L’exposition « Frank Gehry » au Centre Pompidou

Le Centre Pompidou présente jusqu’au 26 janvier 2015 une remarquable rétrospective consacrée à l’architecte contemporain Frank Gehry. Connu du grand public par l’emblématique musée Guggenheim de Bilbao, l’architecte américain surprend par l’application de formes organiques à l’architecture. Le point de vue si particulier sur cette discipline fait de Frank Gehry l’un des architectes les plus controversés de la sphère internationale. Toutes ses constructions sont imprégnées d’un langage propre : formes complexes, courbures exagérées pour doter du mouvement, matériaux inattendus ou peu utilisés dans la construction, aspect parfois déstructuré… Impossible de rester indifférent à une telle profusion d’imagination. L’exposition, qui parcourt les différentes tendances et particularités explorées pendant sa longue carrière d’architecte, met nonobstant en valeur un aspect peu connu de sa trajectoire, le travail d’urbaniste. En effet, la promenade que propose le Centre Pompidou montre par des dessins, plans, élévations, maquettes, photographies, éléments sonores et visuels une œuvre monumentale en lien étroit avec ce domaine. Scindée en six espaces thématiques et chronologiques, l’exhibition relève, par des mots-clés, le processus engagé dans la conception et la construction de ses multiples projets.

La première étape s’intitule Élémentarisation-Segmentation et couvre la période de 1965 à 1980. Ici nous retrouvons plusieurs projets pour des promoteurs immobiliers et des commandes particulières. Gehry s’intéresse au rapport entre l’architecture et l’espace qui l’entoure. Il conçoit ses édifices toujours en les intégrant dans le contexte où ceux-ci sont situés. Il choisit de travailler avec des matériaux peu courants sur ce terrain et surtout économiques : tôle, stuc, grillages galvanisés, bois. Il questionne ainsi l’architecture traditionnelle et ses modes de construction. Une de ces expériences le mène jusqu’aux travaux d’extension de sa maison à Santa Monica, aux États-Unis, dont nous pouvons voir la maquette sur place et différentes vues de l’intérieur projetées sur écran. Ce projet lui vaut en même temps la reconnaissance internationale et de nombreuses critiques. Remarquables aussi sont les esquisses et dessins préparatoires pour des projets, exécutés ou non, commis directement de la main de Gehry. Impressionnants par la fluidité du trait et la synthèse de la conception. Ils sont très loin du dessin froid, technique et rigoureux des architectes.

La deuxième période, Composition-Assemblage s’étend de 1980 à 1990 et se caractérise par le développement de la notion « one room building », un bâtiment d’une seule pièce dans lequel toutes les salles d’une maison s’autonomisent et deviennent des bâtiments uniques et hétérogènes. Le concept procède de Philip Johnson, un des architectes les plus créatifs de la seconde moitié du XXe siècle qui a influencé l’architecture et le design contemporains. Gehry explore de nouvelles idées. Rapproche l’architecture à des entités diverses, créant un métissage d’éléments différents. Recompose programmes divers et complexes dont l’exemple est le Chiat/Day Building, un bâtiment pour l’agence de publicité du même nom, construit entre 1985 et 1991.

Un autre espace est réservé à la projection du film documentaire Esquisses de Frank Ghery, réalisé par Sydney Pollack en 2006. Quatre-vingt-trois minutes de bonheur qui nous font découvrir le portrait de l’architecte et de l’artiste qui a su révolutionner et changer la scène urbanistique mondiale. On dit de lui qu’il a une façon originale, presque perverse de faire les choses. On le voit travailler à l’atelier avec son assistant. On découvre le parcours professionnel et personnel de cet homme passionné pour redonner « vie » à l’architecture. On voit son intérêt et sa préoccupation pour répondre à la question de comment humaniser l’architecture, comment créer de lieux de sociabilité, comment fabriquer un cœur à la ville américaine, surtout à Los Angeles, qui est une ville étalée. Il explore les matériaux pour essayer d’en extraire le maximum de qualités expressives. Pour lui c’est un moyen d’humaniser le bâtiment.

