Gabrielle Le Bayon : Mont(r)er en voix-off

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Gabrielle Le Bayon, Retour, Video, HD 16:9, colour, sound, 23 min, 2014

Thomas Fort : Vous vous intéressez aux histoires, à la mythologie telle l’Odyssée d’Homère ou à la dramaturgie avec Antigone. Qu’implique pour vous ce rapport à la narration, même si celle-ci semble aussi se faire au-delà de ce que vous montrez, dans le hors champ de l’image ?

Gabrielle Le Bayon : Depuis l’adolescence j’ai développé un réel plaisir de la lecture, mais aussi un goût pour le cinéma. Je me sentais bien devant ces images qui défilaient face à moi dans la salle noire, tout comme quand j’étais en train de lire. La narration fut ainsi rapidement au cœur de mes recherches artistiques, même s’il est vrai que je ne vais pas forcément la mettre en exergue. Elle constitue plutôt un pan de mon processus de réflexion et de création. Il s’agit d’une coquille, d’un espace que je peux investir, dans lequel je peux enfermer ou inversement extraire des choses. Le langage, les mythes, l’histoire sont en quelque sorte des fragments de cette même notion de narration. Je me concentre ainsi plus sur les éléments qui en découlent que sur la forme narrative.

T. F. : Que signifie cette coquille ? Ne semble-t-elle pas mettre en valeur un cadre qui dans une même dynamique englobe et rejette des données, un cadre structurant ?

Gabrielle Le Bayon : Effectivement, cette coquille est une structure qui instaure une certaine logique narrative. Elle inscrit de manière plus ou moins évidente un schéma qui part d’un début pour arriver à une fin. Elle n’implique pas nécessairement une logique au niveau du récit, mais prend en compte sa construction. Les artistes conceptuels, ou ceux de l’art minimal par exemple, ont besoin de cette précision pour dévoiler des formes. Je souhaitais, en premier lieu, me rapprocher des questionnements liés à la narration conventionnelle du type de celle mise en place dans le cinéma hollywoodien ou celle utilisée dans la littérature dite classique qui prend comme référence esthétique les œuvres de l’Antiquité. Cette forme narrative fut peu à peu transformée par des auteurs ou des cinéastes qui ont souhaité se jouer des codes, les détourner afin de produire une réflexion sur ces derniers. Il s’agissait finalement de s’en dégager pour développer un langage idiosyncrasique qui ne cherchait pas à singer la narration ou à littéralement raconter des histoires, mais qui tentait d’explorer la signification de cette narration. Il y a presque une forme de tautologie dans ce positionnement, un cercle qui finit progressivement par tourner sur lui même.

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GABRIELLE LE BAYON, RETOUR, VIDEO, HD 16:9, COLOUR, SOUND, 23 MIN, 2014

T. F. : La narration est de ce fait par essence sous-jacente dans le montage textuel ou cinématographique, dans la structure qui construit le récit exposé par le mot ou l’image. On ne s’arrête pas à elle puisqu’elle contribue à nous emporter ailleurs.

Gabrielle Le Bayon : Interroger la structure narrative plutôt que la narration directement, s’inscrit également dans un questionnement sur ce qui façonne certains pans de notre rapport au monde. À quoi peut-on se raccrocher ? Chacun tente de trouver ses propres référents, ses points d’accroches, pour ne pas flotter dans le flux constant et mouvant produit par notre société. Ce magma n’est, pour moi, pas si chaotique, il y a derrière une certaine poésie. L’idée est de prendre une distance par rapport à la façon dont on parle du monde, la manière dont on le décrit par le langage textuel, sonore ou visuel, les moyens qu’on met en œuvre pour conter un mythe ou une histoire. J’observe ces phénomènes, ces résidus de récits, pour mieux questionner ma position dans le monde.

T. F. : Regarder le monde, son histoire, les récits qu’il a pu générer au cours des siècles c’est effectivement aussi prendre du recul. Cette mise à distance semble mettre en valeur la porosité des temps et les déplacements des récits. Par exemple dans le court métrage Retour, vous transposez la fin de l’épopée d’Ulysse, son retour à Ithaque, dans notre temps. Que signifient ces déplacements ?

