DANS L’IMAGINAIRE ARTISTIQUE DE ADELAIDE FERIOT

 

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Insulaire, Adélaïde Feriot

Formation et interaction artistique 

Giulia Basaglia : Vous avez une formation pluridisciplinaire mêlant arts plastiques, mode, design et théâtre. Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

Adélaïde Feriot : J’ai fait une formation en arts appliqués, plus précisément en textile et mode. Je me suis intéressée au costume, au vêtement et surtout à ce que l’on manipule, ce qui est à l’échelle de la main, du corps d’un individu ; une extension, une prothèse, un accessoire, un outil. Puis c’est une réflexion sur la temporalité qui m’a fait bifurquer vers les Beaux-arts. Dans la mode, le rythme est effréné, lié à une production industrielle, aux saisons qui s’enchaînent. Je n’étais pas à l’aise avec ce tempo, il ne me laissait pas le temps. Aux Beaux-Arts j’ai pu ralentir, et ça a donné du sens à ce que je faisais.

GB : Dans chaque travail vous utilisez les techniques apprises au cours de votre formation. Chaque fois vous créez un assemblage et une union entre les différentes disciplines artistiques. Quelle est l’origine de cette tendance et attitude pluridisciplinaire et quel genre d’interactions artistiques recherchez-vous dans votre travail ?

AF : Je n’emploie pas particulièrement de technique apprise au cours de mes études. C’est plus une sorte de cuisine qui s’affine avec la pratique, comme par exemple le transfert, qui consiste à transférer l’encre d’un support à un autre, et que je réalise avec de l’eau.
Par rapport à la question de la pluridisciplinarité, je ne pense pas que ce soit spécifique à mon travail. Disons que je ne mets pas de frontière, ni de hiérarchie entre les médiums et les techniques, c’est le sujet qui détermine le contour de mes pièces.

Le processus idéatif et créatif : décomposition du travail en plusieurs niveaux, l’ordre des choses et la partition 

GB : Votre travail est composé de plusieurs niveaux et de relations artistiques. Est-ce qu’il y a un mécanisme idéatif ou un point de départ au processus créatif, qui vous conduit à assembler et à faire dialoguer toutes les dimensions entre elles ?

AF : La temporalité est un élément central pour moi, qui se lit explicitement dans mes tableaux vivants, qui sont des images qui apparaissent furtivement puis s’évanouissent. Leur brièveté renvoie à leur réapparition, puisque les protocoles permettent leur transfert d’un lieu à un autre, avec une similitude qui se joue aussi dans mes objets : par exemple le col que j’ai réalisé à plusieurs reprises, réapparaît sur le souvenir du précédent, dans un autre matériau, une autre dimension, porté ou abandonné, et ainsi de suite. Je pense au sablier, c’est un instrument qui mesure le temps qui passe, mais le filet de sable qui s’écoule est tellement continu, qu’il semble figé. C’est un drôle d’objet ! J’essaie de marquer le temps qui passe, de le capturer, de lui donner du poids, de trouver des échappatoires à sa linéarité.

Temps 

GB : Dans votre pratique la dimension temporelle est centrale. Vous choisissez de surprendre une action, de la capturer dans un instant spécifique, afin de la faire émerger, de la montrer dans sa fragilité en exposant ainsi sa propre légèreté. Pour réussir dans cette délicate opération le temps est dilaté au maximum jusqu’à se suspendre dans l’instant avant l’acte de choisir. Cette opération est visible dans le tableau vivant « L’hésitation ». De quelle manière et pourquoi choisissez-vous cette dimension temporelle ?

AFQuand on est face à un tableau vivant, on est face à une durée éprouvée par des modèles. C’est un temps qui s’écoule et qui semble retenu par les personnages, qui sont concentrés, absorbés. Cette tension est difficile à tenir et ne peut l’être qu’un certain temps. Ce sont les modèles qui choisissent d’interrompre le tableau. L’image va donc être montrée pendant une heure environ puis s’évanouir. C’est une image qui s’interrompt et réapparait grâce au protocole que j’écris pour chaque tableau vivant, sur lequel il y a différentes indications propres à la pièce ainsi que des notes en Benesh (une écriture de la danse) que je fais écrire par une notatrice. Ces protocoles permettent de remontrer les tableaux vivants, précisément, dans des lieux différents, avec des espacements aléatoires.

Espace

GB : Dans cette dimension temporelle recherchée, est-ce que l’espace émerge et prend de la valeur dans ce temps suspendu récréé à l’intérieur de l’œuvre ?
Comment l’œuvre est-elle insérée et s’adapte-t-elle dans un espace externe à sa conception (l’espace expositif donné) ?

AF : J’aime l’idée que mes tableaux vivants se déplient dans l’espace, qu’ils épousent ses formes. Par exemple, l’année dernière j’ai montré Insulaire au « Pavillon des sources du Parc Saint Léger ». Il s’agit d’un pavillon en verre au milieu d’un parc. J’avais déjà montré ce tableau vivant à la « Biennale de Lyon », dans un lieu très différent puisque c’était une configuration de « foire ». À ce moment-là, le parc était tapissé de feuilles mortes puisque c’était l’automne, et plutôt que de reproduire le tapis de sables colorés comme à Lyon, j’ai préféré déployer un tapis de feuilles mortes. C’était une manière de faire rentrer l’extérieur dans le pavillon.