Pendant les années 1990-2000, Gehry prend conscience des limites dans la conception de ses projets. Il se rend compte que la géométrie descriptive ne suffit pas pour représenter les formes dynamiques et expansives de cette tension à laquelle il soumet l’architecture. Il se tourne alors vers l’informatique, concrètement sur des techniques spécifiques appliqués au dessin, comme le logiciel de conception assistée par ordinateur 3D, CATIA, qui lui permet de travailler avec des formes plus complexes. Il peut ainsi concevoir et réaliser son projet de sculpture poisson à la Villa Olimpica de Barcelone en 1992 ou le musée Guggenheim de Bilbao (1991-1997) dont les maquettes sont exposées. C’est la phase de Fusion-Interaction, 1990-2000.

Le cœur de l’exposition est l’espace réservé à l’urbanisme. La scénographie, réalisée par l’équipe de Frank Gehry, situe cet axe très important dans sa carrière, au centre même de la galerie, dans un espace ouvert, comme une sorte de place publique. Les maquettes prennent plus d’ampleur. L’architecte nous montre à travers elles l’hétérogénéité de la ville, la préoccupation d’intégrer les bâtiments dans leur contexte, le souci pour créer des espaces dynamiques. La sélection comporte des exemples comme la Cleveland Clinic Lou Ruvo Brain Center for Brain Health (2005-2010) à Las Vegas, une clinique dédiée à la recherche de maladies sur le cerveau, notamment à la maladie d’Alzheimer ; la maison dansante à Prague, un immeuble de bureaux ; le Corcoran Gallery of Art, un projet non réalisé, la tour du 8 Spruce Street (2003-2011) à New York ; le Ray and Maria Stata Center for Computer Information and Intelligence Sciences (1998-2004) à Cambridge, aux États-Unis, entre autres.

Notre parcours se poursuit. Nous rentrons dans la zone Tension-Conflit, 1990-2000. L’intérêt de Gehry se concentre sur le désir de construire des équilibres, malgré la complexité croissante de ses bâtiments. Il y a une recherche qui se focalise sur le travail de compression et d’élasticité des formes, mais aussi sur le conflit entre les éléments constructifs (verrière, maçonnerie, couverture…) et même l’interaction des matériaux entre eux. L’exemple de cette phase est l’édifice de la Walt Disney Concert Hall, à Los Angeles (1989-2003), une salle de spectacles visuellement imposant et exemplaire de la circulation, du dynamisme et de l’énergie de la ville.

Continuité et Flux, 2000-2010 questionne la réduction des espaces interstitiels complexes et les recherches de nouvelles formes spatiales. Gehry travaille sur des jeux géométriques qui enveloppent le bâtiment dont la complexité bouscule l’apparence extérieure. On est aux limites de la perte de la notion de façade, de la couverture et des repères conventionnels liés à la verticalité du bâtiment. C’est le cas de la DZ Bank à Berlin, la clinique De Lou Ruvo, mentionnée plus haut.

Le dernier espace, Singularité-Unité, 2010-2015 est pensé comme une remise en question de la singularité de l’objet architectural. La réponse de Gehry révèle que ses projets urbains expriment et représentent plus que la simple matérialité de leur forme. Ils sont ancrés dans un contexte, dans un espace, dans un territoire. C’est le cas de l’édifice pour le siège de la Fondation Luis Vuitton à Paris, au Bois de Bologne, inauguré en octobre dernier, ou le gratte-ciel IAC Building à New York, dont les maquettes sont également dans l’exposition.

Le Centre Pompidou a mené à bien cette exposition consacrée à la longue carrière professionnelle de Frank Gehry. Le nombre important de pièces exposées, 220 dessins, 80 maquettes et plusieurs documents audiovisuels, nous éclaire sur le parcours, la pensée et la conception de l’architecture, de ce grand artiste, considéré comme un des plus importants architectes vivants. La lecture critique proposée par les deux commissaires, Frédéric Migayrou et Aurélien Lemonier est substantielle et édifiante. Le seul bémol est de ne pas avoir doté l’exposition d’un espace plus intime pour la diffusion d’une vidéo d’une durée d’une soixantaine de minutes d’entretien entre l’architecte et les deux commissaires. Elle se situe à l’entrée de l’exposition sur une zone de passage amplement fréquentée par les visiteurs qui se rendent à l’exposition. Même si le document est sous-titré en français et qu’on peut suivre le fil conducteur, les conditions sonores ne sont pas des meilleures. Le contenu de la vidéo ouvre l’exposition et propose une vision enrichissante sur l’architecte, ses questionnements et ses recherches. Néanmoins l’exposition reste touchante et exemplaire. Le nombre de visiteurs le démontre.

Marisa Serrano-Sanchez

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