Des pirouettes dans l’univers de Marion Bénard

Après avoir obtenu un bac scientifique, Marion Bénard rentre à l’Atelier de Sèvres à Paris, puis intègre en 2006 les Beaux-Arts dans les ateliers Messager, Bruguera et Rochette, en réalisant que la voie artistique n’est pas quelque chose d’abstrait et d’inaccessible. Elle travaille dans son atelier à Pantin et a été sélectionnée cette année pour exposer à la 60e édition du Salon de Montrouge (5 mai – 3 juin 2015). 

Marion Bénard, Mains d’Artistes, 2014, technique mixte, dimension variable. © Marion Bénard

Entretien réalisé le 14 mars 2015 dans l’atelier à Pantin.

Martina Furno — La chose qui m’a le plus frappée est le message qui transpire de vos œuvres : les sujets des dessins et des aquarelles, avant tout les animaux, semblent légers et ludiques, mais si on les regarde attentivement c’est plutôt la mélancolie ou la fragilité qui transparait. Quelle est l’importance des métaphores dans vos travaux ? Dans cette pratique « dissimulatrice », y-a-t-il de l’engagement au niveau socio-politique ?

Marion Bénard — Je n’avais jamais pensé à la mélancolie spécifiquement, mais plus à une forme de cruauté cachée derrière la légèreté. La mélancolie, c’est bien vu finalement. Tout est métaphore dans mon travail : on m’a souvent demandé si je m’inspire des contes pour enfants, mais ce n’est pas le cas. Je parle de ce qui m’entoure, des codes de nos modes de vie dans la société. Les contes parlent de cela aussi, mais je me nourris davantage du réel que d’un réel déjà transformé ou romancé.

En ce qui concerne l’engagement, je dirais que je suis une utopiste, une féministe, mais pas militante, une rêveuse en somme. Et je ne revendique pas du tout mon travail comme un geste politique ou social. J’exprime plutôt ma fascination et ma crainte face à la vie.

M. F. — J’ai lu l’hommage que vous avez écrit à propos de la nouvelle Le masque de Maupassant. Pourquoi ce choix ? Est-ce que cette thématique touche toute votre production ?

M. B. — En fait, c’est le film Le Plaisir de Max Ophüls adapté de la nouvelle de Maupassant, qui m’a marquée. Dans le film on voit un personnage très étrange avec un visage étonnant qui danse, dans un bal, comme un pantin. On dirait qu’il n’est pas humain. Il tombe dans la foule et il est amené dans les coulisses du théâtre où un médecin arrive. Alors, on se rend compte qu’il porte un masque. En regardant son visage, le médecin découvre que c’est un vieillard. Dans la nouvelle de Maupassant, il est dit toute de suite que c’est un vieillard qui cherche à rester jeune, mais cela ne collait plus à cette image forte que j’avais vue dans le film. Pour moi, ce film dit tout ce que j’ai envie d’exprimer dans ma recherche artistique, comme un résumé.

M. F. — Quelles sont, en général, les thématiques avec lesquelles vous aimez vous confronter ?

M. B. — Je parle du domestique, du quotidien, mais surtout de la théâtralité dans le quotidien : du jeu, de l’artifice. Après, il y a les animaux qui reviennent énormément dans mon travail, un choix lié au fait qu’ils ont des formes tellement variées. C’est aussi un choix esthétique relatif à ce que l’on projette dans l’animal. Par exemple j’ai dessiné beaucoup d’élans, parce qu’ils sont à la fois puissants, imposants et grotesques avec cette espèce de protubérance dans le cou et ce nez bizarre.

Marion Bénard, Sans titre, aquarelle, 11,3 x 17,8 cm. © Marion Bénard

M. F. — Je vois dans vos travaux une métaphore de la fragilité humaine. Par exemple, dans le dessin Jeu, l’éléphant est en train de se lever sur deux pattes en prenant une posture humaine et la prononciation du titre renvoie aussi au pronom personnel « Je ». Est-ce l’humain qui se cache derrière les animaux, ou pas ? Quel est le rôle du spectateur dans ce cas ?