Insulaire, Adélaïde Feriot. Pavillon des sources, Centre d’art contemporain du Parc Saint Léger.

 

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Insulaire, Adélaïde Feriot. Docks Art Fair, Lyon.

 

Recherche chorégraphique

GB : Dans l’œuvre « Le belvédère », le corps recherche un lien avec l’objet et l’espace et inversement. Par rapport à ces relations est-ce qu’il existe aussi une recherche à la limite de la chorégraphie ?
Il y a une recherche de pose, de posture et de relation à l’objet dans mon travail. Il y’a aussi une recherche sur l’apparition des personnages, comment se présentent-ils au spectateur, quelle relation vont-ils instaurer avec lui ?

AF : Dans Le belvédère, j’ai demandé au modèle de se constituer un bestiaire de dix figures en ombres chinoises et de le délivrer de la manière la plus lente possible. On a travaillé des gestes extrêmement ralentis où les figures s’enchainent de manière fluide, sans qu’on voie le résultat, puisque les ombres portées n’apparaissent pas. C’est une sorte de message envoyé à l’infini, une bouteille à la mer. Du coup le regard du spectateur se concentre sur les mains, les gestes, qui deviennent abstraits.

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Adélaïde Feriot, Le Belvédère

 

GB : Dans votre travail vous montrez une partie spécifique du corps par l’objet qui en est lié, par exemple le vêtement qui la cache, afin de ne pas la montrer directement, comme dans les œuvres « L’appréhension », la « Colerette » ou les « Gants ».
Quel est le rôle du corps dans les différentes œuvres ?

AF : À l’origine un tableau vivant reproduisait une peinture ou une allégorie. À l’époque c’était une distraction et une manière de faire circuler les images. Pour moi c’est une manière de créer des images. Les personnages sont figés dans une sorte d’hésitation, entre vivant et statue de cire. Ce sont des spectres, des fantômes, entre présence, quand les personnages activent les tableaux vivants, et absence, quand un objet est montré seul, abandonné, délesté, comme par exemple les gants ( L’appréhension ), qui sont vides, mais qui induisent la présence passée de quelqu’un ; une présence fantomatique.
Pour moi les personnages sont aussi un rayonnement. Quand je parle de rayonnement, je pense à la notion de « proxémie » développée par l’anthropologue Edward T. Hall qui a élaboré une théorie sur les rayonnements des corps avec différentes sphères qui se déploient dans l’espace : sphères intime, personnelle, sociale, publique ; ce sont des cercles qui se déploient autour des corps et qui guident les interactions entre les gens suivant leurs niveaux de relation. Les personnages imposent une distance entre eux et les spectateurs et cela provoque des comportements parfois inattendus.

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Adélaïde Feriot, Colerette

 

GB : Pourquoi choisissez-vous de travailler avec le corps féminin ?

AF : C’est le hasard des rencontres. J’ai rencontré chaque modèle de manière différente, et c’est vrai que jusqu’ici je souhaitais que les personnages se ressemblent. Toujours dans cette quête de la notion de souvenir, j’ai recherché l’ubiquité. Je recherche aussi la sensualité, dans le regard, les postures, les gestes, je souhaite que les modèles arrivent à dégager quelque chose de cette immobilité.
Mais j’ai envie de diversifier les personnages, je ne veux pas que mes tableaux se cantonnent à un genre.

Différences entre tableau vivant et photographie

GB : La plus grande partie de votre travail s’exprime à travers la photographie et le tableau vivant. À l’occasion de « Jeune création », vous avez choisi d’exposer « Singulière », série de cinq photographies en noir et blanc.
Comme dans la photographie, dans le tableau vivant il est possible de voir une opération de suspension du temps.
Quelle est la différence entre le temps suspendu à l’intérieur des tableaux, où la recherche du temps est intégrée dans une dimension temporelle réelle (dimension performative)et le temps de pose dans la photographie où, par contre, c’est le support même qui permet à l’œuvre de montrer le temps suspendu et d’immortaliser le corps dans l’instant avant le choix ?

AF : Singulière est une série de cinq photographies que j’ai réalisée quand je travaillais en atelier sur des tableaux vivants. Le travail n’existe pas seulement lorsqu’il est montré, exposé, il a une vie avant, par exemple lorsqu’il est en train de se fabriquer. C’est le moment de l’indécision, de l’hésitation, les choses sont encore en mouvement. J’utilise souvent l’appareil photographique dans ces moments-là, car il est tranchant et il bouscule un peu le processus de travail.

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Adélaïde Feriot, Singulière

 

Rapport avec le collaborateurs artistiques 

GB : Vos collaborateurs artistiques participent-ils activement au processus créatif ?

AF : Je collabore avec des modèles vivants (comédiennes, danseuses ou néophytes) et une notatrice Benesh qui transcrit les poses en écriture pour les protocoles.

Relation entre oeuvre et public 

GB : Comment se développe la relation entre le public et l’œuvre par rapport à la forme ou au support par lequel l’œuvre est présentée ?

AF : Dans le tableau vivant, on est face à un personnage, mais qui n’est pas dans la même temporalité que nous et qui ne peut pas interagir avec nous. Le tableau se déploie dans l’espace, un espace qu’il partage avec le spectateur, il n’y a pas de barrière, le rapport n’est pas frontal, contrairement au dispositif scénique. Lorsque les personnages sont absents, c’est le spectateur qui est invité à prendre sa place et à devenir le liant nécessaire à l’activation du tableau.

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