Entretien avec Jérôme Cavalière

Cet entretien a été réalisé avec Jérôme Cavalière dans le cadre de sa présentation au 60e Salon de Montrouge.

Vous êtes passé par l’École Supérieure d’Art de Grenoble, pouvez-vous nous parler de votre cursus et de ce qu’il vous a apporté ?

Quand je suis rentré en école d’art, je n’étais pas du tout dans le milieu artistique. J’ai commencé assez tard, à 25 ans. Au concours d’entrée, je connaissais seulement Pablo Picasso, Piet Mondrian et Maurizio Cattelan. Je ne connaissais rien à l’art contemporain, mais j’aimais bien créer des situations absurdes avec des amis, dans la vie quotidienne. Une amie était à l’école d’art de Toulon et grâce à elle, je me suis rendu compte que ce que je faisais pouvait plus ou moins s’intégrer à l’art contemporain. Ça avait une case et ça pouvait être accepté. De là, je m’y suis intéressé ; j’avais une pratique artistique, mais assez basique. Franchement, je me demande toujours comment j’ai pu être accepté.

Lors de ma première année aux Beaux-Arts, j’ai lu énormément de livres théoriques sur l’art. J’ai essayé de me faire un panel de tout ce qui existait. J’ai passé cinq ans aux Beaux-Arts de Grenoble, cela m’a permis de rencontrer des personnes qui étaient là pour remettre en question ce que nous faisions et aussi avoir la possibilité d’utiliser des espaces pour travailler et expérimenter.

Nous avons trouvé dans votre biographie, sur le site internet, votre CV concernant votre carrière sportive (tir à l’arc), avec la même visibilité que votre parcours artistique. Quelle importance représente ce sport dans votre pratique ? Quand et comment est-il devenu une source de création ?

Pour moi, c’est aussi important de parler de ce que je fais dans le sport que dire quelles résidences j’ai fait, à quels endroits j’ai eu une exposition. Cela a autant de valeur. J’ai fait du sport à haut niveau avant, en équipe de France. Mais je me suis blessé et j’ai dû arrêter pendant dix ans ; j’ai repris il y a cinq ans, en sortant de l’école d’art. Actuellement, je suis au niveau national. En reprenant, je me suis dit que je pourrais faire quelque chose à partir de ça, artistiquement parlant. Beaucoup d’artistes travaillent sur le sport, mais peu ont eu un parcours sportif avant. Je me disais que cela pourrait être intéressant à exploiter. Entre art et sport, il y a une vraie différence de milieu, de comportement, de population. Je me suis réentraîné, j’ai refait des compétitions ; et il y a deux ou trois ans, j’ai commencé à tirer sur des (faux) tableaux d’Olivier Mosset. Là, j’ai compris que je pouvais utiliser le tir à l’arc comme un outil, de la même manière qu’un pinceau ou une caméra.

Vous utilisez un grand nombre de médiums. Avez-vous des techniques de prédilection ?

C’est toujours compliqué pour moi d’expliquer ce que je fais dans l’art, parce que ça part dans tellement de directions. Je pars d’une idée puis je vois comment je peux le traiter. Malgré tout, la vidéo et l’installation reviennent régulièrement. Le médium utilisé n’est vraiment pas une contrainte que je m’impose. Pour le salon de Montrouge, par exemple, c’est d’abord l’idée du dopage (ndlr : il s’agit de l’œuvre Competitions are for horses, not artists) qui est venue : il y a des contrôles anti-dopage dans le sport. Et pourquoi pas dans l’art ? Il m’est donc venu l’idée de créer une fiction autour d’une structure qui régulerait le dopage chez les artistes. Comment la mettre en œuvre, je n’en sais rien au début : c’est venu d’abord avec une vidéo, puis deux étagères d’échantillons de sang et d’urine.

Au regard de votre travail et de l’envie d’aborder les œuvres d’art avec plus de proximité et de familiarité, nous nous sommes demandé comment est venu ce déclic, cette démarche et quelles sont les origines de cette envie de se rapprocher de l’art ?

