Entretien avec Laure Ledoux

Propos recueillis par Florence Lechevallier

F.L : Comment êtes-vous arrivée à la photographie ?

Laure Ledoux : J’ai commencé par faire les Beaux-Arts de Tarbes où j’ai touché un petit peu à différents médiums y compris à la photographie mais surtout à la céramique. Je me suis ensuite dirigée vers les Beaux-Arts de Poitiers où il y avait plus de contraintes artistiques, contrairement à Tarbes où l’on pouvait s’exprimer sur les sujets que nous choisissions, en totale liberté. J’étais trop jeune et inexpérimentée pour « travailler » sans cadre réel. Ce que j’ai trouvé à Poitiers, ce sont des exercices qui me permettaient de me positionner et d’approfondir un peu plus. Au fur et à mesure, j’ai passé de plus en plus de temps à faire de la photographie, à travailler toute seule des journées entières dans le labo argentique, car j’ai commencé par de l’argentique. Puis en quatrième année des Beaux-Arts, j’ai réalisé que la photographie était l’unique médium que j’avais envie d’utiliser, je me suis donc dis pourquoi pas une école de photo ? J’ai entendu parler d’Arles à ce moment-là et j’ai eu de la chance de pouvoir y rentrer.

 F.L : Pourriez-vous définir votre travail ?

Laure Ledoux : Ma pratique photographique se développe dans la réalisation de portraits, avec une attention particulière sur le visage et ses sensualités. Par le biais de la photographie, je m’intéresse à une contradiction : l’appel au toucher que cela semble murmurer et l’impossibilité d’y trouver satisfaction pour le regardeur. Je cherche à découvrir ce qui se joue sur les visages en ayant pour but une ligne directrice qui est l’ouverture sur un invisible. Cela me mène à photographier des sportifs et le plus souvent des boxers avec une recherche sur l’état d’un entre deux ou un processus de transe.

Je suis dans une recherche du dépassement de soi et de la résistance des corps que cela soit avec le sport ou avec le vêtement. Et j’affirme ma vision du portrait comme un acte de résistance.

Ce que j’aime avec la photographie, c’est que l’on ne peut pas la toucher. Je travaille avec la matière sensuelle, avec la peau des personnages… J’ai envie que l’on soit ému par la main en premier, que l’on ait envie de toucher ce qui se passe devant nous. Mais bien sûr ce qui est intéressant avec la photographie c’est que c’est inaccessible, comme un accès refusé. Jamais on ne pourra assouvir ce besoin tactile. Du coup, je travaille avec la matière et avec le portrait plus précisément.

 F.L : Comment avez-vous participé à l’exposition de Jeune Création ?

Laure Ledoux : Chaque année, l’association Jeune Création envoie un appel à projet. Il suffit d’envoyer un dossier artistique. Le lieu d’exposition proposé, qui est le 104, était un lieu que j’avais envie d’expérimenter. Et c’est une possibilité de rencontrer d’autres artistes : il y en a cinquante-trois, cela fait beaucoup de monde avec qui échanger.

F.L : Pourquoi avoir choisi de présenter votre série Fight Night au public de Jeune Création ?

 Laure Ledoux : En ce moment je continue à photographier des boxeurs dans des clubs, c’est toujours un projet en cours. Il y a une série que j’avais faite qui s’appelle  Dans la nuit de l’invisible finie depuis deux ans et même si je l’assume toujours, elle est un peu plus ancienne. Fight Night a été créé en septembre dernier, j’ai donc choisi cette série car elle me semblait plus d’actualité dans mon questionnement.

« Fight Night » « Fight Night » bis Fight Night, ambrotypes 13x18cm et 18x24cm, Projet réalisé lors d’une résidence dans le cadre de l’Observatoire des pratiques de création de l’image numérique (Obs/IN) à Arles. Ambrotypes présentés dans des caisses américaines en acier faites à la main.

F.L : Pouvez-vous nous la présenter ?

Laure Ledoux : Fight Night est un ensemble d’ambrotypes présentés dans des caisses en acier faites à la main. Ces photographies présentent des visages extraits d’un jeu-vidéo de boxe Fight Night. J’en ai fait des captures d’écran de moments de pause lorsque les boxeurs ne sont pas en train de se battre. La recherche de moments latents est un peu similaire à mon travail de photographie avec des vrais boxeurs dans les clubs. Les captures d’écrans ont ensuite été transvasées sur une tablette tactile que j’ai placé dans un agrandisseur photo pour pouvoir insoler des plaques de verre avec la technique de l’ambrotype qui date de la fin du 19e siècle.

Le transvasement multiple des supports amène une déperdition de l’aspect 3D et l’utilisation d’une technique ancienne permet de m’éloigner de la dématérialisation du corps proposé par le jeu-vidéo.

L’enjeu de ce travail est de proposer une réflexion sur le corps comme interface primordiale de la relation au monde. Fight Night aborde la question de la limite du corps tout en évoquant le mouvement de résistance de celui-ci ; ce qui me permet de poursuivre un questionnement sur le portrait entamé dans mes précédents travaux et dont le point commun est toujours une réflexion sur un invisible.

