Entretien avec Keen Souhlal

Entretien avec Keen Souhlal, réalisé le 23 octobre 2014 par Raphaëlle Peria et Anastasia Goryunova.

Passionnée par la nature et ses phénomènes étranges, Keen Souhlal cherche à transmettre au spectateur à travers ses photographie, dessins et sculptures son émerveillement personnel.  Dans son travail, elle nous invite à redécouvrir notre quotidien et à porter un regard attentif et curieux sur le monde qui nous entoure. Son œuvre, poétique, est marquée par un travail méticuleux et une geste maîtrisé qu’elle nourrie par son intérêt pour la matière.

Lors de l’exposition Jeune Création, Keen Souhlal nous présente un ensemble de sculptures et propose une réflexion autour d’une bille bois et de son histoire.

Après avoir étudié les arts numériques, vous avez commencé votre travail artistique avec la photographie, pour finalement passer à des matériaux plus tangibles : le bois, le papier, la porcelaine ? Pourriez-vous nous parler de cette évolution ?

Les Beaux-Arts de Paris, c’est une école où l’on ne se met pas à changer de médium pendant ses études. Le médium pour moi n’est qu’un outil. Du coup, j’ai passé mon diplôme avec des photographies de paysages, une photographie sur la diffraction et une sculpture : un caisson de glace avec une ampoule électrique suspendue qui fait une sorte d’iceberg. Après l’école la liberté de création se gagne dans le simple fait qu’il ne faut pas en rendre compte. Mais cette possibilité de pouvoir aller vers la sculpture est aussi passée via la maîtrise de nouveaux intérêts : la marqueterie, le bois, la céramique. Il y avait déjà une ébauche de ce passage au moment du diplôme mais c’est dans la liberté de « l’après école » qu’il  s’est construit.

Votre approche nécessite beaucoup de travail manuel assez méticuleux. Quelle est l’importance du geste pour vous ?

Le retour à la main, l’idée du geste m’intéressent.  Souvent en sortant de l’école nous n’avons plus accès aux outils, donc nous devons déléguer la production d’une partie de notre travail. Moi, je déteste ça, je fais tout moi-même. Evidemment  ça complique le processus de création mais je suis persuadée que l’on ne peut envisager des pièces dans leurs conceptions sans connaître le fonctionnement des techniques que l’on utilise. Je suis convaincue que le chemin d’apprentissage de la technique développe de nouvelles possibilités et un potentiel infini de la matière. J’aime passer par la matière. Le contact physique avec des nouveaux matériaux déclenche chez moi de l’émerveillement. Je crois que mon inspiration est maintenue à travers cette forme de nourriture.

 

Vos œuvres sont souvent présentées sous formes d’installation assemblant photographies et sculptures. Comment les deux dialoguent- elles entre elles ?

Je ne l’explique pas, ce sont souvent des commissaires qui choisissent l’emplacement des objets. Par exemple, dans mon exposition personnelle à Lyon j’ai préféré ne pas mettre Silent noise, la photographie des arbres, à côté d’Avulsus, (Ndlr : une bûche arrachée). J’aime bien que les deux pièces soient dans la même salle mais qu’elles ne soient pas très proches, sinon ça me semble un peu illustratif. Bien sûr, souvent on s’arrange en fonction de l’espace. La scénographie des lieux conditionne la manière de présenter des objets. Si l’on dispose de deux espaces, il est possible de créer deux atmosphères et ainsi permettre aux spectateurs une réflexion autour des images dans la circulation. Ils s’imprègnent des images, circulent et voient ailleurs une pièce qui les renvoient à la première image. Il est donc intéressant que les pièces soient à la fois proches et éloignées.

 

Bien que la diversité, notamment de média, soit une des caractéristiques de votre travail, est-ce que vous pourriez évoquer vos thèmes de prédilection ?

Tout ce qui est un peu bizarre dans la nature m’intéresse. Tous les phénomènes naturels incroyables me passionnent : l’albédo, la coruscation et de nombreuses autres expériences observables liées à la lumière.  C’est pour ça que je m’intéresse aux éléments, aux états de transformation. C’est de l’ordre de l’émerveillement personnel. Il y a aussi toujours dans mon travail la recherche d’espaces latents, d’un entre-deux temporel. Cela permet aussi de me poser la question de la place de l’homme dans la nature.

