Margaux Schwarz – Entretien

Cet entretien s’est déroulé à Bruxelles le 19 octobre 2014 avant l’exposition « Jeune création » à Paris avec Marcy Petit.

Exposition Jeune création – Du 30 octobre au 02 novembre 2014

 

 

  • Par quoi et comment votre pratique a t-elle débutée lorsque vous vous êtes lancée en tant qu’artiste ?

La première pièce que j’ai faite était une pièce sonore accompagnée d’une affiche. Le projet s’intitulait Tragédie Comédie et retraçait l’évolution de la relation d’Anna Karina avec Jean-Luc Godard au travers des dialogues des différentes figures féminines qu’elle incarnait. Ainsi chaque homme comme Jean-Paul Belmondo, Jean-Claude Brialy ou même le philosophe Brice Parain représentait selon moi la voix de Godard qui parlait à son amante, à sa femme puis à son ex-compagne à travers les lèvres de ces hommes. De la beauté des premiers instants à la fin de l’histoire d’amour, la figure d’Anna Karina glisse de l’innocente jeune fille qui veut un enfant dans Une femme est une femme, à la « putain » de Vivre sa vie ou la tueuse de Made in Usa.

 

 

  • La majorité de vos travaux prennent vie à l’extérieur, dans la rue. C’est un travail hors de l’atelier qui suggère une proposition que l’on pourrait appeler « l’artiste et les autres ». Pouvez-vous nous apporter quelques précisons sur ces « autres » ? Par exemple, qui sont-ils, d’ou viennent-ils ?

Il y a certes « les autres » dans une pratique qui évolue et qui prend parfois racine à partir de la rue, du dehors. Cependant, le rapport à l’autre dans mon travail est lié à des rencontres singulières et ainsi je ne cherche surtout pas à parler de groupes de gens. « Ces autres » pour moi se rapporterait plus à « cet autre » dans la relation privilégiée qu’un individu a avec un autre individu. Il s’agit ici de Pierre-Charles , homme de la rue, rencontré grâce aux livres que nous lisions chacun de notre côté dans le tram de Bruxelles. En effet, c’est tout d’abord le titre du livre qu’il tenait en main qui a éveillé mon intérêt. La même chose a dû se passer de son côté, puisqu’il est venu me parler. Mais Pierre-Charles ne peut se définir en un « autre ». Il est ce point de départ très important de mon travail, qui se définirait au final par une relation et des situations poussés à l’extrême. Cette histoire, notre histoire est un symbole, ce sont deux mondes qui se rencontrent et se complètent afin de créer des cadres permettant de développer des atmosphères spécifiques.

Alors Pierre-Charles peut me guider vers « d’autres », d’où des personnages peuvent jaillirent et une connexion se faire. Je me laisse guider et laisse les choses arriver car au fil du travail les situations de rencontres viennent à moi. Même si je laisse une grande place à mon instinct par rapport aux connexions qui seront faites ou pas, c’est moi qui décide de qui et comment une forme sera donnée.

Par rapport aux « milieux » , aux franges, aux limites du cadre qui sont évoqués dans mes travaux, il me semble que je suis intéressée par ces extrêmes car ils sont plus symboliques. Des figures ancrées dans leur décor. Je crois que je tente de mêler les décors, de les déplacer pour rattacher des figures objectivées à de la chaleur humaine. Il s’agit alors de tordre le cou à des idées reçues en utilisant les moyens mêmes de leur représentation et questionner l’identité.

 

 

  • Des œuvres telles que Lignes parallèles qui parfois se cognent en un point – Trois portraits – Ritournelles – Geste cercle et enfin l’installation vidéo et sonore que vous allez présenter lors de l’exposition « Jeune création » de 2014 sont tributaires d’une rencontre avec autrui, cet « autre » que vous venez de définir. Mais cette rencontre pour se faire, découle de ce que l’on pourrait appeler un protocole de rencontre. Comment définiriez-vous le vôtre ? Et pouvez-vous nous narrer certains de ces moments où divers sentiments peuvent advenir : La peur, la crainte, la joie, les hésitations, etc.

Au départ, ce n’est pas un protocole. C’est lié à la vie et au désir, à la volonté de représentation, à la volonté de donner une forme à un instant précis, en fonction du moment. C’est lié à des trajets déjà enclenchés comme avec Pierre-Charles, dont pourrait encore découler plein de rencontres. Mais aussi et simplement par un présent. Tout d’un coup, quelqu’un que je n’avais pas « Vu », que je n’avais pas « reconnu » comme une personnage en devient un. Du moins j’ai le désir de le rendre figure et symbole.

En définitif, les protocoles seraient plutôt « l’autre » et ici c’est Pierre-Charles qui les établis, au même titre que les rencontres. Par exemple, c’est lui qui m’a fait rencontrer et filmer la jeune fille aveugle. Cette vidéo montre cette personne pendant la démonstration d’un art martial appelé « la technique de l’eau ». Cette technique et chorégraphie de défense s’inspire des mouvements des pêcheurs qui vivent auprès des fleuves et des rivières et qui grâce au mimétisme aquatique se forgent une santé de fer.

Mais s’il y avait véritablement quelque chose de l’ordre du protocole, ce serait une certaine notion du trajet. C’est-à-dire développer une forme à partir de quelque chose, quelqu’un et laisser les « choses » se faire dans l’instant.

 

 

  • Pierre-Charles Jassogne qui est le point de départ et le matériau conducteur à une grande partie de votre travail passe une soirée chez vous. Pouvez-vous me dire au bout de combien de temps lui avez-vous proposé de venir ?

