Entretien avec Thibault Brunet

Thibault Brunet peut être présenté comme un explorateur de contenus numériques restés dans l’attente d’être découverts. Cet artiste sillonne les paysages désertiques de jeux vidéo à la recherche d’éléments visuels qui restent imperceptibles par leurs utilisateurs. Il  détourne également des applications telles que Google Earth pour créer des images à mi-chemin entre réalité et fiction.

Entretien réalisé le 21 octobre 2014 à Slick Attitude (Paris). Thibault Brunet vient de recevoir le coup de coeur d’Art [ ] Collector lors de l’exposition Jeune Création.

Par Lena Larrasquet

 

Lena Larrasquet : Pour commencer, vers quelle activité s’est d’abord porté votre intérêt (les jeux vidéo ou l’art) ?

Thibault Brunet : En fait, j’étais aux Beaux-arts quand j’ai commencé ces séries sur les jeux vidéo donc oui, c’est l’art. Je ne suis pas un geek… En fait, j’étais aux Beaux-Arts et c’est en découvrant que GTA (série de jeux vidéo mêlant « action-aventure » et conduite) mettait à disposition un appareil photo que j’ai commencé à faire cette série. Dans tous les jeux GTA il y a une mission photographique. Tu dois par exemple photographier un gangster, faire chanter un homme politique… A l’époque, quand je jouais, ma mission était justement de faire chanter un homme politique. Et parmi tous les outils qui sont à disposition du joueur, entre le point américain et la batte de baseball, il y a un appareil photo. Et cet appareil photo peut être utilisé comme un appareil photo normal. Du coup, tu peux te promener dans le paysage, regarder à travers le viseur de l’appareil, te décaler… Enfin shooter comme tu l’entend. Donc c’est lorsque j’ai découvert cet appareil photo-là que j’ai commencé mes explorations. Je jouais à GTA sur mon ordi comme tout le monde, pour m’amuser. Et, en me promenant, je me suis mis à explorer différemment cet environnement virtuel : je me suis promené et j’ai commencé à faire des photos, puis je me suis mis à entrer des codes pour changer le temps qu’il y faisait, obtenir des brumes, des tempêtes de sable… Puis je me suis mis à attendre d’avoir la bonne lumière, avec le soleil qui se levait et se couchait en 24min. Et c’est comme ça que je parvenais à avoir mon « instant décisif » et à créer mes images.

L.L : Donc tout se fait dans le jeu vidéo ?

T.B : Tout dépend de quelle série nous parlons. Là, en l’occurrence,  pour Vice city, basée sur GTA, oui, tout se fait dans le jeu. La seule retouche que je fais c’est le recadrage.

L.L : C’est donc notamment en flânant dans les paysages désertiques offerts par les jeux vidéos que vous avez trouvé un intérêt à les photographier. Comment s’est effectué le choix d’en faire la base de votre pratique artistique ?

T.B : Je n’ai pas vraiment fondé ma pratique dessus. Enfin, pas tout à fait. C’est par la suite que j’ai déroulé mon fil : j’ai trouvé ça intéressant parce que ça pose également la question de notre rapport au monde, c’est un moyen détourné de produire des choses : je ne vais pas traiter l’objet (du jeu vidéo) frontalement mais je vais trouver un moyen de le contourner. C’est assez fascinant que les jeux vidéo rejouent des enjeux du monde réel presque jusqu’à la perfection sans risques physiques et sans réel danger. Un jour, j’ai vu un reportage sur des photoreporters en Bosnie pendant la guerre des Balkans, ils étaient en train de mourir, c’était hallucinant… C’était à l’époque où les snipers étaient partout… En fait, grosso modo, dès qu’une tête dépassait, ils tiraient et on voyait les gens qui traversaient la rue, des reporters vraiment terrorisés… Quand j’ai vu ça, je me suis mis à jouer à Call of Duty et voir comment je pouvais réinterpréter le photoreportage mais sans y mettre de risques concrets. J’ai commencé par les jeux vidéo, j’ai récemment travaillé autrement, avec Typologie du virtuel j’explore une autre facette du virtuel.

L.L : En effet, la série Typologie du virtuel présente des images réalisées à partir de bâtiments (HLM, tours de grandes firmes…) et modélisés en 3D par des utilisateurs de Google Earth. Vous les prélevez et les ancrez dans un espace flottant, placés sur un fond gris plus ou moins clair, en y ajoutant une ombre portée définie d’après le jour et l’heure de leur réalisation. Ce travail (tout comme la série Vice city) n’est-il pas aussi un moyen de dévoiler aux usagers des jeux vidéos et du numérique en général les nombreuses possibilités esthétiques que ces derniers offrent ? D’une certaine façon, une nouvelle perception de notre réalité ?

T.B : Non, mon objectif n’est pas là. D’ailleurs ce n’est pas moi mais bien les utilisateurs qui ont modélisé via un logiciel de 3D leur HLM ou d’autres bâtiments. Ma recherche est individuelle, je présente le résultat de mes explorations.