J’ai été gardien de musée pendant un moment et parfois je vivais des situations complètement absurdes : on présentait une œuvre de Kader Attia, il avait réalisé un tsunami en taule ondulée et on devait interdire aux gens de la toucher parce que c’était une œuvre. Pour moi, c’était seulement de la tôle, j’avais l’impression que c’était une façon inconsciente d’entretenir le culte de l’œuvre. Ça a commencé à me poser pas mal de questions. C’est là que j’ai lu L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, de Walter Benjamin, ça m’a permis de répondre à certaines de ces questions. J’aime le fait de désacraliser l’art, tourner en dérision toute cette image-là.

Votre travail passe toujours par beaucoup de dérision et d’ironie ; nous pensons notamment à la pièce Home Sweet Home. Cet aspect nous rappelle le travail de Julien Berthier dont le processus de travail s’attarde à souligner les absurdités de notre société et œuvrer pour le bien d’une petite partie en contraignant la majorité. Son travail vous inspire-t-il et quels sont les artistes (ou lectures) qui nourrissent vos réflexions ?

Je connais mal le travail de Julien Berthier, c’est surtout avec les œuvres de Maurizio Catelan que j’ai senti tout de suite des affinités. J’ai été marqué par l’une de ses œuvres pour laquelle il avait organisé un vernissage dans une décharge en Sicile lors de la Biennale de Venise, toutes les personnes influentes du monde de l’art étaient là : il est dans une pratique où, par moment, cela ne prend pas de forme. C’est juste un événement, il n’y a rien de tangible, rien à vendre. C’est une histoire qui va être racontée. J’aime beaucoup aussi le travail de Gianni Motti, l’artiste imposteur. Dans un autre domaine, l’approche du réalisateur Quentin Dupieux (alias Mr Oizo) m’intéresse par sa façon de traiter la réalité. Ses films sont à la fois absurdes et poétiques, j’aime beaucoup. Il a réalisé Rubber qui est l’histoire d’un pneu tueur en série. Il va au bout du délire : trouver l’histoire la plus absurde et s’y tenir. Il faut juste rentrer dedans et y croire pour que ça fonctionne. Le cinéma, c’est ça. On est au degré zéro de la crédibilité et à partir de ça, il arrive à faire un bon film. C’est ce qui m’intéresse.

Les vidéos Désaccords que vous avez réalisés avec Stéphane Déplan rappellent les vidéos de détournement de Mozinor. Est-ce que ces courants-là vous inspirent particulièrement, est-ce que vous en rapprochez votre travail ?

Avant Mozinor, il y avait Michel Hazanavicius avec La Classe Américaine ou bien encore La dialectique peut-elle casser des briques de René Viénet. Mais mon travail est aussi influencé effectivement par le web. Parfois, je trouve que ce qui est diffusé sur Internet aurait sa place dans une exposition. C’est juste une question de contexte. Il suffit de décider qu’il s’agit d’une œuvre pour que cela en soit une. Désaccords est montré dans le cadre d’exposition comme au Salon de Montrouge, mais est aussi sur Internet. Sur la toile, on ne met pas nos noms, ce n’est pas signé, ce n’est pas une œuvre. Je ne connais pas les réactions des gens, on ne maîtrise plus qui la voit. On sait seulement combien de fois ça a été vu et partagé sur les réseaux sociaux.

À propos de ces vidéos (Désaccords), on comprend aisément que le milieu de l’art contemporain y est fortement critiqué : que lui reprochez-vous ?

Je ne reproche rien au monde de l’Art, je m’en amuse. Je joue avec les codes qu’il peut y avoir, des retenues que l’on trouve dans ce milieu. Mon travail n’a pas vocation à être revendicatif. Avec Stéphane (l’ami avec qui je fais les vidéos), nous nous faisions la réflexion, lors du vernissage de notre exposition, il y a trois semaines que tout le monde nous disait que c’était bien. En même temps, ceux qui n’aiment pas vont rarement venir nous voir et dire qu’ils n’ont pas aimé l’exposition, pourtant ce sont parfois les avis les plus constructifs. C’est ça qui nous interpelle.

