Le fantôme de James Watt. Sur Pierre-Pol Lecouturier

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Particules, 2011-2014. Microbilles, spot 300W, dimensions variables. © Caroline Marlier

On pourrait appréhender les objets neutres aux lignes épurées et aux dimensions modérées de Pierre-Pol Lecouturier comme le fruit d’une production artistique minutieuse ou le résultat d’une sélection sévère. Pas sûr qu’il faille en rester là.

Pour saisir l’enjeu de son travail, peut-être faudrait-il considérer en premier lieu sa démarche en partant de son point de départ : l’observation.

Dans la pénombre, un projecteur tungstène éclaire le plancher, à un mètre de distance au-dessus de ce dernier. Un faisceau lumineux éclaire la surface du sol recouvert de billes scintillantes à peine perceptibles. C’est Particules (2011-2014) et c’est pour l’instant tout ce qu’il y a à voir.

Revenons donc sur nos pas et prenons le temps de bien comprendre ce qu’il se passe.

Justement. En se déplaçant autour du périmètre alloué au dispositif, on est soudain surpris par l’apparition d’un spectre lumineux émergeant en suspension dans l’air. L’onde surgit comme une présence ectoplasmique dans un intervalle, fluctuante en fonction de notre déplacement. Car si l’arc coloré se donne en effet pour visible en s’interposant entre le sol et le spectateur, un micro-déplacement de notre part et tout disparait.

L’écart est à la fois fort et subtil, il est surtout furtif. Il est puissant dans la manière dont il apparaît distinctement alors qu’on ne l’attend pas, subtil car son apparition tient à si peu. Je tente de filmer, mais où cadrer, quoi, comment ? Les limites de mon corps sont rappelées à l’ordre, non je ne suis pas un regard omniscient, je suis soumise aux implacables lois de la perspective.

Un des intérêts primordiaux de Pierre-Pol Lecouturier serait probablement de trouver l’angle juste, le point d’équilibre ou de tension dans une inter-zone où un phénomène visuel particulier et perceptible apparaît, en jouant avec la lumière et la matérialisation du pur phénomène, c’est-à-dire tel qu’il apparaît notamment à notre esprit. 

Rien de spectaculaire donc, puisque l’effet spécial n’est pas diffusé ou divulgué du devant de la scène mais est seulement présent pour et par l’intentionnalité du visiteur.

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Interference, 2010. Verre, peinture aérosol noire, 80 x 80 cm. © Florian Kleinefenn

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Interference, 2010 (détail). © Florian Kleinefenn

Pierre-Pol Lecouturier explore la lumière et ses effets remarquables, cependant sa démarche n’est pas à envisager comme celle d’un expert, mais plutôt comme d’un déambulateur-observateur prenant des notes dans son environnement quotidien. Dénuée de protocole établi en amont, la pratique accorde une place aux accidents et hasards qui le conduisent vers ses découvertes. L’observation n’est pas alors entendue comme action d’examiner mais tend plutôt à détourner le regard de tout but utilitaire pour mieux se poser sur les choses de manière désintéressée.

Son travail s’apparente alors à une proposition dont nous disposons, telle que nous puissions apprendre en autodidactes, grâce à la reproduction de ces observations dans des dispositifs nous permettant d’en faire l’expérience. Car qu’est-ce qu’un dispositif sinon un arrangement disponible dont on est libre de faire usage ?

Ayant bien peu d’attrait pour les représentations stables faisant écran – pigmentaires par exemple, qui par effet de stigmatisation, se constitueraient en dogme en cachant plutôt qu’en ne révélant – il envisage ses sculptures comme dotées d’un certain pouvoir, celui d’être des supports ayant la capacité d’exister en tant que potentiels à activer ou non et si c’est le cas, d’une manière qui est toujours tangible mais pas toujours matérialisée. Se situant à la lisière de l’image, il propose une vision mettant à l’épreuve le filtre, le reflet, l’opacité et tout ce qui à trait au double, pour renouveler les manières de voir auxquelles nous sommes familiers et qui sont peu souvent dégagées d’intermédiaires.