 

2013-2014, photographie, tirage jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

Sans titre, série Typologie du virtuel, 2013-2014, photographie, tirage jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

 

L.L : Votre travail pose la question de la frontière entre le réel et la fiction. Cela est d’autant plus frappant dans la série First Person Shooter et surtout dans votre texte introduisant cette dernière. Vous vous présentez d’emblée comme si vous aviez un lien direct et privilégié avec les personnages de jeux : « Cette série fut réalisée durant une mission d’entrainement dans un camp en Afghanistan des forces américaines. Loin de l’agitation des stands de tir et des explosions, j’ai arpenté la zone à la recherche des autres soldats […] ». Durant toute la première partie de la présentation de cette série, il n’est pas une seule fois question de jeu vidéo.

T.B : Oui mais j’en parle clairement après.

L.L : La deuxième partie du texte explique effectivement de quoi il s’agit.

T.B : Certaines personnes, pensant que j’étais allé en Afghanistan, sont venues me voir pour me dire que j’étais bien courageux. Instaurer une ambigüité n’est pas du tout le but de mon travail. Je travaille pour que  mes photos me semblent suffisamment explicites…

 

Landscape - 2010-11-26, 2010, photographie, tirage jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

Landscape – 2010-11-26, 2010, photographie, tirage jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

 

L.L : Vous pensez qu’on peut percevoir qu’il ne s’agit pas d’images issues du réel?

T.B : J’en suis même certain, la résolution est très mauvaise, les pixels très apparents… J’ai l’impression que tous les indices sont là. En effet, je dis que je suis dans un camp en Afghanistan… mais c’est le cas ! Je suis vraiment dans un  camp en Afghanistan, il y a vraiment des soldats qui s’entrainent, qui mangent du chocolat… Il se passe vraiment tout ce que je décris sauf que c’est dans un jeu, il s’agit de robots.

En fait, lorsqu’on commence à jouer, on apprend à utiliser les armes… Et puis assez rapidement on se trouve entre deux missions : on se voit confier une quête et puis on doit monter dans un hélicoptère et faire la guerre et « tuer plein de méchants ennemis », c’est approximativement ça l’idée.

La question, assez simple est la suivante : Si on ne monte pas dans l’hélicoptère, qu’est-ce qui se passe ? Normalement, pour le joueur, cette question-là ne se pose pas, il y va. Moi je ne suis pas rentré dans l’hélicoptère, je suis resté dans la base où il y a de nombreux soldats qui sont là, programmés pour faire partie du décor : il y en a qui mangent, d’autres qui regardent leur téléphone, d’autres encore qui font des pompes…

Puis j’ai commencé à interagir avec eux, à me mettre sur leur chemin. J’oblige le soldat qui fait la ronde à me contourner par exemple, et je remarque qu’il prend bien la lumière comme ça, en tournant légèrement le dos au soleil… Je commence à les prendre en photo, trouve qu’il se passe quelque chose dans leur regard qui est assez éloquent… Pourtant ce sont des choses, pas des gens… C’est ça qui m’intéresse.

L.L : Ce sont des choses mais, en même temps, ce sont des personnages plus vrais que nature !

Sgt Foley, série First Person Shooter, 2011 photographie, tirage jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

Sgt Foley, série First Person Shooter, 2011
photographie, tirage jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

Pvt Golden, série First Person Shooter, 2011 photographies, tirages jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

Pvt Golden, série First Person Shooter, 2011
photographies, tirages jet d’encre sur papier peint ou papier Baryté, dimensions variables

 

 

 

 

 

 

 

 

 

T.B : Certes, mais il s’agit ensuite de bien les regarder car leurs contours sont crénelés (présentent des créneaux, des découpures en forme d’escalier), leurs arrêtes sont très droites…

L.L : Concernant l’ambivalence entre art numérique et photographie, dans votre démarche, vous utilisez des médiums numériques tels que des images tirées de jeux vidéo ou encore des vues satellites, accessibles notamment via Google Earth que vous imprimez ensuite : Pourquoi cette transposition d’images écran sur papier (peint ou Baryté) ?

T.B : Cela permet justement de rendre mes images concrètes, de les sortir de leur univers fictionnel.

L.L : Concernant le statut de vos œuvres, fonctionnent-elles de la même manière que les photographies (tirées en exemplaires limités) ?

T.B : Oui, tout à fait.

L.L : J’ai pu voir que vous aviez décidé, pour le salon Jeune Création comme pour d’autres expositions auxquelles vous avez participé (notamment à la galerie Binôme), de présenter vos œuvres avec un accrochage particulier : certaines imprimées sur papier peint à différents formats et d’autres (d’un format inférieur) sur papier Baryté contrecollé sur aluminium, encadrées et disposées sur les images en papier peint. Pouvez-vous expliquer ce choix d’accrochage ?

T.B : Ce choix d’accrochage se veut didactique, donner les clés au public pour comprendre le caractère virtuel de mes images. Isabelle Bertolotti, conservateur au Musée d’art contemporain de Lyon, m’a notamment conforté dans ce choix de monstration.

L.L : Est-il tout de même possible de penser une autre présentation de vos œuvres (présentées par exemple sur un écran de télévision ou d’ordinateur afin d’amener un élément de réponse aux spectateurs qui se poseraient la question de la technique utilisée) ?

T.B : Non, pas du tout. Le but, justement, est de donner des clés de compréhension sur leur provenance tout en matérialisant (par l’impression photographique) ces images issues d’un espace virtuel.

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