Entretien avec Hubert Crabières

« Une laideur du corps et une beauté folle des relations qu’on peut avoir avec les autres »

Entretien réalisé le 26 Octobre 2014 à Argenteuil dans le cadre de la 65ème édition de l’exposition Jeune création.

Par Lou Daza

 

Hubert Crabières est un jeune artiste français, étudiant aux Beaux-Arts de Cergy Pontoise. Son talent prometteur lui a permis d’être sélectionné au festival de jeune création au 104. Cherchant encore ses marques, il traite de sa relation à lui-même à travers le corps de l’autre, l’instant et le lieu. De sa pratique photographique en résulte une œuvre allant au plus profond de l’intime.

 Paty, photographie argentique moyen-format, 2012

Paty, photographie argentique moyen-format, 2012


 

Lou Daza – Le fait que vous ayez été invité à Jeune création fait-il de vous un artiste à part entière ?

Hubert Crabières – Ni plus ni moins qu’avant. Ça a dû plaire aux personnes du jury qui l’ont vu. À vrai dire je ne me pose pas la question. Je fais de la photo, du dessin ; je suis artiste, artisan, photographe ou dessinateur. Quand je parle aux gens, je dis que je fais de la photographie. Ce n’est pas que je ne trouve ça prétentieux, d’ailleurs je ne trouverais pas de mal à dire à quelqu’un « je suis artiste ». Je veux continuer à faire de l’art et c’est vrai qu’à un moment il faut le dire… mais j’ai peut-être encore trop de choses à apprendre.

L.D. – Votre formation est assez pluridisciplinaire : une licence en cinéma, un passage au conservatoire de musique et des cours du soir en histoire de l’art. Ce foisonnement artistique vous sert-il dans votre pratique aujourd’hui ?

H.C. – Oui forcément ça joue. La photo j’y suis venu grâce à ce que j’ai pu expérimenter avant. J’aimais le cinéma grâce au travail en équipe, je fais des portraits parce que j’aime travailler avec des gens. J’aime la relation quand elle est fertile d’un point de vue créatif. La photo c’est ce que je fais pour le moment, mais j’ai toujours envie d’essayer autre chose, la vidéo notamment.

L.D. – Vous montrez une certaine intimité avec vos modèles, sont-ils vos amis? Comment les rencontrez-vous?

H.C. – La plupart je les ai rencontrés grâce à Facebook, par exemple en regardant les amis de mes amis. Par la suite quand je vois quelqu’un qui m’intéresse je le contacte, je regarde ses amis et ainsi de suite. C’est de cette manière que j’ai rencontré pas mal de personnes pour faire de la photo. Cette manière d’appréhender les gens me permet, au moment où je rencontre la personne, d’avoir déjà une idée assez précise de ce que je veux faire. Même s’il y a une part d’improvisation, c’est une improvisation encadrée, c’est-à-dire que je sais déjà où je veux aller, j’ai déjà des idées, je sais où je vais pouvoir arriver. C’est aussi un processus dans le long terme. Par exemple Alex, avec lequel j’ai fait la photo « centrale » de ma série, je l’ai rencontré sur Chat roulette et je suis allé le voir de nombreuses fois en Angleterre. Il a fallu 15 voyages, une fois par mois à peu près, avant d’arriver à faire vraiment ce que je voulais avec lui.

 

L.D. – Les projets pour lesquels on parle de vous portent en majorité sur la photographie. J’ai ressenti votre rapport au dessin plus personnel. Quel est votre rapport à ces deux supports ?

cygne, 297x210mm, crayon de couleurs, 2012

cygne, 297x210mm, crayon de couleurs, 2012

 

H.C. – C’est aussi ce à quoi je réfléchis dans mes démarches. La photographie me sert à m’exprimer par rapport à l’autre. J’essaye de me prendre moi-même en photographie dans les gens que je prends. J’ai commencé la photographie en mettant le nom des personnes, maintenant je ne le fais plus parce que pour moi ce n’est plus ce qui compte. Ce n’est pas ce qui m’importe le plus. Je n’essaie pas de révéler « qui » est cette personne, son regard, ou exprimer quoi que ce soit, j’essaie juste de lui faire exprimer quelque chose qui m’appartient. Pour ce faire j’utilise son corps, ou son apparence.

