Entretien avec Johan Decaix

  «  SMOKE AND MIRRORS »

Réalisé le 22 oct 2014 au Centre Georges Pompidou par LI Jiateng dans le cadre de la 65e édition de l’exposition Jeune Création

Plasticien marqué par un langage cinématographique, Johan Decaix  nous invite à décrocher de la réalité pour un instant et à réactiver les secrets de notre âme d’enfant cachés par l’univers quotidien. L’artiste vient de recevoir le Prix Résidence de Jeune Création 2014.

Park vidéo, 5min19 dimensions variables 2011

Park vidéo, 5min19, dimensions variables, 2011

 

 

LI Jiateng : Votre projet pour Jeune Création présente des médiums divers : vidéos, photographies, grattages, moulages etc., une dizaine de pièces au total, réunies sous le titre « SMOKE AND MIRRORS ». Malgré un espace étroit, vous en faites une scénographie tout à fait intéressante. Pourriez-vous nous parler plus en détail de ce projet ?

Johan Decaix : J’avais envie de montrer pour Jeune Création, le projet sur lequel je travaille actuellement. Le projet « SMOKE AND MIRRORS » n’existe, en tant que tel, que depuis quelques mois, mais en tant que projet de longue date, il est né vers 2011 et 2012. Je suis parti sur l’idée d’un « cabinet de curiosités ». C’est une collection de différentes pièces. Il y a de la vidéo, des grattages, des volumes, des moulages et des photographies etc. Un cabinet de curiosités, c’est assez intime et assez obscur, mais en même temps c’est fait pour partager et montrer.

Il y a des choses que j’ai créées récemment pour cette installation « SMOKE AND MIRRORS », d’autres existaient déjà. Je vais continuer encore à développer ce projet. Je pense que ça risque d’être le projet de toute une vie.

Pourquoi avez-vous donné comme titre du projet « SMOKE AND MIRRORS » ?

« SMOKE AND MIRRORS », c’est une expression qui signifie beaucoup de choses. D’abord la fumée et les miroirs, ce sont les artifices des magiciens, une espèce de trucage. J’aime bien cette idée-là. Mes pièces parlent également de la réalité fictionnée. J’appelle ça la « réalité-fiction ». Je me base toujours sur une légende ou bien sur un imaginaire collectif. J’utilise soit la réalité pour raconter une fiction, soit la fiction pour raconter une réalité. Donc, cette expression « SMOKE AND MIRRORS » correspond totalement à mon travail.

De plus, c’est aussi un terme informatique. En informatique, c’est un programme dont on voit la présence mais qui n’existe pas encore. Et donc, « SMOKE AND MIRRORS », c’est une espèce de reflet, d’écran de fumée.

Par quelle unité voulez-vous relier toutes ces oeuvres ?

Toutes les pièces sont reliées avec l’idée de « croire et voir ». Je travaille autour de ce concept de croire avant de voir, contrairement à la formule de St Thomas « je crois ce que je vois ». Moi, c’est pas tout à fait à l’inverse « je crois et je vois ».

Par exemple, je présente les preuves que Nessie, le monstre de Loch Ness, existe. Donc il y aura les moulages des empreintes que j’ai faits là-bas. J’aime beaucoup aller sur place pour créer et pour prouver. Alors que c’est un mythe ou une légende qui n’existent pas, moi, je vous apporte les preuves que je l’ai vu ! J’y crois, je l’ai vu et je vous le montre.

 

Evidence #2 3 moulages d’empreintes en plâtre 40X29 cm 2013

Evidence #2 3 moulages d’empreintes en plâtre 40X29 cm 2013

Mais si le monstre n’existe pas et que tout le monde sait que c’est faux, quel est l’objectif ? Qu’est-ce que vous attendez de la part du spectateur ?

Je sais que la plupart ne vont pas croire, c’est sûr. Mais j’essaie de mettre tous les moyens pour que les spectateurs soient perturbés. La question est de jouer ce jeu-là, ce jeu de faux et de vrai. Quand je dis « j’ai une preuve », c’est aussi un jeu entre le spectateur et moi. Je fais croire aux gens jusqu’au bout. Je ne dis jamais que c’est faux. A un certain moment, le spectateur se pose la question : « finalement, est-ce que ça pourrait être vrai ? C’est certain que c’est faux, mais il continue dans son jeu. Il se rend sur place. Il présente ses preuves. Alors un doute m’habite ». J’aime beaucoup cette ambiguïté.

