Uma arte da leitura (“Un art de lire”) – MdM Gallery, Paris

La MdM Gallery est un havre de paix, tout près de la tumultueuse place de la République. La fondatrice Maria Do Mar Guinle rapporte régulièrement les bonnes ondes et trésors d’artistes brésiliens qu’elle déniche sur place. À savoir que la galerie est la seule et unique à Paris à présenter exclusivement des artistes contemporains brésiliens !

Avec l’exposition « Edições Tijuana – publishing in the frontière », la galerie se rend d’autant plus particulière, puisqu’elle accueille 21 artistes d’un collectif et leurs livres d’art, tous aussi intriguant les uns que les autres.

Vue de l'exposition Edições Tijuana - publishing in the frontier. photo © Grégory Copitet

Vue de l’exposition Edições Tijuana — publishing in the frontier. photo © Grégory Copitet

 

Nommé ‘Tijuana’, le collectif entend bien exposer et questionner l’ambiguïté du statut du livre d’artiste, peu reconnu sur le marché de l’art.  Espace frontalier entre le Mexique et les États-Unis, Tijuana s’avère être la seconde ville la plus violente du monde, au cœur des chassés-croisés du trafic de drogues et emplie de tensions politiques, économiques, sociales et culturelles très fortes. Le collectif, créé en 2008, s’est aujourd’hui multiplié en tant que maison d’édition, librairie, salon d’art (la dernière édition réunissant 120 maisons d’édition) et bibliothèque. Ici le livre est une œuvre d’art, mais reste à la portée de tous, reproductible, diffusé dans en librairies et vendu à prix raisonnable. Et une œuvre qui peut être manipulée n’est pas tous les jours !

Espace du collectif Tijuana, Sao Paulo, Brésil © Tijuana

Espace du collectif Tijuana, São Paulo, Brésil, photo © Tijuana

 

 L’espace lumineux et calme de la galerie nous donne envie d’explorer les pages de chaque œuvre, de se plonger dans ces univers aussi mystérieux qu’exotiques et de chercher à comprendre leurs messages cachés, même parfois codés. Avec ses affiches Tipografia Externa, Tipografia Interna, l’artiste Pablo Accinelli invente un code visuel pour retranscrire un texte existant. Les deux sont exposés sur des murs face à face afin que le visiteur puisse se prendre au jeu et essayer de décoder ce nouveau langage.

Tipografia Externa, Tipografia Interna, Pablo Accinelli, impression offset, 2013 © Tijuana

Tipografia Externa, Tipografia Interna, Pablo Accinelli, impression offset, 2013 © Tijuana

 

Peut-être faut-il tout de suite différencier deux catégories présentées dans cette exposition : le livre-objet et le livre d’artiste. À première vue, l’œuvre La pintura espanola de Daniel Senise semble être un livre à consulter comme un autre. Cela semble alors étrange qu’il soit accroché au mur et non posé sur une table pour être consulté comme les autres. Le visiteur est en fait invité à regarder au travers du livre, par un petit trou traversant ce qui normalement serait ses pages. On y découvre alors le reflet de son propre œil, l’artiste utilisant un procédé technique de jeu du miroir. Celui-ci fait clairement un clin d’œil au tableau Las meninas de Velasquez qui fonctionne sur ce même principe de jeu d’optique.

De la même façon, quatre autres œuvres de l’exposition jouent sur les codes de l’impression et de l’édition, mais ne sont pas des ouvrages en tant que tels. Ainsi A4 – da série Nóias de Marcelo Cidade rassemble des feuilles de papier à moitié coulées dans du ciment, O Libro de Klaus Scherubel a la taille et le poids de l’objet de lecture sans posséder de contenu, Bloco de Joao Loureiro est une pile de papiers à l’allure d’un parpaing de construction et Presente de Marcius Galan est un livre à l’intérieur d’un autre, les deux identiquement vides d’écriture. Le visiteur est berné face à ces livres-objets illisibles.

 

A4 - da série Nóias, Marcelo Cidade, papier sulfite 90g et ciment, 2014 © Tijuana

A4 – da série Nóias, Marcelo Cidade, papier sulfite 90g et ciment, 2014 © Tijuana

 

Les autres artistes ont répondu chacun à leur manière aux critères du livre d’artiste, dans le sens où le visiteur peut lire les oeuvres. Mais quant à définir concrètement le livre d’artiste, cela reste en discussion et l’exposition semble ouvrir encore davantage la perspective. Certaines oeuvres possèdent un contenu typographique, mais ne formant pas un discours en tant que tel. D’autres ne peuvent être touchées, car elles sont trop fragiles. Alors l’oeuvre reprend son statut initial, pouvant être uniquement contemplée à défaut d’être manipulée. Les formes présentées étant bien éloignées de la possibilité d’une simple lecture, le visiteur doit sans cesse faire appel à sa propre imagination. Il est invité à s’approprier l’œuvre et son histoire, dont le message est plus ou moins suggéré selon les procédés techniques choisis.

Au fond de la seconde salle est exposée l’œuvre A(e)rea Paulista de l’artiste Carla Caffé. Sa forme telle un livre dépliant d’histoires pour enfants et les couleurs vives qui s’en dégagent attirent tout de suite notre œil. Celle-ci représente la carte de São Paulo aux alentours de l’avenue Paulista. Montrant les reliefs et monuments de cette partie de la ville, la carte réalisée par une impression de jet d’encre sur du papier coton donne l’effet d’une aquarelle fraîchement peinte.

A(e)rea Paulista, Carla Caffé, impression sur papier coton, 2011 © Funarte

À(e)rea Paulista, Carla Caffé, impression sur papier coton, 2011  © Funarte

Il semble encore difficile pour une majorité de visiteurs de penser le livre d’artiste comme une entité artistique à part entière et non comme un élément accompagnateur d’une production artistique. Le talent de la jeune commissaire Ana Luiza Fonseca est d’avoir su mettre en relation les œuvres, très distinctes visuellement, de façon simple et créative à la fois. Chaque production est un défi de technicité, inventivité et imagination pour les artistes et la vue d’ensemble de l’exposition élève les univers de chacun dans une sphère à la pointe des possibilités de l’art contemporain.

L’exposition “ Edições Tijuana – publishing in the frontier “ offre un panel original sur cet objet si particulier qu’est le livre d’artiste.  Les artistes soulèvent de véritables questions quant au statut de l’oeuvre d’art, son rapport au marché et à son public. Ici, de nombreuses références culturelles ou historiques allant des Fleurs du Mal de Blaudelaire aux portraits des disparus des dictatures sud-américaines, sont au cœur des productions. C’est donc avec un regard curieux et alerte que le public appréhende l’ensemble du dispositif.

 

Mona Prudhomme

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