Gabrielle Le Bayon : Ces récits mythiques perdurent au cours des siècles et traversent les temps et les civilisations. Comment se fait-il que les préoccupations des personnages, de teneur souvent politique, persistent à travers les âges ? Je m’interroge ainsi sur actualité de ces questionnements. Par exemple, l’installation Antigone Millennium, réalisée à New York en 2012, met notamment en valeur la quête d’Antigone, sa volonté d’individualité en répondant à des postures actuelles. Il ne s’agit pas seulement de pointer l’attention sur la permanence de ces actes, mais plutôt de diriger le regard sur le déplacement de ces quêtes existentielles. Ulysse, tout comme Antigone, se positionne finalement contre une narration officielle, contre une forme de politique et donc contre son contexte. Se placer à contre-courant, déjouer les systèmes établis par la doxa ou par le régime reste un acte qui traverse les contextes et les époques, car c’est, d’une certaine manière, ce qui fait avancer notre société. Ces récits sont des transpositions souvent extravagantes ou héroïques de faits historiques, toutefois les détournements que j’effectue mettent en exergue certaines problématiques et certains enjeux de notre Histoire.

T. F. : Si vous utilisez des mythes fondamentaux de la culture occidentale, vous ne leur rendez pas pour autant hommage, vous n’êtes pas dans une forme d’illustration.

Gabrielle Le Bayon : Ces rébellions, pourtant simples, me fascinent, car elles ont traversé les âges et elles ont dépassé l’anecdote. Je pense qu’il faut sortir ces histoires de leur contexte d’origine pour mieux examiner leur construction et leurs enjeux. Il faut également que le texte exprime cette volonté d’échapper à son contexte. C’est sans doute cette fuite qui permet à ces mythes de perdurer, car on finit par s’identifier en creux aux personnages mis en scène. Ma démarche cherche aussi à sortir de cette narration, à éviter un contexte établi pour ne pas être dans l’adaptation d’une histoire. Détourner le récit me permet d’extraire ce qui me semble en lui est structurant ou essentiel.

T. F. : Le détournement s’opère aussi dans la réécriture des mythes. Par exemple dans Retour, la voix off contant les retrouvailles d’Ulysse et de son père Laerte dévoile une lettre fictive écrite et lue par Pénélope. Quel rapport entretenez-vous avec l’écriture ?

Gabrielle Le Bayon : Si mes projets ne sont pas toujours fondés sur un texte particulier, il est évident que ma démarche reste dans une certaine forme de littérature. En premier lieu intervient un temps de lectures et de recherches constituant mon processus de réflexion et de création. Je finis souvent par me détacher du texte d’origine pour écrire mon propre récit en regard de notre être au monde et des relations tissées avec le contexte qui le structure. Je ne suis pas dans une volonté de représenter la réalité ni comme elle dans une forme fantasque. L’écriture implique donc une approche personnelle face aux sujets qui m’intéressent et me questionnent.

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GABRIELLE LE BAYON, RETOUR, VIDEO, HD 16:9, COLOUR, SOUND, 23 MIN, 2014

T. F. : Les sujets choisis préservent, voire cultivent, un certain mystère.

Gabrielle Le Bayon : Ce mystère vient certainement aussi, au-delà de mon regard sur des mythes, du détournement de ces récits, de leur déplacement dans le contexte actuel. J’utilise la réalité afin d’accentuer son étrangeté. Au lieu de n’être juste ce qu’elle devrait être par essence, elle devient un élément du langage que je mets progressivement en place. Elle se fait la trame du récit, son support aux multiples strates, mais aussi sa matière, sa texture.

T. F. : Ce masque est-il là pour brouiller les pistes ou, au contraire, pour accentuer les points divergents de la réalité ?

Gabrielle Le Bayon : Je ne masque pas la réalité pour la flouter, mais au contraire pour essayer de mettre certains aspects en reliefs. Plus qu’un voile opaque c’est un révélateur que j’appose, c’est un élément de poétique dans la façon de l’amener, de la donner à voir. Je capture le réel d’une certaine manière afin de le dévoiler sous l’angle d’une reconstruction. Ça me permet de mettre en exergue un point de vue au centre de divers croisements permettant au final des approches et des sensibilités différentes. Écrire cette autre réalité est en ce sens un moyen de catalyser un ensemble de données rendant compte de la complexité de notre monde et de ses langages.