L’envolée, une de mes performances en 2011, est sur le même principe. Il s’agit aussi d’une sculpture, un tremplin, que je voulais faire, en référence à un manège à Coney Island à New York, le « Cyclone ». J’activais ce tremplin par un événement, une sorte de show américain. Je mettais tout en oeuvre pour que le public pense que j’allais m’envoler grâce au tremplin dans un caddie. Et dans mon projet pour Jeune Création, vous verrez un morceau de bois qui était une partie du  »vrai » manège de Coney Island, le « Cyclone ». J’avais envie de montrer cette référence car mon travail est très référencé. L’envolée s’appuie sur le principe qu’il faut mettre les moyens pour organiser un événement, pour faire croire jusqu’au dernier moment même si ça tombe à plat. Et j’ai eu un commentaire d’une fille qui disait « Pendant tout l’événement, j’y croyais pas, et quand t’as commencé à dévaler le tremplin en caddie. Je me suis dit. Il l’a vraiment fait. J’y ai cru ». C’est cette idée-là qui est importante même juste pour une seconde…

On remarque dans la vidéo L’Envolée, qui est disponible sur votre site personnel, qu’à part le tremplin et votre envolée, vous avez également prêté beaucoup d’attention à des éléments périphériques, le groupe musical, des stands de saucisses, des ventes de t-shirts souvenirs et surtout les spectateurs et leur réaction…

La presse tv et écrite s’est déplacée et cela a augmenté le potentiel de crédibilité de l’événement qui reste pourtant absurde. Il y a dans mon travail un aspect absurde que j’espère garder. Ce projet est parti d’un rêve d’enfant. L’enfance est un thème récurent dans mon travail. Garder et réaliser les rêves que j’ai pu faire petit, sont une des lignes directives de mon travail.

 

 

Je suppose que tout cet arrière-plan fait partie intégrante de votre oeuvre. Peut-on parler d’une mise en abyme ? S’agit-il d’un théâtre dans un théâtre ?

Disons plutôt que je crée une hétérotopie, une hétérotopie éphémère qui ne dure que pendant le temps de l’événement. Dès que c’est fini, c’est fini. Et j’aime bien l’idée de créer un monde dans un monde, un monde de l’imagination, de la fête, voire même dans un lieu qui n’est pas propice à la création. Ainsi on peut parler aussi en quelque sorte d’une mise en abyme par rapport à la réalité et l’imaginaire.

Je travaille beaucoup sur les lieux hétérotopiques comme les cimetières, les fêtes foraines, les parcs d’attractions, et le cinéma.

Si vous privilégiez ces univers hétérotopiques, est-ce parce qu’ils correspondent parfaitement à votre idée d’explorer les frontières minces et obscures entre le réel et l’imaginaire ?

Oui, c’est exactement ça. Par exemple, le cimetière, c’est le monde des morts dans le monde des vivants. C’est aussi un monde abstrait, puisque finalement c’est imaginaire. Dès que l’on entre dans un cimetière, on est tout de suite happé par une émotion propre à chacun. Et c’est pareil pour les autres hétérotopies.

Il y a une phrase de Samuel Taylor Coleridge, un poète anglais du 18e siècle, «…Un semblant de vérité suffisant pour accorder, pour un moment, à ces fruits de l’imagination cette suspension consentie de l’incrédulité…», qui veut dire que le lecteur et le spectateur sont obligés de volontairement suspendre leur non croyance pour rentrer dans l’univers. Dans le cinéma par exemple, on se met dans un état propice à croire en des choses improbables : comme par exemple voyager dans le temps ou encore des tortues qui seraient des ninjas.  Le fait de se mettre dans un certain état d’esprit est l’essence même des hétérotopies.

Il me semble que vous voulez défier la capacité d’imagination du spectateur, alors quelle place réservez-vous à la réalité dans vos oeuvres ?