« Dans la nuit de l'invisible », Abdoul 2012 Dans la nuit de l’invisible, 16 photographies, 61×83,6cm tirages jet d’encre contrecollé sur Dibond, caisses américaines en acier. Abdoul, 2012

 F.L : Vous dites dans votre portfolio que votre approche du corps est influencée par le travail des primitifs flamands. Que recherchez-vous dans le portrait photographique que l’on ne perçoit pas dans la peinture ?

 Laure Ledoux : Justement pour cette question de la carnation car dans la peinture on est dans la matière et dans la touche avec son épaisseur. Contrairement à la photographie, où il n’y a que cette histoire de la rencontre entre le papier et le spectateur. J’ai aussi envie que mes photographies soient très « piquées », c’est-à-dire dans le détail, bien plus que ce que ne pourrait le faire la peinture et même le réel. Dans le réel, plus je m’approche d’une peau par exemple, moins je la vois. La photo, avec ses optiques, me permet ce que l’oeil ne peut voir. 

F.L : La frontalité des visages, le cadrage serré et l’influence des peintres nordiques se reflètent dans l’œuvre de Rineke Dijkstra et dans la vôtre. Vous sentez-vous proche de son travail ? (Si non, alors de quel autre artiste) ?

 Laure Ledoux : C’est surtout ses séries de femmes enceintes après leurs accouchements ou des toréadors après qu’ils aient toréé. Ce sont ces photographies qui m’intéressent bien plus que les séries sur les adolescents par exemple. Je suis quand même beaucoup plus touchée par la peinture du Nord ou encore celle du Titien pour son intérêt pour la carnation et son traitement des matières, ou du Caravage pour sa lumière et sa violence. En photographie, j’aime beaucoup Desiree Dolron. J’avais plutôt abordé son travail par ses portraits dans des intérieurs de château et c’est ensuite que j’ai découvert la série « Exaltation » qui maintenant me parle beaucoup plus. Ce sont des photographies de moments de transes, prises dans différentes communautés. Il y a une autre photographe dont j’apprécie beaucoup le travail, c’est Vivian Sassen. Son travail est en balance entre la photographie de mode et quelque chose de plus personnel. Ses couleurs mais surtout la profondeur de ses noirs me provoque comme des coups de poignards et c’est ce que j’attends de la photographie.

F.L : Suivez-vous un protocole précis comme Thomas Ruff ou le couple Becher pour créer votre photographie ?

Laure Ledoux : Je n’improvise pas, je regarde beaucoup d’images et j’essaye d’avoir la photographie en tête avant de la faire. Je donne un cadre très strict aux modèles que je photographie. Ce cadre est là juste pour les rassurer et pour qu’ils essayent de ne plus être dans la représentation, qu’ils se libèrent de ce cadre, afin qu’ils s’approprient les gestes que je leurs demande. Et parfois dans leur attente, dans leur impatience, ils proposent des gestes qui sont ceux que j’attendais. Mais en tout cas, l’image que j’ai dans la tête n’est jamais celle qui apparaît à la fin. J’attends « des accidents » et des imprévus de la part du modèle, tout en ayant une idée précise avant de commencer à photographier. C’est comme une sorte de plan que je ne suivrais pas.

F.L : Quel rôle joue la mise en scène dans votre travail ?

Laure Ledoux : La mise en scène est très importante car c’est le socle de départ de la photographie, ce qui va donner la direction que va prendre l’image. Je choisi des endroits assez confinés comme pour coincer le modèle, je ne fais pas en sorte que le modèle soit à l’aise. Pour moi le modèle est de la matière, même si le paramètre humain est très important. Le vêtement que je leur demande de porter à également une grande importance car il va servir à déstabiliser le modèle. Je photographie souvent les boxers torse nu mais je souhaite de plus en plus décontextualiser le sport en amenant des vêtements.

F.L : Les titres de vos séries sont toujours empreints d’une sonorité intrigante : Les yeux sombres,  Clet’che, Terra Amata. Quels en sont les origines ?

Laure Ledoux : Je trouve sensé de donner une clé de lecture au spectateur et dans mes titres cela a souvent trait à la lumière ou plutôt à l’obscurité. Je considère que le noir utilisé dans mes photographies n’est pas un manque d’information de lumière mais une matière à part entière. La profondeur des noirs laisse comme un espace inconnu et à imaginer qu’il me plait de travailler. Le titre d’un projet en cours, Black Light, provient d’une citation de Mohamed Ali lorsqu’il parle des coups qui mènent au KO et qu’il compare à des lumières noires, des lumières de l’inconscience. C’est exactement ce moment qui m’intéresse : l’état d’entre deux, entre conscience et inconscience.

F.L : Comment travaillez-vous avec vos modèles, sont-ils en confrontation ou en collaboration dans votre processus artistique?

Laure Ledoux : Ce sont les modèles qui font la photographie. Si il y a des personnes en face de moi qui sont trop dans la représentation, qui ne lâchent pas prise, cela ne fonctionnera pas.