Avec Désaccords et plusieurs autres travaux, on vous sent près du Situationnisme des années 1960 ainsi que de l’Appropriationisme. Vous sentez-vous proche de ces courants ?

Quand j’étais aux Beaux-Arts, je devais presque justifier mon travail avant de le faire. En cinquième année, je devais déjà théoriser mon travail, connaître les tenants et les aboutissants, mes références. Ça m’avait un peu bloqué et me contraignait à toujours être dans la retenue. Depuis que j’en suis sorti, je fais les choses de manière plus spontanée et intuitive, sans essayer de le contextualiser dans l’histoire de l’art. Malgré tout je regarde ce qu’il se passe autour de moi et ce qui s’est fait auparavant, mais sans chercher à me revendiquer d’un courant artistique.

Comment vous situez-vous face aux autres artistes, par exemple Éric Rondepierre, qui utilisent cette technique de sous titrage ? En quoi différenciez-vous votre travail ?

Quand on a commencé Désaccords, c’était pour faire du fake sur Internet. On m’a fait la critique que ces vidéos seraient plus drôles si l’on faisait davantage référence à l’Histoire de l’Art, mais ce n’est pas ce que l’on voulait. On préférait, au contraire, jouer sur le quotidien du milieu de l’art. Une vidéo de Marcel Broodthaers m’avait plu, dans laquelle il faisait un entretien avec son chat. Il lui pose des questions sur l’art, le chat miaule et il fait comme s’il comprenait. Avec Stéphane, nous sommes encore ailleurs. Nous essayons toujours de jouer le coté culture populaire avec beaucoup de fautes d’orthographe. Les derniers de la classe, en somme.

Désaccords était-elle, au départ, prévue pour être exposée ou seulement pour être montrée sur Internet ? Comment la voyez-vous exposée ?

On voulait absolument que les vidéos retournent sur internet, qu’elles ne nous appartiennent plus. Au Salon de Montrouge, les vidéos sont présentées sur un écran plat. Dans ce contexte, la question de l’accrochage était un peu mise de coté. Pour notre exposition au Château de Servières à Marseille, nous avons fait fermer une pièce de 30 min 2 s, on a cassé ensuite le mur à coup de marteau pour faire une entrée. À l’intérieur il y a un bazar immense. Les vidéos sont dans cette pièce et tournent sur trois écrans. On s’était posé beaucoup de questions : comment la montrer ? Est-ce que l’on fait ça sur un grand écran ? Sur des cadres projetés ? Elles sont pixélisées, le son est de mauvaise qualité, il y a des fautes d’orthographe dans les sous-titres. L’accrochage devait être cohérent avec la vidéo.

Certaines œuvres comme Art at Home, Abilities, How to do a masterpiece ou encore la série de photographies Flagrant Délits jouent avec l’idée populaire sur l’art moderne et contemporain « Tout le monde peut le faire », comme vous l’écrivez vous-même en description de cette dernière pièce. L’authenticité et le rôle de l’artiste semblent être sujets à questionnement pour vous ?

C’est un sujet qui m’a toujours intéressé pour plusieurs raisons. Il y avait des œuvres que j’adorais et que j’aurai aimé avoir chez moi, ce qui n’est pas possible, faute de moyens. Donc au bout d’un moment, j’ai commencé à les faire. Je me disais que ça n’avait aucune importance que ça soit l’original ou pas, parce que cette œuvre était juste une sorte de passerelle entre moi et la démarche de l’artiste. C’est l’essence des œuvres qui m’intéresse. Je trouve parfois un peu ridicule la sacralisation qui se fait autour d’une œuvre unique. De là, j’ai fait le site internet Art at Home, qui permet de télécharger gratuitement des fiches pratiques pour faire des œuvres d’art. À côté, j’ai été assistant d’artiste, donc j’ai réalisé aussi des œuvres originales. Ça re-questionne tout quand c’est vous qui les faites pour un autre artiste : ce qui importe c’est le fait d’y avoir pensé et d’avoir mis les choses en œuvre pour que ça se produise. C’est ça le plus essentiel.

