La mesure des choses : « Distances » à la galerie See Studio

« Distances : deux résidences, deux expositions, une édition » est un projet d’échange né de la collaboration de deux visions similaires, celle de l’Italien Matteo Innocenti et celle du laboratoire DERIVA (Valeria Cetraro et Edouard Escougnou). Suite à un dialogue à distance entre artistes et curateurs qui a conduit à la réflexion sur la thématique dévoilée par le titre, les villes de Prato et de Paris se sont réunies concrètement dans deux résidences, l’une française et l’autre italienne, voyant la participation des artistes présents à l’exposition « 8+1 » conçue par l’Italien (Prato, 22 novembre 2013 – 6 mars 2014) et ceux soutenus par le laboratoire français. La phase de création en résidence a abouti à une première exposition en Italie, suivie par une deuxième à la galerie parisienne See Studio (18 avril – 16 mai 2015).

Vue de l'exposition collective « Distances », 18 avril - 16 mai 2015, Galerie See Studio, Paris. © Galerie See Studio

Vue de l’exposition collective « Distances », 18 avril – 16 mai 2015, Galerie See Studio, Paris. © Galerie See Studio

Qu’évoque-t-on en parlant de distance ? Le Larousse dit : un « intervalle qui sépare deux points dans l’espace ; longueur de l’espace à parcourir pour aller d’un point à un autre ; écart, différence entre deux choses, deux personnes, leurs statuts, leurs qualités ». Si l’on n’est pas satisfait, il faut se rendre à la galerie parisienne pour compléter cette définition.

En vitrine une œuvre d’Emanuele Becheri. Il s’agit d’une reproduction d’une photo de Georges Pastier du 1974 où Antonin Artaud est représenté à l’arrêt d’un autobus à Ivry-sur-Seine. De dos, appuyant un crayon contre l’une de ses vertèbres avec un geste inquiet, presque énervé. On pense à la schizophrénie de l’écrivain, à la douleur physique qui l’accompagnait dans l’élaboration de ses théories, au corps-sans-organes, au théâtre de la cruauté. Rien à voir avec la distance vue comme une donnée physique et spatiale que rapportait le dictionnaire.

Vue de l'exposition.  Marco Andrea Magni, A ciel ouvert, 2015, émail, Marie-luise, aimant, 40 x 49 x 7 cm. Serena Fineschi, Lo spazio che ci separa non ha nulla a che fare con la misura di tutte le cose, 2015, graphite sur mur.

Vue de l’exposition.
Marco Andrea Magni, À ciel ouvert, 2015, émail, marie-luise, aimant, 40 x 49 x 7 cm.
Serena Fineschi, Lo spazio che ci separa non ha nulla a che fare con la misura di tutte le cose, 2015, graphite sur mur, dimensions variables. © Galerie See Studio

En entrant une ligne en graphite tracée par Serena Fineschi sur les murs parcourt l’espace de la galerie. La distance devient une réalité tangible, comme une autoroute sur une carte routière que l’on surligne en jaune pour compter les kilomètres qui séparent deux villes, celle de Paris et de Prato. Mille-cent-vingt-deux kilomètres dans une pièce : Lo spazio che ci separa non ha nulla a che fare con la misura di tutte le cose ne parle pas d’espace comme d’une question de mesure, mais plutôt comme de la condition existentielle de l’homme par rapport aux choses qui l’entourent. Avec un geste très simple l’artiste cherche à établir une relation – une liaison au sens figuré – entre soi-même et le lieu, entre le spectateur et les œuvres et entre les œuvres elles-mêmes. À ciel ouvert de Marco Andrea Magni se rapproche de ce concept : une stratification de maries-louises se succèdent sans encadrer d’image et attirent le regard de l’observateur qui se reflète dans le vitre, prenant ainsi conscience de sa présence concrète.

Jessica Boubetra, D’un pas infini, 2015, malachite, marbre, plomb, 25 x 70 x 37 cm.

Jessica Boubetra, D’un pas infini, 2015, malachite, marbre, plomb, 25 x 70 x 37 cm. © Galerie See Studio

Vue de l’exposition. David Casini, Millecentoventiduechilometri, 2015, laiton, impression sur papier, 221 x 50 x 10 cm. Jessica Boubetra, Transfert aux abstractions, 2015, bois marbré, verre, tiges filetées, boulons, 128 x 50 x 38 cm. Pia Rondé & Fabien Saleil, Trama #2, 2015, sténopé, peinture photosensible sur bois, 200 x 35 cm. © Galerie See Studio

Vue de l’exposition.
David Casini, Millecentoventiduechilometri, 2015, laiton, impression sur papier, 221 x 50 x 10 cm.
Jessica Boubetra, Transfert aux abstractions, 2015, bois marbré, verre, tiges filetées, boulons, 128 x 50 x 38 cm.
Pia Rondé & Fabien Saleil, Trama #2, 2015, sténopé, peinture photosensible sur bois, 200 x 35 cm. © Galerie See Studio