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Gabrielle Le Bayon, Antigone Millennium, Installation with Hi-8 SD & HD video / mixed media, 30 min, 2012

T. F. : Si vous observez la réalité, vous ne la critiquez pas ouvertement. Vous n’êtes pas non plus dans une forme de documentaire, pourtant vous constatez et pointez des sujets ou des actes problématiques.

Gabrielle Le Bayon : L’idée est de produire quelque chose qui n’est pas directement politique. Bien que la dimension politique est fasse partie de mon approche, je préfère m’inscrire dans une certaine forme de poésie. La réalité se trouve, pour moi, dans le lien entre poésie et politique. La politique constitue les fondements de notre rapport aux autres, de notre vie commune, de notre société. La poésie est un moyen d’en sortir et de créer un espace pour le regard sur ce qui nous entoure. J’amorce par là une certaine forme de critique. Je dispose des indices, des clés sans que celles-ci soient clairement explicites. Je laisse chacun libre de trouver sa propre lecture.

T. F. : Vos vidéos ou vos installations se dévoilent par l’imbrication d’un ensemble de strates. Que signifie le montage de ces multiples plans ?

Gabrielle Le Bayon : Les strates sont présentes par l’accumulation des données liées au sujet de mes recherches, mais aussi dans la temporalité induite par le médium vidéographique. La vidéo parle du temps en permanence, car elle enregistre des images en mouvement, elle capte une durée. La narration est aussi liée au temps, que ce soit dans l’écriture ou dans la lecture. C’est un temps de description et c’est aussi un temps des choses. La stratification est finalement présente dans le processus qui façonne progressivement l’œuvre. Elle est enfin fondamentale dans le rapport à l’espace par la retranscription des différents niveaux de lecture permettant de lire et de comprendre les rapports et les figures qui nous entourent.

T. F. : Vous vous interrogez sur des figures singulières au sein des récits explorés, mais aussi sur le positionnement de l’artiste face à son sujet.

Gabrielle Le Bayon : Ma démarche tente de déplacer ce que j’ai vu dans ce que je vois aujourd’hui. Mon positionnement artistique interroge la différence, l’écart entre ce qu’on voit et ce qu’on donne à voir. Ce terme renvoie aussi aux notions de géographie et de topographie. Ma position pointe l’endroit où je filme, le lieu d’où j’observe mon sujet, le paysage dans lequel je m’inscris. Ce n’est donc pas une posture, pas vraiment une gestuelle dans l’espace, mais bien une place que j’ai choisie afin de capter et de mettre en scène mon projet artistique.

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Gabrielle Le Bayon, Tendres Pâturages, Video, HD 16:9, colour, sound, 6 min, 2014

T. F. : Qu’elle est l’influence de votre positionnement sur vos cadrages, sur les mises en perspectives des paysages filmés ?

Gabrielle Le Bayon : Les deux sont indéniablement liés, car on ne peut pas poser la caméra n’importe où. Elle devient véritablement mon regard et par là visualise et enregistre ce que je souhaite donner à voir, ce que je décide de dire et d’exprimer. On peut choisir d’utiliser l’outil pour faire un film documentaire ou une fiction populaire, cependant on a également le choix de s’inscrire dans une voie divergente, d’observer la scène sous un autre angle afin de dévoiler des choses, des actes, des figures, des paysages. Les auteurs ou cinéastes qui m’intéressent font des pas de côté face aux codes, perturbent l’appréhension du réel pour mieux en rendre compte. Dans mes cadrages je cherche une forme de précision, car je me questionne sur leurs significations intrinsèques et sur ce qu’ils peuvent dévoiler de la scène ou du personnage exposés. Filmer est un langage au même titre qu’écrire un livre, l’image est le mot, le montage permet de révéler la phrase, le texte sous-jacent développé visuellement sur l’écran.

Plus d’informations sur le site de l’artiste : Gabrielle Le Bayon 

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