Dans le dessin, comme il y a le geste physique, c’est plus dans la continuité, plus comme un prolongement. Le dessin est peut-être plus intuitif. Ça me parait plus logique en dessin de me représenter physiquement moi alors qu’en photo je me représente, mais à travers une relation. En dessin c’est moi par moi-même. L’autoportrait c’est toujours ce qui m’intéresse. Après, je dessine parfois certaine de mes photos, parfois je fais des photos d’idées que je réalise en dessins. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait deux pratiques différentes, je trouve mes idées parfois plus adaptées dans un médium qu’un autre. Souvent, je ne me pose même pas la question.

L.D. – Vous photographiez des corps nus, vous devez respecter une certaine neutralité, du recul, et pourtant vous vous identifiez à ces personnes.

H.C. – Ça dépend des modèles, il y a des modèles avec lesquels je suis vraiment ami, des modèles avec lesquels j’ai des relations intimes fortes, et d’autres uniquement une relation de travail. Je me permets de demander des choses à certaines personnes que je ne pourrais pas me permettre d’ordinaire.

Au moment où je fais la photo la personne m’importe peu. Sa personnalité m’importe uniquement de manière plastique. A ce moment là ce qui va m’intéresser c’est uniquement son corps ou quelque chose qu’elle exprime qui lui appartient. Que ça soit un modèle qui soit très proche ou un modèle qui vient là uniquement pour travailler, au moment ou je fais la photo ça n’a pas d’importance pour moi. C’est une question de travail de relation. Même si il y a une certaine intimité dans les images que je montre, je n’arrive pas à savoir si c’est une intimité dans la relation que j’ai avec les gens ou si c’est juste que j’en tire ma propre intimité.

L.D. – Où se situe l’autoportrait dans votre travail ? 

H.C. – On peut le retrouver dans plein de choses, ça dépend des photos. Dans la tension qu’il y a dans la relation, la relation à l’autre peut être le portrait de la relation qu’on a à soi-même. Ça peut être dans le corps d’une autre personne, des corps qui expriment une relation que je peux avoir à mon propre corps. Un peu comme dans le dessin où on peut utiliser la couleur ou exagérer une partie d’un corps pour lui faire exprimer quelque chose d’autre…c’est un peu ce que je fais en photographie.

Même si je me suis fais une image avant, c’est vrai qu’il y a un travail sur l’intimité, un travail sur le rapport au corps, aux garçons, à plein de choses. Toutes ces questions là sont présentes dans mon travail.

L.D. – Vos photographies mettent souvent en valeur un détail. Un sein plus gros qu’un autre ou une côte qui ressort, pouvant créer un complexe. Recherchez-vous à capter un moment de vulnérabilité?

H.C. – Oui, mettre la personne que je prends en photo en position de vulnérabilité sont des choses qui m’intéressent. Les rapports de pouvoirs et les rapports de forces aussi ; c’est quelque chose que je pense très présent en art et particulièrement en photographie. Le fait de manipuler un corps qui appartient à une personne ; une personne qui a des émotions, qui pense, qui peux ne pas vouloir voir cette image là de son corps, cette image là de sa personne, il y a forcément un rapport de force qui se crée. Le rapport à l’image c’est très complexe, et très visuel. On prend l’image de quelqu’un pour en faire ce qu’on veut. C’est une vulnérabilité qui n’est pas forcément négative. Ça peut être aussi un lâcher prise.

L.D. – Si je ne me trompe pas, vous faite référence à Simone Veil en nommant votre série « la pesanteur et la grâce ». Pourquoi cette désignation?

H.C. – En effet. Je retire de Simone Veil le fait que l’humain soit foncièrement attiré et aspiré par une stabilité, un confort dans les relations et vis-à-vis de soi-même. Quelque chose en nous qui est extrêmement terrestre. La liberté intérieure ne s’obtient que par l’opposition à se satisfaire de cette manière, et c’est ce qu’elle appelle la grâce. Un besoin d’absolu, d’amour, de liberté.

C’est aussi ce que j’essaie de représenter dans mes photographies et dans mes dessins, c’est cette tension intérieure entre l’envie de faire quelque chose de bien et la capacité à agir bien avec les gens qu’on aime. Ces tensions qu’il y a toujours entre ce qu’on veut faire et qu’on arrive pas à faire et ce qu’on ne voudrait pas faire, mais que l’on fait tout le temps. Pour moi c’est ça, à la fois une certaine laideur du corps et une beauté folle des relations qu’on peut avoir avec les autres. La beauté folle de l’amour et en même temps la difficulté à y accéder. La pesanteur et la grâce.

L.D. – On pourrait penser que vous confondez art et vie dans votre travail, des sortes de peintures de l’intime, avec une importance de la relation avec le sujet photographié.

