« Un conte subversif »

« Au village »,  Jérôme Zonder, Lieu unique, 7 mars-11 Mai 2014.

Promenons dans les bois pendant que le loup n’y est pas…

L’exposition de Jérôme Zonder au Lieu unique pourrait commencer par cette comptine naïve. Il investit totalement le lieu, façonnant un drôle de village par une scénographie qui, de manière sobre et sans effets didactiques, rejoue ce qu’elle met en scène. Le décor devient celui d’un hameau dessiné par un enfant à l’échelle du lieu. Ce dernier se fait white cube par la présentation classique de nombreux dessins, une centaine, accrochés seuls sur chaque mur. Il développe également un cabinet de curiosités aux cimaises recouvertes par un ensemble quasi cinématographique d’images de graphite et de fusain. Enfin, il architecture une usine, une maison carrée surmontée d’un soleil et d’un nuage, autant de réminiscences d’un conte sans nom assombrit ici par une imagerie subversive et dérangée.

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Vues de l’exposition « Au village », Jérôme Zonder, Lieu unique, 7 mars — 11 Mai 2014. Photo © Thomas Fort 

Dessiner comme un enfant reste sans doute la chose la plus compliquée nous signifiait Pablo Picasso, pour qui ce style était un but. Jérôme Zonder, lui, déplace ce dessin innocent – défiant en vain la violence d’un âge adulte – vers une imagerie constituée en strates dévoilant un monde vaniteux, voir belliqueux. « Ici on entre physiquement dans le dessin d’enfant (…) j’ai reproduit l’énergie le dessin avec de gros traits noirs » nous confie l’artiste. Ce trait fluide jouxte et tranche face à la précision hyper-réaliste du traitement des scènes à la sexualité explicite ou à la violence assumée. On ne sait d’ailleurs plus si c’est la violence de notre monde vu à travers un regard faussement juvénile, ou s’il s’agit d’un univers enfantin soudainement conscient de sa perte à venir. Pierre-François et le chat qui rit, aperçu dans ce parcours virtuose et foisonnant, dépeint de façon précise un enfant sur le pas d’une porte, visage défiguré. Torse ouvert sur le décor intérieur d’une vieille maison, le garçon est accompagné d’un chat traité à la manière d’un dessin naïf. L’artiste joue des contrastes, instaure des problématiques, par les sujets assemblés et superposés, mais aussi par le traitement technique de ces derniers.

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PIERRE-FRANCOIS ET LE CHAT QUI-RIT.
 Fusain et mine de plomb sur papier, 200 x 150 cm. Courtesy Galerie Eva Hober and Jérôme Zonder 

Rentrons « au village » ! … le parcours de cette exposition se rapproche de la lecture d’un conte peuplé de monstres, de méchants et de gentils, d’objets interdits, de forêts mystérieuses et de sombres histoires. Notre promenade nous conduit d’un bois à une maison, d’une maison à une rue, et nous interroge au-delà de la surface première des images exposées. « Le conte met le plus souvent en scène des enfants, dans la même ambition de parler du monde dans son ensemble, car ils sont porteurs d’un vaste potentiel narratif tout en représentant une période cacophonique et violente, dissonante » exprime Patrick Gyger directeur du Lieu unique. Le village devient à la fois un refuge où l’on cache ses secrets inavouables et le lieu de naissance de jeux répréhensibles. Il s’affirme tel « le premier topos du conte » comme l’indique l’artiste qui souhaite proposer aux visiteurs de « rentrer dans l’histoire, ressortir dans le dessin, rentrer dans l’espace, ressortir dans l’installation ».

L’exposition se fonde alors sur un parcours initiatique. Jérôme Zonder évite l’approbation de certaines pratiques ici mises en lumière par l’aveu du mensonge du décor, en offrant au visiteur la possibilité de voir l’arrière des cimaises. Ces coulisses dévoilent d’ailleurs une part sombre et personnelle de l’artiste qui nous expose notamment un portrait glaçant de son père au visage littéralement squelettique (Papa, 2010). Il façonne dans ses œuvres des situations problématiques par l’assemblage de corps nus enchevêtrés, de sexes imbriqués, de scènes d’abus, de rixes, de personnages masqués… Cette accumulation finit par donner le tournis. Elle nous déstabilise, fascine et effraie en même temps. Jeu d’enfant n° 3 expose violemment un gamin aux yeux bandés munis d’une batte de baseball qu’il brandit avant qu’elle ne se fracasse sur une jeune femme agenouillée au sol. Il ne s’agit évidemment pas d’une prise de position, d’un appel au combat, mais d’une image paradoxale qui révèle la projection de fantasmes adultes sur le monde de l’enfance. Cette transposition ne fait rien d’autre qu’accentuer leur absurdité et leur ignominie. Ces images deviennent des surfaces de réflexion qui interrogent l’être social, « l’animal politique ».

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JEU D’ENFANTS #3, 2011.
Mine de plomb sur papier, 200 x 200 cm.
Collection privée France. /PAPA, 2010.
Fusain sur papier, 200 x 150 cm.
Collection privée, France. Courtesy Galerie Eva Hober et Jérôme Zonder 

Après avoir côtoyé ces figures – propres à l’univers graphique établi par Jérôme Zonder depuis quelques années –, nous passons dans un espace où le dessin sort du cadre de la page blanche pour investir les cimaises. Dans cette section de l’exposition, nous découvrons également des dessins, dont le traitement diffère, réunis sous le titre Chairs Grises. Ces images se floutent, demeurent moins précises que les autres. L’artiste choisit la technique particulière du dessin au pouce et à la poudre de graphite pour cette nouvelle série de travaux. L’image n’est plus révélée par la juxtaposition de traits, mais par l’empreinte du doigt sur la feuille. Le sujet semble fuyant et pourtant sa surface est palpable. Ces dessins resurgissent alors tels des souvenirs refoulés d’un autre temps. « J’ouvre des espaces dans lesquels le monde peuentrer et je rattrape le temps qui est passé à l’arrivée » nous livre l’artiste. Elles proposent un hors champ, une réflexion problématique sur la violence du monde dans l’Histoire. Jérôme Zonder déroule trait par trait, touche par touche, un univers dérangé fruit de combinaisons complexes, face auxquelles on ne peut pas rester insensible. À lui alors de conclure : « Je travaille sur les limites de la réceptivité des spectateurs : à la fois en tant que regardeurs d’une œuvre et en même temps en tant que personnalités capables de s’interroger sur la violence du récit qui leur est proposé. ». L’exposition résonne alors tel un conte subversif qui sans donner de réponse offre de multiples questionnements. 

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CHAIRS GRISES #1, 2013
Mine de plomb sur papier, 150 x 150 cm
, Collection privée, France Courtesy Galerie Eva Hober and Jérôme Zonder 

par Thomas Fort

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