Numerus clausus, 2012, papier gratté, format A4

La diversité de votre travail montre que vous êtes toujours en recherche de nouvelles formes d’expression, de nouvelles techniques. L’expérimentation est-elle importante pour vous ?

En ce qui concerne la photographie, j’aurais pu n’utiliser que le numérique mais j’ai besoin du rapport à la matière qu’apporte l’argentique. Par exemple dans la pièce Albédo, c’est moi qui ai créé manuellement la diffraction de la lumière, dans l’environnement du bureau, avec des jets colorés dans l’espace. Je considère que chaque matière vient renforcer et nourrir mon travail. Elle ne nourrit pas forcément une pièce en cours mais la pièce d’après. Sans expérimentation nous perdons cette magie. Lorsque je réalise des pièces qui font 1 tonne, je fais appel à une équipe mais je la porte aussi, parce que je suis persuadée que j’en ai besoin pour comprendre. Ce chemin crée un intérêt et une stimulation intellectuelle, nourrit une inspiration. Si je ne l’avais pas fait, je n’aurais pas fait des pièces comme Silent Noise, ni celle avec de la marqueterie. Le contact avec le bois et le bruit de l’atelier est important.

 

Les critiques parlent souvent de « la magie et de la redécouverte de l’environnement » dans votre travail. Est-ce que cette question de l’esthétisation du quotidien est importante pour vous ?

J’aime bien la notion de ravissement, d’indicible, de poétique. L’adjectif magique est un peu lourd et connoté, pour moi il serait davantage question de merveilleux. Le merveilleux ne s’apparente pas au féerique mais plutôt à notre environnement proche, auquel on ne fait pas attention. Soudainement il va nous capter en révélant une touche de grâce nous mettant dans le bon angle pour apprécier ce qui nous entoure.

 

Au premier abord, ton œuvre semble très poétique, peut-on y voir aussi une position plus engagée ?

Je n’en parle pas, mais peut-être que l’absence d’être humain dans mon travail apparaît comme une critique. Pour moi, il n’est pas politique. C’est vraiment la matérialité de la nature au sens large qui m’intéresse : la terre, le béton, le bois. Est-ce que l’absence d’en-soi n’évoque pas une idée un peu critique ? On m’a souvent dit que mes sujets sont sensibles. Inlandsis, par exemple (Ndlr : gaufrage qui présente un iceberg ), évoque les enjeux du réchauffement climatique. Mais c’est avant tout le passage du solide au liquide qui m’émerveille. Je ne dis pas que les problèmes écologiques ne me touchent pas ou que je n’y pense pas. J’aime la nature, elle m’étonne sans cesse. J’ai envie de transmettre ce regard attentionné et bienveillant que l’on peut avoir envers les éléments. Je ne me sens pas impliquée dans une démarche militante.  Être artiste c’est déjà être militante. Je veux plutôt amener un regard qui permet de rendre hommage à la Nature.

Silent Noise, 2013, photographie

 

Pour votre exposition personnelle à Lyon, vous avez choisi de travailler principalement avec le bois. Pourquoi ce choix ?

J’y présente effectivement des pièces comme Silent Noise. A base d’essence exotique, ces pièces ressemblent à de gros vinyles mais qui reprennent les formes exactes des scies circulaires à l’échelle 1. Il y a comme une partition sur la ritournelle des dents de scie et les passages à vide qui permettent à l’air de circuler pour que la scie ne chauffe pas trop. J’avais besoin de passer par ce travail léger pour mieux connaître le bois exotique. C’est une appropriation un peu littérale que j’assume car ça m’a permis de faire d’autres choses. Il y a parfois des pièces passages entre les différents univers, entre ces intérêts.  Elles sont importantes pour réaliser des pièces plus fortes par la suite.

La photographie de la forêt m’a permise quant à elle d’avoir le premier contact avec la matière du bois, d’une autre manière que la marqueterie. Je m’intéressais à des espaces un peu entre temps, des espaces latents. C’est une forêt en Asie, les arbres sont en ligne ce qui suscite une sorte de « bug ». Le spectateur est devant ce grand format, et se dit que c’est une fenêtre, un peu comme un travail sur la vue en peinture au 18e siècle. Cette ligne d’arbres n’était pas dans une pépinière. Il n’y a aucun élément qui rappelle l’homme, c’était au milieu de la forêt.