Nous avons pu lire au détour de nos recherches que votre travail s’apparente à une sorte de « dilapidation de l’énergie », un « gâchis des forces productives ». Nous pensons y voir comme une immense plaisanterie destinée à contrer un esprit de contrôle et de profit de notre société capitaliste. Qu’en pensez-vous ?

Comme je l’ai déjà mentionné avant, je ne fais pas de l’art revendicatif ni militant. Par la suite, les œuvres induisent ce qu’elles induisent, mais je n’en suis pas responsable. Je pense que l’art n’a pas de portée politique : dire que le capitalisme, c’est mal pour ensuite être acheté par François Pinault, ça serait du cynisme.

Au travers de l’humour, de l’auto-dérision, de l’ironie, dans des œuvres comme Bamboccio ou Nothing Before, vous utilisez un style enfantin, ludique tout en parlant de sujets très graves, parfois extrêmement violents : pourquoi cacher ces propos derrière l’humour ?

J’aime ce décalage. Bamboccio, cette œuvre de dessins coloriés d’arrestations, a une double lecture, car on y voit une scène d’arrestation, mais elle fait en fait référence à la peinture baroque et aux scènes christiques, avec un personnage blanc, immaculé en position de croix. Mes dessins sont issus de photographies de l’AFP.

Comment avez-vous procédé pour choisir les œuvres présentées au Salon de Montrouge ? Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Pour le Salon de Montrouge, j’avais surtout envie de montrer Désaccords. Je pense que c’est le bon événement pour montrer ces vidéos. Comme nous les avions déjà testées, je savais que ça fonctionnait, le public a souvent de grands éclats de rire en les visionnant.

Competition are for horses, not artists a été faite spécifiquement pour le Salon de Montrouge. Elle est liée à l’effet du Salon qui draine beaucoup de jeunes artistes, énormément de gens qui viennent les repérer : ça induit une certaine forme de concurrence.

Dans Competition are for horses, not artists, on trouve à nouveau la thématique du sport et de l’art, pouvez vous nous en dire un peu plus sur sa conception ?

Dans cette œuvre, il y a des échantillons d’urine et de sang et une vidéo détourne des images des journaux télévisés présentant un centre anti-dopage ultra-moderne qui contrôle les artistes. Peut-être que dans 10 ans, ça va apparaître, où les artistes devront être clean pour faire des expositions, où il faudra présenter un certificat médical pour postuler au Salon de Montrouge. Je la vois comme une histoire anticipatrice assez absurde.

Dans le cartel présentant vos œuvres, on peut lire la citation de Francis Picabia « — Quel est votre sens du comique ? — Celui d’outrager le respect sans aucune espèce de répétition » : quel est votre propre sens du comique ?

Le comique, pour moi, c’est quand l’absurde se mélange à la réalité. J’aime l’humour quand c’est juste, pas trop bourrin, j’en reviens toujours à l’exemple de Marcel Broodthears ou encore Gianni Motti, qui est attendu par tous le soir du vernissage de son exposition, mais n’est pas là. Puis arrive un énorme bus, qui s’arrête et en sortent soixante touristes chinois. Le guide s’avère être en fait Gianni Motti avec le micro et le parapluie typiques. Ils rentrent tous dans l’exposition, font le tour en quelques minutes, prennent des photos, puis remontent tous dans le bus et partent. Motti détourne le réel : dans l’histoire, qui est pris pour un imbécile ? Les touristes chinois ? Ceux qui attendent Gianni Motti depuis le début ? C’est un humour un peu séducteur, car c’est avant tout gentil et bienveillant.

Cet entretien a été réalisé par Cyrielle BRÉAN et Anaëlle VILLARD le 6 mai 2015

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