H.C. – Je ne dirais pas confondre art et vie. Une certaine photographie a cette tendance à laisser croire que l’acte photographique est tellement relié à la pure captation de sa routine, de sa vie, de son environnement social que photographier et exister peuvent paraître “confondus”. Pour moi c’est juste une question de forme. Travailler la forme. On peut partir de l’intimité, mais ça peut être à partir de tout et n’importe quoi. Une question de forme et de travail.

L.D. – On fait le lien avec les photographes du groupe des « Cinq de Boston » (Mark Morrisroe, David Amstrong, Nan Goldin…) en regardant votre travail.

lait, photographie argentique moyen-format, 2012

lait, photographie argentique moyen-format, 2012

H.C. – Ce sont des photographes qui m’ont beaucoup intéressé oui. Mais j’ai l’impression que beaucoup d’entre eux témoignaient de leur amis, de leur relation sociale… de leur vie. Moi ça ne m’intéresse pas du tout. Dans mon travail il y a des personnes qui ne sont pas mes amis, que je ne connais pas, dans des endroits où parfois je ne vais jamais retourner. Je n’essaie pas de témoigner de ce qu’est ma vie de tous les jours, de quels sont les gens que je côtoie comme pouvait le faire Nan Goldin, ça ne m’intéresse pas. En ça j’ai l’impression de ne pas être dans la même démarche du tout.

Moi je pars d’un semblant d’intimité ou de rapport d’intimité en essayant d’exprimer quelque chose… encore une fois j’essaie de faire de l’autoportrait. La relation qui me lie aux personnes que je prends en photo reste anecdotique.

L.D. – Les journalistes parlent de crudité face à la nudité, une sorte de « frontalité des corps » à caractère sexuel. On peut aussi y percevoir une certaine douceur qui ressortirait de cette intimité. Que pensez-vous de ces divers points de vue ?

H.C. – Dans cette intimité il y a parfois une certaine douceur, parfois une certaine violence…quelque chose de violent dans les rapports, dans la manière de montrer le corps. Ce sont des choses qui m’intéressent en tout cas. De le déformer, de le réduire à quelque chose. De le désincarner aussi.

A partir du moment ou je fais une image et que je la montre elle ne m’appartient plus. Et c’est ce qui est intéressant aussi dans la création. C’est intéressant de vouloir se déposséder de quelque chose qui est extrêmement intime et personnel. Je ne me pose pas la question de savoir si mon image est crue ou choquante. Le rapport que j’ai à mes propres images change aussi avec le temps. Par exemple quelqu’un qu’on a pris en photo et que l’on ne revoit plus, ou avec qui les relations se sont détériorées… Je ne vois pas les personnes que je connais dans mes images. Ça ne me fait absolument rien, pour moi cela reste des images.

L.D. – Certaines photographies peuvent chercher à esquisser un sourire à ceux qui les voient. Je pense notamment aux testicules du chien ou à la langue tirée dans un linge suspendu. Revendiquez-vous un certain humour?

H.C. – Forcément j’appelle ma série « la pesanteur et la grâce » donc je donne une certaine lecture, et une lecture qui n’est peut-être pas juste formelle. Quand je fais une photo je ne me demande pas comment ça peut être perçu, mais j’assume qu’on puisse la trouver drôle ça c’est sûr. Après je n’ai ni voulu faire de l’humour, ni voulu choquer, ni voulu montrer l’intimité…j’ai juste voulu faire une image et ensuite mettre des images entre elles pour que visuellement ça créer quelque chose.

L.D. – Une de vos séries prend place en Islande. Le voyage prend alors une dimension intimiste. Le spectateur se met à votre place ou à celle de ceux que vous photographiez. Était-ce intentionnel ?

H.C. – J’ai l’habitude de prendre rendez-vous avec les gens, de les prendre en photo, c’est un peu organisé. Avec l’Islande je voulais essayer de faire des photos autrement, c’est-à-dire en ne maitrisant pas forcément le moment. C’est une série dont je me sens moins proche, peut-être parce que je la trouve plus « photographique ». L’Islande c’était particulier, la première fois que je partais en dehors du continent, mon premier gros voyage. J’étais émerveillé donc je faisais des photos tout le temps. Maintenant je ressens moins cette sensation quand je voyage. Ce qui m’intéresse c’est toujours de capter une étrangeté. J’ai pris quelques paysages, mais j’ai essayé de les prendre comme des personnes. C’est toujours la personne, le portrait, l’autoportrait. Maintenant mon envie est celle de continuer mon propre travail, multiplier les rencontres, pourquoi pas à l’étranger.

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