 

Quel est votre rapport à la nature ?

Dans mes photographies, il y avait plutôt du paysage contenant toujours un élément redondant, du bois ou de l’eau.  Avec les grands espaces on ne sait pas trop ce qu’il se passe. Il y a une situation d’attente. Dans la nature, je recherche l’espace où il se passera peut-être quelque chose mais où en attendant il n’y a rien. En sculpture ou en dessin j’ai essayé de retranscrire cette sensation, ces moments, ces espaces où il y avait une attente.

Potentiellement ce sont des espaces assez connus. Mais je ne donne aucun indice qui donnerait le lieu, comme par exemple dans Espace entre ou Fantasmagories. Ce qui m’intéresse c’est que l’on se retrouve dans un laps de temps latent, qui n’est nulle part et partout, quelque chose d’assez universel.

Albédo, 2009, 120 cm x 90 cm, photographie couleurs en caisse américaine blanche

 

Au premier abord, les photographies de la série de 2009, Paysage redressé, montrent la beauté de la nature. Pourtant il semble qu’il y ait une autre dimension plus profonde.

J’ai fait la série dans cette idée de binôme nature-culture. On se trouve dans un sas. Un espace entre la lumière sous l’air en extérieur et la lumière réfléchie en intérieur. C’était des lumières d’hiver avec peu de couleur. Je travaille plutôt l’hiver avec des transparences derrières les rideaux. Ce sont des lieux un peu étranges.

 

Pouvez-vous parler un peu plus de vos photographies d’architecture du début, en particulier des Fantasmagories?

J’allais un peu vers l’abstraction de la forme. J’ai cherché des endroits contenant beaucoup d’architectures qui rappelaient des cylindres, des serpents, des artéfacts, des choses qui sont là artificielles, posées, construites.

 

Votre œuvre Avulsus fait penser à l’œuvre de Kader Attia, notamment sa ville en semoule, Guardaïa, qu’il a nommé en référence à la ville algérienne. Votre sculpture évoque au contraire une ville imaginaire. Est-ce qu’elle a une dimension critique ?

Avulsus, 2013, 40 cm x 20 cm x 18 cm, bois, dimensions variables

Avulsus signifie « arrachement » en latin. Ce sont des arrachements que je retravaille peu ou pas. Je récupère les souches au moment où les bûcherons les coupent. Du coup, je me suis intéressée à leur manière de travailler. Tous les métiers de la main m’intéressent.

Les bûcherons font une coupe de chaque côté du tronc et ensuite ils poussent l’arbre. Au moment où il tombe, ça s’arrache, en fonction de la nature du bois, en fonction de la manière dont la première coupe a été faite. Je ponce juste la tranche pour unifier la coupe mais je ne touche pas au reste. La forme fait penser à une ville mais pour moi ça reste de l’ordre de l’émerveillement de la nature, c’est vraiment un cadeau, une surprise ! Ce qui m’intéresse c’est de ne surtout pas y toucher. C’est le hasard que je transforme, que je récupère, que je choisis.

 

Certains de vos projets se développent autour des phénomènes naturels. Albédo et Coruscation présentent le jeu de la lumière, tandis que Murmuration représente la manière de voler en groupe des oiseaux, vous vous êtes approprié ces termes scientifiques pour vos titres. Quelle est la place de la science dans votre création ?

Coruscations, ce sont des gloires, c’est de l’encre. Ce travail tourne autour de la lumière. C’est une notion scientifique pour parler d’un éclat lumineux. J’étudie un phénomène extraordinaire avec des images qui sont des gloires et des éclats.

Murmuration, c’est une série de 7 dessins de moyens formats que j’ai travaillés en me fondant sur des photographies scientifiques. Je ne souhaitais pas que le geste de la main désorganise la nature. Je me réapproprie les choses mais je ne souhaite pas désorganiser ou malmener. C’est l’étude du déplacement des étourneaux au moment de la migration. Je suis intéressée par les formes quasi géométriques mais j’utilise le dessin et non pas la vidéo pour rendre compte d’un volume figé. La murmuration est un moment qui dure très peu de temps. L’image se fixe sur la rétine alors que les étourneaux sont déjà passés à autre chose. Nous ne savons pas comment ce phénomène existe.  Est-ce que c’est l’oiseau de tête qui donne l’information aux autres oiseaux ou chaque oiseau prévient-il son voisin ? C’est comme une partition harmonique très belle en perpétuel mouvement.