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Tangible, 2013.Tige de verre, feuille d’aluminium peinte en blanc pliée,projecteur découpe 75,5 x 48 x 26 cm. © Hugard & Vanoverschelde

Si l’on peut se risquer à parler de dispositif comme arrangement dans son travail, c’est que Pierre-Pol Lecouturier intervient très peu sur les matières. Et si tel est le cas, c’est par le biais d’un travail machinal, par la façon, comme il préparerait un support afin de l’optimiser mais en l’exemptant de toute surcharge créative, d’inspiration et de tentation de représentation. Si le labeur d’atelier est optionnel, c’est que son travail consiste principalement en un échantillonnage du monde avec visée didactique, celle de nous guider vers l’attention comme praxis.

L’intention d’inventer des formes est donc volontairement limitée, comme par crainte de provoquer un syndrome de Stendhal, et on lui en est particulièrement reconnaissants – en vue d’opter pour une revisite du readymade qui, à l’image de Corner (2010) prendra tout son sens une fois confronté au lieu d’exposition.

corner, 2010 Ed. 1/3 acier inoxydable brossé, 80 x 150 cm

Corner, 2010. Acier inoxydable brossé, 80 x 150 cm. © Florian Kleinefenn

En effet, une autre dimension essentielle qui précise son caractère holisteest la manière dont ce travail se constitue in situ. Comme s’il se pliait au lieu, non par conformisme mais pour mieux questionner le rapport de l’oeuvre au White Cube et leur interaction, ce dernier étant le même tout en étant toujours autre. La présence de l’oeuvre dans un espace vouée à la recevoir n’est pas anodine et suppose une action performative opérante sur lui. Encore une fois, l’objet artistique s’efface (Reflect, 2012) pour mettre en exergue ses conditions de possibilité. La lumière ambiante, les recoins de la galerie, sont autant de facteurs permettant à l’objet d’être activé, tout comme l’espace qui l’accueille s’appréhende d’une manière particulièrement inédite grâce à lui. Ceci rend alors compte du caractère instable et non-acquis du White Cube qui perd alors radicalement de son évidence.

Reflect, 2012. Verre anti-reflet, clous, 19,2 x 28,6 cm. © Hugard & Vanoverschelde

Pierre-Pol Lecouturier dégage certes les phénomènes des propriétés physiques des matériaux qu’il utilise, en les articulant avec le contexte dans lequel ils sont présentés. Or, sa démarche n’a que peu de points communs avec la méthode scientifique telle qu’on la connaît depuis quelques siècles : observation (rarement délestée de postulat), mise à l’épreuve et évacuation des hypothèses invalides dans un cadre neutre, sans parasitage, puis induction d’une théorie jusqu’à ce qu’une nouvelle l’évacue à son tour. Il serait d’ailleurs aisé de relier ce minimalisme à l’ambiance crue du laboratoire, ce dont Pierre-Pol Lecouturier se sent pourtant totalement étranger. S’il met en évidence, ce n’est pas dans le but de nous imposer une connaissance prétendument prouvée que nous serions bien contraints d’admettre après bilan. Aussi, il n’est pas un positif fervent serviteur de la technologie, dont l’évolution est dépendante des supposés progrès scientifiques (progrès scientifiques dépendants tout autant des évolutions technologiques de ses outils de mesure) et des moyens que cela met en jeu. Et si épure il y a, ce serait davantage dans le respect d’une tradition mais avant tout pour se faire discret, afin que le phénomène ait le temps d’apparaître en toute modération.

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Transparence, 2010. Film polarisant, diasec, trépied, 130 x 60 x 60 cm chacun. © Florian Kleinefenn

La taille raisonnable des « pièces » est d’ailleurs un parti pris de l’artiste, fatigué de la surinformation que certaines productions imposantes induisent : surenchère, grands formats et technologies de pointe dans des formules efficacement abouties, laissant peu de place au spectateur, parfois noyé dans une certaine opulence. L’artiste se range plutôt du côté de l’effacement autant que faire se peut, préférant l’économie à l’acharnement, même si le caractère séquentiel de ses intérêts et de ses recherches se fait malgré tout sensiblement remarquer.

Sophie Rusniok

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