusqu’à l’altération. Certains de mes collages ne sont que des distorsions, ou le sujet de l’image n’est plus que du matériau. Toutes ces notions sont liées à la manipulation du son. Elles peuvent être assez évocatrice dans l’idée d’une répétition qui s’altère au fur et à mesure qu’elle s’opère.

Marianne Robin : Dans votre travail, on ressent une certaine brutalité comme traumatisme moderne, un peu à la manière de l’écrivain J.G Ballard, en quoi cette forme de récit présente un intérêt ?

Andrès Ramirez : Je cherche la capacité à générer des informations qui sont inspirées du réel. J.G Ballard n’invente pas un monde du tout au tout. Au delà de l’aspect apocalyptique, ce qui m’intéresse c’est la figure de la ruine. Ce sont les dernières traces avant que cela redevienne simplement du matériau, on peut parler de phénomène de désagrégation. C’est aussi la charge émotionnelle qui se trouve évidemment dans la ruine, que je relève. C’est un instant critique évidemment romantique. J’ai pris la décision de le regarder comme quelque chose de non contemplatif. La connotation « destructrice » du nihilisme, me pose problème. Je pense pouvoir dire que j’ai une forme de nihilisme positif. Malgré tout, c’est important pour moi de définir avec exactitude le concept de ruine car esthétiquement on peut très vite être maladroit. Il y a l’histoire de la destruction, du mal, ces événements chargés d’histoire, tout ce qui constitue le monde mais ce n’est pas ce dont j’ai envie de parler. J’ai besoin de cerner des éléments conceptuels qui sont liés à l’histoire de la peinture et la nature des matériaux produisant des zones troubles mais des zones qui sont des espaces positifs; ou des formes produites transforment le chaos, le désordre, la mélancolie.

Marianne Robin : La peinture semble planer sur votre travail, comme une ombre bienveillante, on la retrouve dans vos écrits, dans les publications sur votre travail. Que retirez-vous des techniques et de l’histoire de la peinture ?

Andrés Ramirez : En fait, j’ai toujours aimé la peinture de manière très intuitive. Que ce soit la peinture de la Renaissance, les Flamands, même certains courants de l’école française. Dans mon travail, je ne me suis jamais défini comme peintre, donc c’est très difficile d’aborder la peinture de manière frontale. D’autre part, dans ma situation c’est limitatif. Je ne sais pas contenir dans une surface plate. Aussi, cette fascination pour la peinture se traduit par un questionnement structurel : qu’est ce qu’une toile ? A priori c’est un cadre, un châssis, une surface, des couches de peintures qui peuvent tous différer. Les peintres ont toujours été proches de leurs techniques. J’essaye de trouver une distance entre un geste, un motif imprimé et ma main. Wade Guyton, laisse la machine faire son truc, la laisser s’épuiser à faire sa trame. Ce qui m’intéresse c’est quand on perçoit la distance –censée ne pas se voir- prendre une place physique entre l’œuvre et le créateur.

Marianne Robin : J’ai remarqué l’importance des titres comme par exemple The sun no longer sets me free ou encore To keep the darkness sealed within, Serenity is a problem, qui n’ont pas un caractère explicatif mais apportent une prolongation troublante enrichissant la tension romantique entre l’œuvre et le regardeur, que pouvez-vous en dire ?

Andrés Ramirez : La notion de romantisme, je la pressens dans ces émergences. Pour moi, ce sont des questions d’intensité, comme les questions de fréquence. C’est important d’avoir des écarts conceptuels. Si tu prends l’œuvre de Friedrich, ce qui est grisant, ce n’est pas le fait d’avoir le vertige devant ses toiles mais le fait d’être face à quelque chose dont tu envisages la possibilité de le conceptualiser. Quand je regarde la lune et le ciel je suis fasciné de pouvoir entrapercevoir la volumétrie de la lune dont tu peux envisager la distance et la masse. Pour moi ce vertige vient plutôt de cette possibilité de déplacement. Cela pourrait presque s’apparenter à un mysticisme mais ne l’est pas car ils restent des phénomènes liés à la lumière, au froid, qui sont finalement arbitraires. Donc, cet état appartient à l’ordre de la manifestation. L’analogie est parfois un peu transcendantale. J’interviens dans les formes du langage, dans la structure, dans la codification qui me permet de me déplacer. Ce que je recherche c’est la conscience de cette bascule.

Marianne Robin : A travers l’emploi du paradigme de la production industrielle : que cherchez-vous ?

Andrès Ramirez : J’explore les travers de la production industrielle. Il est nécessaire de définir une ligne très spécifique. Les rouages de la production industrielle doivent résoudre plusieurs problématiques en même temps. Produire un même objet nécessite une chaîne de travail très difficilement modulable. Les formes deviennent de plus en plus précises et de fait pour la perception de tous, celles-ci deviennent de plus en plus abstraites. En tant qu’artiste, c’était intéressant pour moi de savoir comment je défini ma spécificité. Aujourd’hui tu regardes n’importe quel objet technique c’est un mystère. Cette hyper spécificité joue sur la charge symbolique sociale liée par exemple au fait d’avoir un Iphone. On sait très bien que cela a un impact. De l’objet industriel à la puissance d’un moteur, sa marque, son aspect, sa communication, tout y passe. Je ne peux pas représenter des scènes de la Bible. Ce n’est plus cela le cadre psychique des interactions. A mon sens, c’est grâce aux formes de ces nouvelles « idoles » qui ont une raison bien précise d’exister. Je m’intéresse à ces formes car elles sont reconnaissables. Mais mes pièces ont une volonté d’affranchissement vis à vis de cela. Je dois être au plus près de la connaissance des matériaux que j’emploie sans être dynamisé par des charges symboliques. La légitimité historique et politique de mon travail est importante pour trouver une forme d’équilibre.

 

 

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