« Trancher le réel » – Entretien avec Sara Acremann

Sara Acremann, Série Pékin, deuxième périphérique, photographie numérique 120cm x 160cm, 2011 ©Sara Acremann

Sara Acremann, série Pékin, deuxième périphérique, photographie numérique 120cm x 160cm, 2011 ©Sara Acremann

 

Comment s’est effectué le glissement de votre formation des Lettres modernes aux Beaux-Arts de Paris ? Pendant mes études en Lettres modernes, je me demandais ce que je pourrais faire ensuite. Ce fut donc un changement de cap un peu radical, poussé par un besoin d’action. J’ai réalisé petit à petit que mon rapport à la littérature se retrouve dans mes pièces. Je ne le voyais pas forcément pendant la formation aux Beaux-Arts, c’est venu plus tard. Au-delà du travail du texte, il y a un jeu entre l’auteur, le narrateur et la fiction dans mes images. Les personnages sont souvent coincés entre deux fictions.

Votre pratique est très variée, allant de la photo jusqu’à la vidéo en passant par l’installation. Pourquoi cette ouverture ?

Peut-être que le fait d’avoir considéré l’art assez tard dans mon parcours ne m’a pas permis d’envisager un médium de prédilection. J’aimais le fait de me sentir novice en travaillant de manières différentes à chaque fois. C’est comme un fil directeur qui me mène d’un médium à l’autre. Au final je me rends compte que je repose les mêmes questions, malgré la diversité de ma pratique. Entre les photographies de passants chinois et la captation sonore de ma grand-mère qui perd la tête, je pose à peu près la même question. Dans toutes les situations, je joue avec les personnages d’après un fil rouge qui guiderait mon travail.

Vos œuvres semblent constamment à la limite de la fiction, tout en traitant de contextes réels. Comment percevez-vous ce rapport réel / fiction dans l’art ?

Pour moi il y a toujours de la fiction dans le réel. Je ne crois pas à une histoire déjà tracée. En enregistrant pendant un an mes parents discutant avec ma grand-mère qui perdait la raison, j’y voyais une sorte de théâtralité. Eux étaient dans un jeu, dans un rôle, du fait de chercher à la faire revenir en parlant fort et distinctement. C’est comme une pièce de théâtre, tout le monde fait semblant de continuer à vivre et cela passe par la parole.

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Sara Acremann, Le Mail et le Mur, gravure, 2015 © Sara Acremann

 

Pour vous le langage serait l’élément premier dans les rapports humains ? D’où le fait que vous le travaillez tel un matériau de prédilection, bien que décliné selon différentes techniques.

Au-delà du langage ce serait peut-être plutôt la parole, l’idée d’un langage incarné. Ce qui m’intéresse c’est l’acte de parole, le fait de vouloir parler encore et toujours.

Dans le texte amoureux que j’ai gravé, on voit la faille du langage. En l’écrivant, j’ai voulu donner une interprétation de ce que j’ai vécu à un moment donné puisque j’ai réellement envoyé ce texte par email. Ici c’est l’échec des mots qui tentent de retranscrire un événement passé, mais seraient le seul lien possible au réel. Le vécu lui-même est mis en cause à travers cet acte d’écriture. J’interroge la réalité de ce qu’on a vécu et m’adresse à mon destinataire : « Tu m’avais dit que c’était beau » comme pour prouver que ce moment a réellement été vécu, que je n’ai pas déliré.

Le récit est maladroit, c’est un langage amoureux qui n’est ni descriptif ni représentatif. C’est donc plus le geste de l’écriture et sa transmission qui attire mon attention. J’ai envoyé cet email et j’ai gravé cette pierre, ce sont 2 actes de discours différents qui n’impliquent pas le même « je ». La part de honte qu’il y avait à graver mes propres mots d’amour, dans toute leur maladresse de l’époque, à la Villa Emerige m’intéresse.

La prise de parole n’est pas fabriquée, contrairement à la liste de mots que j’expose sur le mur d’à côté. Je ne crois pas en une Histoire déjà écrite. Mes pièces parlent de ce basculement possible vers autre chose de plus fantastique, qui n’est jamais logique, ou prévu.