Marion Bénard, Jeu, 2009, crayon graphite sur papier, 200 x 140 cm. © Marion Bénard

M. B. — Oui, c’est l’Homme qui transpire de tout ce que je fais. Je fais des pirouettes pour parler de ce qui me tient à cœur, je n’arrive pas à dire les choses frontalement. Les mots me manquent, alors je n’écris pas, je dessine, je sculpte. Aussi, je construis mes pièces dans la recherche d’un échange de regard entre le sujet et le spectateur, et parfois un échange de rôle où le spectateur devient sujet.

M. F. — Quand on regarde vos travaux, il y a toujours un élément surprenant, qui contraste avec le contexte : dans le dessin Loges, par exemple, on rencontre un ours dans une série de vaches ; ou dans Pressing, où une chemise est pressée entre deux chaises simplement posées l’une sur l’autre. Cela provoque une sorte de sourire doux-amer : quelles sont vos intentions ?

M. B — Dans le travail d’autres artistes, j’aime ce qui provoque un sentiment confus, entre le rire et la crainte. Quand je construis une image ou une pièce, il y a souvent plusieurs sentiments qui viennent se mêler. Comme en littérature, les histoires d’amour incroyables qui finissent tragiquement. Je recherche ce mélange de sentiments forts et contradictoires, mais avec une certaine légèreté dans mon travail.

Loges montre un public composé de vaches. L’ours parmi les vaches est un élément perturbateur. Pourtant, il règne dans le dessin un calme absolu, les vaches ne réagissent pas alors qu’il y a un prédateur parmi elles.

Dans Pressing c’est presque un gag de bande dessinée. On imagine qu’il y a quelqu’un d’écrasé entre ces deux chaises rangées l’une sur l’autre. La chemise est pressée et raidie, comme tétanisée.

Marion Bénard, Pressing, 2012, technique mixte, 90 x 60 x 150 cm. © Marion Bénard

M. F. — J’ai noté dans les dessins Housse et Gardian ainsi que dans les aquarelles, un usage sérieux de l’élément décoratif, qui m’a rappelé les trames des tissus ou des papiers peints, mais que vous utilisez pour contraster et, dans quelque cas, pour substituer la peau de l’homme et des animaux. Qu’est-ce que vous voulez susciter ?

M. B. — Dans Housse, la fourrure de l’ours et le tissu (qui est vraiment la reproduction d’un textile, d’un motif existant) forment un contraste entre le naturel et l’« extrêmement fabriqué ».

Marion Bénard, Housse, 2013, crayon graphite et aquarelle sur papier, 178 x 200 cm. Mains en plâtre et tissu, 60 x 60 x 8 cm.  © Marion Bénard

Marion Bénard, Housse, 2013, crayon graphite et aquarelle sur papier, 178 x 200 cm. Mains en plâtre et tissu, 60 x 60 x 8 cm. © Marion Bénard

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Marion Bénard, Housse, 2013, détail. © Marion Bénard

Dans Gardian et dans Housse aussi, visuellement, il y a une forte compétition entre la vache et l’homme, entre l’ours et le canapé : j’ai passé des heures à dessiner les poils, peut-être que j’avais besoin de passer des heures à dessiner le motif du canapé et le motif de la chemise, pour passer autant de temps avec chaque sujet. J’ai aussi un goût pour le motif en général. J’aime plonger mon regard dans les motifs et la répétition.

M. F. — Quand on regarde vos sculptures, on remarque aussi une attention toute particulière à la mode des animaux empaillés, qui provoque toujours une mauvaise sensation : celle d’un mécanisme en panne, d’un black out. Les pattes du renard de Game Over sont coupées de son corps, la peau du lapin de Halifax Rabbit est empaquetée dans des sachets en plastique, l’animal indéterminé de Fer en l’air semble être pendu, prêt à la torture. Pouvez-vous parler de cette sorte d’« esthétique de la fragmentation » ?

