« Quand la peinture se déroule et la sculpture s’étale » : portrait de Marion Bénard

Tout est en équilibre dans l’univers de Marion Bénard, jeune artiste plasticienne fascinée par les aspects les plus absurdes du quotidien. Si certaines de ses œuvres suggèrent de la naïveté et se rapprochent du ready-made, d’autres sont le résultat d’une recherche assidue et diligente. Elle débute toujours par le dessin, souvent minuscule, et quand le besoin de réaliser des pièces en volume se fait sentir, elle choisit un nouveau médium en repartant à zéro. N’ayant pas de matériau de prédilection, elle accepte le défi en s’attaquant aux matières plus communes, les plus proches du réel.

Marion Bénard, Sans titre, aquarelle, 22,5 x 24,2 cm.

Marion Bénard, Sans titre, aquarelle, 22,5 x 24,2 cm. © Marion Bénard

Minutieusement, elle recueille des images trouvées sur internet, des coupures de journaux, des photographies prises dans la rue qui montrent les facettes les plus drôles du quotidien. Embarcations en forme d’oie, femme portant un couvre-chef aux oreilles d’âne, ours empaillé couvert de cellophane, personnages vêtus de tubes rouges et blancs, homme avec kangourou sur une motocyclette, animaux bizarres, funambules, vieillards. Ce sont des petits « Marion Bénard » qu’elle conserve tels des ready-made. Ceux qui sont « imparfaits » en revanche, l’artiste se les approprie et les réélabore en cherchant le jeu, l’artifice et la théâtralité dans le familier.

Les animaux reviennent fréquemment dans ses travaux, de par leurs formes à la fois étranges et grotesques et pour ce qu’on peut y voir : elle ne recherche pas forcément une esthétique du beau, mais plutôt la force des élans et des ours, la fragilité des ibis et des oiseaux. Des aquarelles légères et ludiques ? On ne se trouve pas face à des illustrations ou des contes pour enfants, mais plutôt face à la fascination et l’inquiétude de l’artiste pour la vie. Elle exécute des pirouettes pour parler de l’homme, des relations dans la société et de ce qui nous entoure : un réel non romancé et souvent peu aimable se niche derrière les couleurs pastels. Dans la série de dessins Mouvement, des troupeaux d’animaux, des moutons et des loups dont les corps n’émergent qu’à moitié, s’entassent les uns sur les autres et agissent comme une nébuleuse ou ondulent comme des herbes folles. Ils deviennent métaphore de l’individu qui perd son identité dans la foule.

Marion Bénard, Mouvement 1, 2010, crayon sur papier, 175 x 150 cm. © Marion Bénard

Marion Bénard, Mouvement 1, 2010, crayon sur papier, 175 x 150 cm. © Marion Bénard

Il s’agit bien de « métaphore ». Marion Bénard, utopiste et féministe, n’est pas militante et ne revendique pas son travail au niveau social et politique. Elle parle plutôt d’une forme de cruauté cachée derrière la légèreté qui provoque un sentiment confus, entre l’envie de rire et la crainte. Dans Loges, dans une série de vaches sans corps se penche un ours, élément perturbateur. Toutefois, les vaches ne réagissent pas à la présence du prédateur : dans cette loge de théâtre règne un calme absolu. Game Over est l’instantané de la fin du jeu où un renard aux pattes coupées cherche en vain à tenir un équilibre avec une balle ; Pressing montre une chemise écrasée parmi deux chaises rangées l’une sur l’autre. Comme dans une blague de bande dessinée, la chemise reste parfaitement étendue, dans une raideur absolue.

Marion Bénard, Loges, 2010, crayon sur papier, 149 x 238 cm.

Marion Bénard, Loges, 2010, crayon sur papier, 149 x 238 cm. © Marion Bénard

Plusieurs sentiments, forts et contradictoires, viennent se mêler, à l’instar des romans qu’elle lit, ceux-là mêmes aux histoires d’amour incroyables qui finissent tragiquement. Mais tous avec une certaine légèreté, dans la recherche d’un échange de regard, et parfois d’un échange de rôle, entre le spectateur et le sujet. Tous les personnages dialoguent entre eux en nouant des relations hétérogènes et souvent équivoques. Et voilà que dans Gardian, un homme se tient à côté d’une vache dont on ne voit pas la tête. Grâce au grand format, l’animal et l’humain – comme une espèce d’hybride – se projettent dans le réel et interrogent directement le spectateur, qui retrouve dans la poche de la chemise de l’homme une petite vache à la tête coupée. Dans Chaussures bleues, un homme, non plus dessiné, mais réel, est vêtu d’un costume gris indifférent et porte d’éblouissantes chaussures bleues. Il nous scrute en train de regarder l’aquarelle qu’il tient dans ses mains : son propre portrait tenant un autre portrait, celui de ses chaussures.

Marion Bénard, Gardian, 2014, crayon graphite et aquarelle sur papier, 200 x 270 cm. © Marion Bénard

Marion Bénard, Gardian, 2014, crayon graphite et aquarelle sur papier, 200 x 270 cm. © Marion Bénard

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Marion Bénard, Chaussures bleues, 2012, homme en costume, chaussures bleues, aquarelle sur papier, cadre, chaise. © Marion Bénard

Le déguisement qui masque la vérité, le familier qui couvre l’étrange, intéresse l’artiste. Elle s’interroge — « dans la mimèsis, la doublure du je (u), où est l’intime dans la vitrine ? » — et choisit comme manifeste de sa démarche le film Le Plaisir de Max Ophüls, adapté d’après la nouvelle Le masque de Guy de Maupassant. La scène se déroule dans un bal, où un personnage étrange, avec un visage étonnant, danse comme un pantin ; soudainement il tombe épuisé dans la foule et quand un médecin arrive pour le secourir, on se rend compte qu’il porte un masque cachant un visage de vieillard. « On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais qui souriait toujours » écrivait Maupassant.

Conscients de cette image, il faut se rendre au Salon de Montrouge (5 mai – 3 juin 2015) pour s’immerger dans deux nouvelles histoires de contraste : Housse, métaphore de l’opposition entre le naturel d’une fourrure d’ours et le synthétique d’un tissu du canapé, et une nouvelle version de Roll on roll off (elle avait réalisé une première version en 2013 pendant une résidence aux États-Unis), où un papier peint se déroule sur un mur juste avec le soutien des meubles. Avec un geste très simple qui relève de l’absurde dans le domestique, cette installation immédiate et précaire nous projette dans le paysage peint sur le papier, une étendue de champs horizontaux délimités par des barrières naturelles.

Marion Bénard, Roll on Roll off (Installation sans colle) Part 1, 2013, technique mixte, dimension variable. © Marion Bénard

Marion Bénard, Roll on Roll off (Installation sans colle) Part 1, 2013, technique mixte, dimension variable. © Marion Bénard

Marion Bénard, à la fois zélée et rêveuse, sait ce qu’elle attend de ses œuvres : dans une logique de l’affection et du fragile elle recherche un équilibre, dans ces « absurdités cohérentes », dans cet instant où « l’animal imite la peau de bête et la feuille morte refuse de tomber, le modèle ne se sépare pas de son portrait ni le panier de pommes de sa nature morte, la peinture se déroule et la sculpture s’étale ».

 Martina Furno

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