Pouvez-vous nous expliquer votre volonté dans ce plan vidéo où rien ne se passe, où seulement quelques signaux faibles nous indiquent qu’il s’agit bien d’une captation filmographique ?

Je l’ai pensé à la suite de la gravure du texte amoureux. La vidéo nommée Ce Mur illustre ce mystère de la limite entre réel et fiction. Dans mon email gravé, je me demande si l’on n’a pas inventé le moment, si l’on ne s’est pas « fait du cinéma »  justement. Face au plan vidéo, le visiteur attend qu’il se passe quelque chose, mais le plan n’affirme que sa propre présence. La vidéo pourrait être une photographie au final. Le battement à l’intérieur de l’image est très faible.

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Je ne montre que l’entre-deux, l’état de tension avant l’action, cette action qui peut-être n’arrivera jamais. C’est le seuil qui m’intéresse.

Pour les amoureux, il suffit d’un presque-rien pour rendre l’instant magique, on est dans un autre état. Pour eux, la vibration de lumière peut devenir magique alors qu’elle est banale voir invisible aux yeux des passants alentours. Le plan reste suspendu, sans jamais se résoudre.

En général, je pose la question de l’absence du récit, d’une impasse dans le récit. Mes récits s’écroulent avant même de démarrer. C’est le « je » qui décide que cet instant T fait histoire. Les fictions prennent puis retombent immédiatement. Il n’y a pas une histoire, mais plusieurs, d’où les incohérences, les doutes qui apparaissent et construisent mon travail.
J’adore les romans de Dostoïevski où les personnages disparaissent en tant que personnages et ne deviennent presque plus que des voix qui se construisent les unes par rapport aux autres.

Ces récits que vous exposez sont-ils toujours liés à votre histoire personnelle ?

Pas forcément. Je le fais souvent parce que cela m’arrange, c’est toujours plus simple d’une certaine façon. Pour la retranscription du moment amoureux gravé, j’étais partie sur des emails d’inconnus. Et puis au final j’ai choisi l’un des miens pour jouer sur le rapport auteur/narrateur.

Au fur et à mesure, j’aimerais aller plus vers les histoires d’inconnus, mais c’est difficile de faire la démarche et de la faire avec respect. Par exemple à Pékin, où je suis restée un an, j’ai mis quatre mois à sortir mon appareil photo. J’ai attendu d’observer pour être certaine de ce qui m’intéressait. J’ai souvent l’impression de trancher dans le réel.

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Sara Acremann, La Liste, texte, 2015 © Sara Acremann

 

Les listes de mots, par exemple, sont là comme illustration d’un désespoir face aux multiples possibilités. La liste est laissée dans un certain état : avant qu’une voix n’ait pris la parole, que quelqu’un n’ait tranché dans le langage, le réel.

Il y a une séquence filmée rigolote où vous allez voir un astrologue à Pékin. Comment vous positionnez-vous lorsque vous êtes l’artiste, mais aussi le personnage de l’œuvre ?

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La traductrice est une bonne amie à moi qui insistait pour m’emmener chez l’astrologue. J’ai joué le jeu tout en mettant la caméra de façon distancée puisque je vivais la scène réellement, curieuse et peureuse de ce qu’il allait me dire. L’ambiguïté est intéressante puisque je me filme moi-même, avec mes doutes du moment. Une fois de plus, on est dans une impasse du langage. Mon amie trouve mes questions stupides, l’astrologue ne les comprend pas malgré sa traduction. Il y a une déperdition du discours, mais tout le monde reste content et continue à parler, comme si de rien n’était. On était tous dans le désir de communiquer et de faire perdurer l’échange malgré les incohérences dues à la traduction.

Comment ressentez-vous les enjeux d’une exposition collective telle que la Bourse Emerige ?

On a tous des pratiques très différentes donc cela créé des liens tout en isolant nos travaux. Les œuvres communiquent sans se confronter, en formant plein d’îlots où chaque artiste existe autant qu’un autre au sein de l’exposition.

Pour en découvrir plus sur le travail de l’artiste : http://saraacremann.com

Entretien réalisé par Mona Prudhomme

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