M. B. — Dans Halifax Rabbit, j’ai utilisé des sachets qui contiennent des fragments d’animaux qu’on achète dans les magasins de chasse et de pêche pour fabriquer des petites mouches. Au contraire, ici je n’ai pas fragmenté un animal, j’ai voulu le reconstituer, c’est la démarche inverse.

Marion Bénard, Halifax's rabbit, 2011, technique mixte. © Marion Bénard

Marion Bénard, Halifax’s rabbit, 2011, technique mixte. © Marion Bénard

Dans Game Over c’est plutôt un jeu d’équilibre entre deux éléments, un renard et une balle, qui sont obligés de fonctionner ensemble pour tenir en équilibre.

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Marion Bénard, Game over, 2012, technique mixte, 50 x 100 x 25 cm. © Marion Bénard

Fers en l’air, est une de métaphore de l’impasse. Comme un insecte bloqué sur le dos, renversé sur sa coquille dont les pattes gigotent en vain.

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Marion Bénard, Fers en l’air, 2009, céramique, h 65 cm. © Marion Bénard

M. F. — Pouvez-vous expliquer l’importance de la figure humaine dans l’installation Chaussures bleues, et du corps, en particulier des mains, dans les sculptures Mains d’artiste et Mesure ?

M. B. — Avant, je ne faisais que des animaux, mais de plus en plus la figure humaine prend place dans mon travail. Soit sous la forme d’un personnage, qui va poser, comme une présence, un regard ; soit par la reproduction de mes mains, des mains d’autres artistes.

Dans Chaussures bleues, on est face à un vrai homme qui tient son portrait : c’est une mise en abîme faussée puisque ce portrait tient lui même un portrait, celui de ses chaussures. Ici, l’accent est autant mis sur les chaussures (qui sont comme un attribut dans la peinture classique) que sur le modèle.

Dans Housse, mes deux mains, en plâtre, tiennent le tissu qui m’a servi de modèle pour faire la peinture ; dans Mesure, mes mains mesurent l’espace comme des petits animaux qui grouillent.

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Marion Bénard, Mesure, 2013, plâtre, peinture acrylique, dimension variable. © Marion Bénard

La transformation qu’opère l’artiste d’après nature, la perception singulière d’un spectateur (son regard), la relation du modèle à son portrait, sont au cœur de mon travail.

M. F. –  J’aime bien votre capacité à vous exprimer avec différents matériaux (crayon, aquarelle, bois, plâtre, papier, tissu, etc.) de manière très appropriée. Pourquoi et comment choisissez-vous ces matériaux ?

M. B. – En général, je pars toujours des dessins, des aquarelles, des idées que je mets sur papier. Après, le besoin de réaliser des pièces bien réelles, en volume, arrive. Comme je ne m’interdis aucun matériau, cela peut être un peu compliqué et j’ai souvent l’impression de repartir à zéro. Cela m’empêche de devenir érudite dans un matériau. Je ne maîtrise pas une technique en particulier, chaque fois est un challenge. Le choix du matériau est souvent très proche du réel, la chemise de Pressing est une vraie chemise transformée, le renard de Game Over était une peau de bête, etc.

M. F. – Pouvez-vous parler du choix, peu commun, du grand format pour les dessins ? Cela sert-il à accrocher le regard du public en accentuant « en grand format » la mise en jeu de l’absurde, qui se dissimule derrière ses mécanismes de domination-soumission ?

M. B. – Je parlerais plutôt d’un rapport à l’échelle 1. Avant de passer au grand format, je faisais tous mes dessins en minuscule, mais à un moment donné je voulais que le rapport au sujet soit plus direct sans forcement passer par la sculpture. Il fallait que le personnage dans Gardian, par exemple, ait une échelle humaine (en réalité il est légèrement plus petit, mais c’est quand même cette idée d’avoir cette personne en face de nous). En fait, dans un tout petit dessin on va se projeter différemment, plus dans une rêverie alors qu’en faisant un grand dessin, on se projette dans le réel. Le résultat est une sorte d’hybride : l’image de départ, prise d’un concours bovin, est celle d’une vache qui tourne la tête derrière l’homme ; sa tête est juste cachée.