 

Certaines de vos sculptures et photographies questionnent la façon de percevoir ce monde. On pense, par exemple, à 90 grammes d’idée fixe. En introduisant la dimension illusionniste dans votre travail, vous introduisez une sorte de jeu avec le spectateur.

90 grammes d’idée fixe, 2012, sculptures, boulettes de porcelaine de dimensions variables

On fait beaucoup de projets qui avortent, beaucoup qui commencent puis s’arrêtent  faute de budget. Du coup on est souvent déçu et dans cette déception on fait des petites boulettes de papier. C’est l’envie de cristalliser ce moment du quotidien qui m’a amené par exemple à faire les boulettes de porcelaine de 90 grammes d’idée fixe. Mon travail est une suite de cristallisation d’instant du quotidien.

J’ai rencontré des personnes qui m’ont dit qu’elles se souvenaient de mon travail car j’avais présenté des boulettes de papier. J’aime forcer la main au visiteur pour qu’ils apprennent à regarder ce qui l’entoure que ce soit mes œuvres ou la vie de tous les jours. Mon travail n’est pas interactif, il est silencieux, immobile, donc ça ne fonctionne pas avec tout le monde. C’est l’œuvre qui active le visiteur et non l’inverse. Elle l’invite à prendre le temps.

 

90 grammes d’idée fixe, Inlandsis, Alvulsus, Espace Entre, les titres de vos œuvres semblent toujours très réfléchis. Comment les choisissez-vous ? Est-ce que vous portez une grande importance à ces choix ?

Mes titres sont toujours bien choisis. Je n’aime pas les choisir dans la précipitation. Ils viennent après l’œuvre car je n’aime pas les titres illustratifs. J’ai choisi Albédo, par exemple, un terme scientifique parce que la photographie présente ce phénomène optique. L’albédo c’est ce que nous voyons apparaître sur une diffraction lumineuse.

 

Dans le cadre de Jeune Création vous présenterez une installation pour laquelle vous dialoguez avec vos matériaux habituels, le bois, la porcelaine. Pouvez-vous nous parler de cette œuvre ?

Finalement il n’y aura que du bois. J’ai récupéré un arbre entier en bois exotique possédant une traçabilité particulière désignée par la face bleue que j’ai maintenue. Elle nous apprend que ce tronc vient d’Afrique de l’ouest. La bille de bois est assez courte, 2,5 mètres, mais ça pèse déjà presque une tonne. Je l’ai gardé sur planche parce que c’est ainsi qu’on le délivre en menuiserie. Ça la met en lévitation ce qui perturbe le spectateur car la pièce très lourde paraît légère. Entre chaque « planche » de bois et intercalée une cale de plexiglas cristal faite sur mesure pour maintenir l’aspect circulaire. C’est la première fois que je travaille sur une aussi grosse pièce.

 

Quels artistes influencent votre pratique ?

Je n’aime pas trop les influences. Quand je suis en conception, j’essaye de ne pas regarder ce que font les autres ça évite de se bloquer parce que quelqu’un a déjà fait ce que l’on essaye de faire. Au final ça donne toujours quelque chose de différent, c’est ça qui est important.

Récemment j’ai découvert le travail de David Nash à Bâle puis de nouveau à la Fiac et ça m’a interpellé. Il a un très beau travail mais je ne me leurre pas, c’est plus facile lorsque tu as déjà une carrière derrière toi de faire des pièces monumentales car tu as une équipe derrière et un budget de production qui fait rêver. Son travail est devenu un travail d’entreprise qui n’a rien à voir avec celui que l’on peut réaliser en tant que jeune artiste.

Travailler avec Marc Lewis en sortant de l’école m’a aussi influencé bien qu’il présente de la vidéo. A l’époque il n’avait pas encore représenté le Canada à la Biennale de Venise. Je me souviens d’une de ces vidéos avec des zooms dans une forêt enneigée, j’y étais très sensible alors que je n’ai jamais pratiqué cette technique.

Enfin il y à le performeur belge Francis Alÿs dont j’ai d’abord connu les petit dessins de personnages avant de voir sa performance avec son bloc de glace. C’est loin de ce que je fais mais ça crée des influences.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.