Je ne suis pas en confrontation avec les personnes en face de moi, je leur propose un cadre et c’est à eux de se l’approprier, à eux de m’apporter un relâchement qu’ils ne montreraient peut être pas autrement. C’est un face à face mais surtout pas un duel, je ne veux pas créer une situation hiérarchique. Je vais chercher quelque chose chez les gens que je photographie, mais pas de force, il faut que ce soit eux qui me l’amène et me le donne. Mais pas comme un don, un cadeau, ils l’amènent juste à la surface, cela affleure, c’est à ce moment que je m’en saisis en douceur j’espère.

« Lécher ses vertèbres » Lécher ses vertèbres, 12 photographies, 100cmx100cm, Tirages jet d’encre sur papier baryté.

F.L : J’ai l’impression que dans votre travail vous interpellez le spectateur en lui proposant d’amener la présence humaine dans un contexte marginal, dans un contexte illogique qu’il n’a pas l’habitude de voir créant une ambiguïté dans son regard.

Par exemple dans la série Fight Night vous amenez une dimension humaine à des personnages virtuels ; l’œuvre :  Lécher ses vertèbres nous confronte à des portraits de dos. Enfin dans la série «la nuit de l’invisible» vous nous montrez des kicks boxers essoufflés et affaiblis.

Créez-vous cette ambiguïté de manière inconsciente ?

Laure Ledoux : On est toujours en train de se présenter, de se représenter, que ce soit par nos vêtements, nos coiffures… Pour moi la beauté se trouve dans les moments où on est dépossédé de tout cela. Donc de toute façon, c’est un moment que l’on ne va pas maîtriser et que l’on ne va jamais montrer. Alors peut-être y voit-on de l’ambiguïté mais pour moi c’est là que je trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant à voir chez les gens. Je ne sais pas si c’est une faille ou un moment de non-représentation.

Dans la nuit de l'invisble, Samir 2012 Dans la nuit de l’invisible, 16 photographies, 61×83,6cm tirages jet d’encre contrecollé sur Dibond, caisses américaines en acier. Samir, 2012

Si vous deviez présenter une seule de vos photographies à une personne non initiée, laquelle serait-elle ?

 Laure Ledoux : Ce serait sûrement la photographie de Samir dans la série « Dans la nuit de l’invisible ». J’aime beaucoup cette photographie parce qu’elle m’a fait comprendre l’importance que le vêtement avait dans mon travail. Il vient de sortir de l’entrainement de boxe et porte un Kaway. C’est à ce moment que j’ai compris que ces matières un peu pauvres, un peu plastiques pouvaient avoir un potentiel de sensualité. Je trouve que son visage, ses mains sont parfaites. Je ne dis pas que la photographie est parfaite mais lui, m’a donné quelque chose que j’attendais. Par exemple sur la photographie il bave un petit peu, ses lèvres sont brillantes ce qui nous plonge dans l’atmosphère de la peinture. Ce qu’il m’a donné à ce moment-là était parfait pour moi.

F.L : Avez-vous des fantasmes de créations, de collaborations, d’expositions… ?

 Laure Ledoux : Il y a longtemps que j’ai envie d’aller en Thaïlande, à Phuket pour assister au festival Végétarien, cela fait dix ans qu’il m’intrigue. Je comprends de plus en plus pourquoi et j’ai profondément envie de photographier ce festival où des personnes s’enfoncent des objets dans les visages comme un rituel expiatoire.

F.L : Pour conclure, il me semble que vous êtes en train de réaliser une série photographique, Kôré, où la notion d’haptique, qui se trouve également dans vos autres travaux, revient au centre du questionnement, pouvez-vous nous en parler ?

 Laure Ledoux : C’est une série commencée en résidence à Mulhouse, c’était un partenariat avec la Kunsthalle et l’Université de Haute-Alsace, et plus précisément l’Ecole d’Ingénieurs Sud Alsace en section fibres/textiles. Là-bas, j’ai travaillé le vêtement et plus précisément le pli et le drapé. À l’heure actuelle j’ai presque fini de réaliser les photographies qui sont des portraits avec les vêtements que j’ai créés pendant la résidence.

Et effectivement, ce qui m’intéresse avec la photographie, c’est de créer ce sentiment de la perception du toucher tout en sachant qu’on ne peut pénétrer l’image. C’est la notion du plan haptique. On ne pourra que tenter de satisfaire son envie du toucher par le regard. Avec ce projet de résidence à Mulhouse, j’ai continué cette introspection de la sensation d’oscillation, d’échange, d’aller-retour entre le spectateur et la photographie.

 

Kore projet en cours Korê, Projet en cours

One thought on “Entretien avec Laure Ledoux

  1. Bonsoir , merci pour l’article à propos de « Entretien avec Laure Ledoux ». Donc j’aime, je partage sur ma page Facebook et je tweet sur mon compte twitter de même, pour que tous mes amis peuvent le voir. Encore pour la deuxième fois merci.

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