Sur la droite, au sol, la sculpture en marbre et malachite D’un pas infini dialogue avec l’œuvre en bois marbré et verre Transfert aux abstractions de la française Jessica Boubetra. Le choix des matériaux et les techniques du bois marbré et de la marqueterie renvoient aux pratiques artisanales qui caractérisent la Toscane et en particulier les villes qui ont accueilli la première résidence du projet et qui deviennent le moteur créatif de ses travaux. Entre les deux s’installe l’œuvre de David Casini, conçue à partir d’une sélection de minéraux qui appartiennent aux terrains situés entre sa ville maternelle et Paris. Les textures des pierres sont reproduites sur papier replié selon les règles du Zhe Zhi, générant des polyèdres légers, suspendus sur une structure métallique et alignés comme des planètes.

Dans le coin Trama #2 de Pia Rondé & Fabien Saleil montre une image réalisée avec un appareil photographique à sténopé, qui s’étend verticalement sur une surface cylindrique en bois. La peinture photosensible, faite de denses alternances entre les ombres et les lumières, suit le rythme fragmenté d’une caméra branlante ou d’une séquence de cinéma. En face, un tronc fossile du Miocène supérieur m’amène à une réflexion sur la distance dans sa valeur temporelle. Giovanni Kronenberg, intrigué par les objets rares au même titre qu’un collectionneur de curiosités du 17e siècle, intervient sur l’élément naturel avec une incision recouverte de cendres du volcan islandais Hverfjall et de miel de bois, nous invitant à réfléchir sur les signes du temps éloignés dans les siècles « dont le monde n’aurait jamais apporté de traces ».

Giovanni Kronenberg, Di cui il mondo non avrebbe recato segno mai più, 2014, tronc fossile d’époque miocène supérieure, miel de bois, cendre du volcan Hverfjall, exemplaire unique.

Giovanni Kronenberg, Di cui il mondo non avrebbe recato segno mai più, 2014, tronc fossile d’époque Miocène supérieur, miel de bois, cendres du volcan Hverfjall, exemplaire unique. © Galerie See Studio

Dans la deuxième salle, six photographies d’Audrey Martin et Muriel Joya sont appuyées de façon aléatoire sur une étagère. Espaces transitoires est une reproduction photographique des œuvres réalisées par les artistes à Prato, traduites dans une nouvelle forme qui leur permette de coexister dans deux lieux différents au même moment. Grâce à cet expédient, ce ne sont pas les œuvres, mais l’espace qui se déplace avec elles. La photographie sur dibond et la vidéo Walking On The Water. Miracle & Utopia de Virginia Zanetti répondent à une idée similaire, celle d’expliquer l’évolution de l’œuvre dans le temps et dans l’espace. Ces travaux font partie d’une expérience performative plus complexe qui mettait en place le voyage le long de la faille qui relie, à travers la mer, la ville d’Ancône et les Balkans.

Vue de l’exposition. T-Yong Chung, Tre brothers, 2015, trois bustes classiques en plâtre modifiés. Virginia Zanetti, Walking On The Water. Miracle & Utipia, 2013, impression lambda sur Dibond avec plexiglass, ph Pamela Bralia, 65,5 x 100cm. Enrico Vezzi, Le rêve d’Andrea G. (harmonizer les livres oscillation de la terre) 2015, tourne-disques, casque, vinyle en plexiglas, audio 00:15:00.

Vue de l’exposition.
T-Yong Chung, Tre brothers, 2015, trois bustes classiques en plâtre modifiés.
Virginia Zanetti, Walking On The Water. Miracle & Utipia, 2013, impression lambda sur Dibond avec plexiglass, ph Pamela Bralia, 65,5 x 100cm.
Enrico Vezzi, Le rêve d’Andrea G. (harmonizer les livres oscillation de la terre) 2015, tourne-disques, casque, vinyle en plexiglas, audio 00:15:00. © Galerie See Studio

Au centre de la salle la sculpture en plâtre Tre Brothers de T-Yong Chung étonne : trois copies de bustes de la Renaissance d’après Desiderio da Settignano, transfigurées par des coupes nettes sur la tète. Ils deviennent méconnaissables et perturbants nous invitant à réviser notre histoire et notre passé avec tous nos préjugés.

La visite se termine sur les sons du Rêve de Andrea G. par Enrico Vezzi avec la collaboration du musicien Remo Zanin. On lance le vinyle : les oscillations de la terre enregistrées sous forme de code binaire résonnent dans une harmonie calme et relaxante au goût cosmique. La distance entre nous et les profondeurs de notre planète se traduit en musique et la Terre semble à la fois tangible et inaccessible.

En sortant de la galerie on voit, en haut, le drapeau de la Terre suspendu sur le balcon au troisième étage du bâtiment, installation du même artiste. On s’interroge finalement sur cette « distance » : un écart entre deux entités, un éloignement par rapport à un temps perdu, un rapport latent et potentiel entre nous et le monde qui nous entoure…

 Martina Furno

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