J’essaie de défier la capacité du spectateur à y croire. C’est pour cela que la part de réalité est très présente. Prenons Evidence comme exemple. Je suis allé au Loch Ness à la recherche du monstre. Je trouve des traces sur le bord du Loch. Pour mouler les empreintes, j’utilise l’eau du fameux lac toujours pour conserver une certaine réalité. Dans le projet « SMOKE AND MIRRORS », on retrouve un grattage d’une étoile sur le Hollywood Boulevard. Cette pièce s’appelle Peg Entwistle, le nom d’ une actrice des années 1920 qui est partie à Hollywood pour faire carrière. Tout le temps à la recherche de la célébrité, elle ne pouvait pas supporter le fait qu’elle ne trouvait pas de rôle à jouer, et elle est montée sur le H de « Hollywoodland » et s’est jetée dans le vide. Mais deux jours après, son oncle recevait une offre pour le rôle d’une femme qui se suicide à la fin. Elle est devenue finalement célèbre paradoxalement à cause de son suicide. J’ai reconstruit l’étoile à partir des lettres de plusieurs étoiles pour lui rendre hommage et lui créer sa propre étoile qui est une reconnaissance de sa célébrité. Construire mes pièces sur place ajoute une part de réél. La réalité est présente dans chacune de mes pièces.

Confronté à vos réalisations protéiformes, on peut toujours constater un étonnant contraste : entre un univers de bonheur et de prospérité suggéré par les thèmes et les médiums choisis, et une sobriété voire même un vide laissé au spectateur, prenons la pièce Ghost, un sachet de poudre de VHS, la video Park comme des exemples typiques. Comment l’expliquez-vous?

Vous avez raison de relever cet aspect. Pour Park, c’est vrai que le parc d’attraction représente le bonheur et la joie, mais le parc que j’ai découvert est un lieu complètement désaffecté, où la végétation empêche le manège à fonctionner. L’idée est qu’un homme habillé en ours comme un enfant entre dans un parc et essaie de s’amuser mais la nature et la dangerosité du lieu l’empêchent. L’aspect tragique de cette video est plus fort que ce que je pensais.

 

Avec Ghost, en détruisant une centaine de cassettes de films en poudre, voulez-vous annoncer le déclin et la mort du VHS ce moyen de visionnage ?

Oui, en quelque sorte. Puisqu’il n’y a plus personne qui aujourd’hui les regarde. C’est obsolète. L’idée d’obsolescence m’intéresse. On retrouve une certaine idée de la mort, les sachets rappellent des stèles, une sorte de cimetière. Ces VHS réduites en poudre nous font penser aussi aux cendres. C’est le résultat qui en découle en le regardant. D’ailleurs au tout début de mon boulot, je travaille beaucoup sur l’image de la mort, la crucifixion…

Mais un sachet de VHS entre avant tout dans l’idée de croire et de voir. Quand je vois ce sachet avec le titre du film dessus, des images apparaissent dans mon esprit. Cela rentre dans le « smoke » et « mirror » du magicien.

 

Pourquoi pas d’autres supports, les DVD par exemple ?

Les VHS m’ont marqué tout au long de mon enfance. VHS est en fait une installation que j’ai réalisée en 2011. Certaines des VHS de l’installation sont de ma propre collection et il était dur de les détruire mais quoi de mieux que de les rendre éternelles.

 

VHS bois, VHS, sachets plastiques, 160 X 300 X 50 cm, 2011

VHS bois, VHS, sachets plastiques, 160 X 300 X 50 cm, 2011

 

On constate que malgré cette diversité de médiums vous introduisez toujours une dimension narrative dans vos oeuvres, qu’elles soient « animées » — video, performance, ou « immobiles » — installation, sculpture. Quelle est la part de théâtralité dans votre travail ?

C’est vrai que dans chaque pièce il y a toujours quelque chose de narratif. Parce que je viens aussi du cinéma, qui occupe une place importante dans mon boulot artistique. Je travaille comme monteur en parallèle de mon travail plastique. Et c’est vrai que je suis influencé par ce travail de monteur.

D’abord, le cinéma me fournit des références. Ensuite avec l’intuition liée au montage, je pense souvent une pièce comme un film. Intuitivement je travaille de cette manière. Dans l’art, j’utilise des codes du cinéma et du théâtre. C’est un croisement entre les deux.

Et en ce moment je travaille dans le dessin animé, où il y a un côté absurde qui correspond tout à fait à mon univers. Cela m’inspire beaucoup et nourrit mon boulot. L’absurdité a toujours été importante dans ma vie. D’où mes recherches sur ces fameuses légendes comme par exemple le monstre de Loch Ness. Rechercher l’absurdité dans la vie, est pour moi une quête sans fin.

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