Marion Bénard, Gardian, 2014, crayon graphite et aquarelle sur papier, 200 x 270 cm. © Marion Bénard

Marion Bénard, Gardian, 2014, crayon graphite et aquarelle sur papier, 200 x 270 cm. © Marion Bénard

M. F. – Est-ce que les photographies et les coupures des journaux ont de l’importance dans la phase d’étude et de préparation du dessin et qu’est-ce qui motive votre pratique du dessin ?

M. B. – Les photos et les coupures de journaux ne sont pas une préparation au dessin. Quand je les trouve et quand je les utilise telles quelles dans une pièce, c’est parce que pour moi elles sont comme des petits Marion Bénard, je me les approprie tels que des ready-made. Comme dans le cas du Masque de Maupassant et du film de Max Ophüls, c’est une sorte d’évidence de ce que je veux dire et l’image parle tellement bien que je ne vois pas pourquoi je devrais la transformer. Ce qui me sert pour mes dessins sont les images « imparfaites » que je trouve. Je vais les trouver dans la rue, sur internet, dans les journaux aussi, mais ce n’est pas tout à fait ce que je veux exprimer donc je me les approprie. Enfin, le dessin c’est pour moi une manière de représenter les idées, c’est une sorte de bibliothèque où poser les pensées.

M. F. – Vous avez été choisie parmi plusieurs milliers de candidatures pour exposer cette année à la 60e édition du Salon de Montrouge. Comment avez-vous reçu la nouvelle ? Pouvez-vous me parler du travail que vous présenterez au Salon ?

M. B. – En fait, je l’ai appris par un ami. Je n’étais pas dans l’attente de la réponse, je ne connaissais pas la date des résultats. Et comme cela fait trois ou quatre fois que je postule pour Montrouge c’était une vraie surprise et une bonne surprise.

Je présenterai Housse, le dessin avec mes mains en plâtre. Et une nouvelle version d’une pièce que j’ai réalisée en résidence, Roll on Roll off. La pièce portait le sous-titre Part 1 car je sentais qu’il y aurait une suite. Elle représente un geste très simple, un peu comme de prendre une poignée de sable et la lancer là-bas au sol : c’est l’idée de dérouler un papier juste avec le soutien des meubles. Cette installation est immédiate et précaire. Je la vois comme un atelier mobile où le fond bleu est un espace de projection. C’est aussi de l’ordre du domestique absurde, comment faire tenir son papier peint sans colle. Sur le papier peint, je peindrai un paysage et les meubles seront en vert d’incrustation, comme au cinéma. Je construirai un paysage très plat où il n’y a pas de lacs, pas de montagnes ni aucun élément d’architecture de village, seulement une étendue de champs plats, délimités par des barrières naturelles.

M. F. – Comment appréciez-vous le regard du public sur votre travail ? Qu’est-ce que vous attendez des spectateurs ?

M. B. – Je ne sais pas ce que j’attends du spectateur, libre à chacun de recevoir le travail d’un artiste de telle ou telle manière. En revanche je sais ce que j’attends de mes dessins, de mes installations. L’échange de regard entre sujet et spectateur est important.

Marion Bénard, Sit-in, 2012, panneaux d'aggloméré, coussins, aquarelles sur papier, cadres, 137 x 360 x 250 cm. © Marion Bénard

Marion Bénard, Sit-in, 2012, panneaux d’aggloméré, coussins, aquarelles sur papier, cadres, 137 x 360 x 250 cm. © Marion Bénard

Par exemple, dans Sit-in, des aquarelles sont posées sur le rebord du dossier d’une longue banquette. Lorsqu’une personne s’y assoit, elle devient portrait.

Martina Furno

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