Cela s’est fait assez rapidement. Après cette première rencontre dans le tram nous nous sommes revus peu de temps après. Pierre-Charles m’a alors invité à déjeuner aux « restos du coeur ». J’étais tout particulièrement fascinée par le son de sa voix et par sa présence. Mais je dirais que oui, c’est surtout le son, le timbre de sa voix qui m’a marqué. Et c’est très certainement par cela que j’ai voulu commencer à le filmer. Pierre-Charles possède et dégage selon moi une présence vraiment hors du commun.

Il n’y a pas vraiment eu de moment de crainte lorsque que j’étais en sa compagnie. Cela a par contre pris une dimension plus importante lorsque je suis allée le retrouver à Casablanca pendant l’hiver. Car lorsque cela devient trop difficile de vivre dans les rues de Bruxelles à cause du froid, il émigre dans cette ville. Vouloir le retrouver pour le filmer dans un nouvel environnement qui n’était plus vraiment le nôtre, sans avoir d’idée précise s’est révélé peu évident. Finalement, ce sont des images toutes autres, davantage de l’ordre du paysage que j’ai rapporté.

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 Image extraite des vidéos réalisées à Casablanca

 

  • Dans le début des années 1990, le théoricien et critique d’art contemporain, Nicolas Bourriaud distingue une nouveauté, un nouveau souffle dans la pratique artistique. Selon lui, un paysage se dessine grâce à la mise en valeur d’un élément : le processus relationnel d’interaction entre un artiste et un individu et ce, par le biais d’un médium. Plus précisément, il nomme cela « esthétique relationnelle ». Dès lors, dans une pratique plus contemporaine, la question serait de savoir s’il est encore possible de générer des rapports au monde. Avant l ‘analyse de Bourriaud, cette question avait déjà été posée et travaillée. C’est le cas d’artistes qui se sont intéressés à des actions en faveur du lien entre l’art et la vie, comme ce qu’ils nommèrent l’art micro-émotif.

Dès lors, considérez-vous votre pratique dans cette logique relationnelle ? Pensez-vous vous-même qu’il est important de générer des rapports au monde aujourd’hui ?

Qu’est ce qui vous intéresse et vous plait le plus ? Le processus de rencontre, la réalisation même ou la mise en œuvre de l’enregistrement et du dispositif ?

Pour commencer, je ne pense pas du tout être sensible à ce que l’on appelle « l’esthétique relationnelle ». Ce n’est pas du tout ma manière de travailler.

Il me semble extrêmement important de générer des rapports au monde à travers sa pratique artistique, cependant un rapport au monde n’est pas nécessairement formellement un rapport aux autres. C’est plus une question d’attitude et d’engagement. Le résultat de mon travail sur la porosité des mondes et des identités provient d’abord d’expériences et de rencontres. Ceci n’est pas apparu au départ en tant que sujet, mais s’est développé comme une architecture qui se construit, étage par étage. Il n’est pas indispensable de remplir les espaces manquants. Il s’agit alors de partir d’abord de quelque chose pour aller vers un contexte. Après-tout « chacun a sa technique », enfin tout du moins Pierre-Charles ! Et la poésie ou la peinture peuvent être bien plus fortes et politiques qu’une pseudo esthétique relationnelle. J’aime Jean Genet et Giacometti, Van Gogh et Bacon. On peut être très proche de l’humain en parlant seulement de matière brute ou de paysage. Bien entendu, je reste quand-même très attachée à la forme, ainsi qu’à l’esthétique. La forme fait autant œuvre que le processus.

 

 

  • Je voudrais aborder maintenant une question plus individuelle et ce, d’un point de vue philosophique, car il est indéniable que votre travail aborde ces questions. Selon Emmanuel Levinas, se rattacher à autrui est constitutif de l’être tout court. Dès lors, comment définiriez-vous la relation éthique qui unis à son prochain ? Avec quel statut vous approchez-vous de ces individus ? Avec celui d’une artiste, d’une passante, d’une amie, d’une humaine ?

Je crois que la question de l’éthique dans mon travail se forge aux premiers instants de la rencontre et dans la manière dont la relation évolue. Je recueille ce que l’autre me donne, c’est lui qui m’offre ou non les clés. Moi je ne pousse jamais la porte pour entrer. Mais si je peux demander à quelqu’un de le filmer, de faire partie de l’un de mes projets, alors mon attitude va toujours vers une possibilité, une découverte que j’engage mais que je ne circonscris pas vraiment sur l’instant. Cela vient après avec la forme donnée. C’est une question essentielle, vitale et précieuse à laquelle je pense tout le temps mais il me semble qu’elle « s’autogère » avec la confiance existante entre deux personnes. En gros, c’est surtout la personne en face de moi qui décide de ce qu’elle va donner. Moi je ne fais que déposer les bons outils sur la table. Les personnes en face de moi sont ensuite libres d’utiliser ces outils et de fabriquer avec moi ce qu’elles veulent. C’est une méthode qui repose en grande partie sur l’échange.

 

 

  • Je pense qu’il faut beaucoup de courage pour aborder ainsi des inconnus et aller dans une relation avec eux jusqu’à les inviter dans ton intimité. Vous considérez-vous comme une artiste engagée ?

Je me considère effectivementcomme une artiste engagée. Après tout, la question de l’engagement est particulièrement liée à celle de l’éthique. Il y a là quelque chose qui repose sur le langage. J’ai mon propre langage, donc ma propre technique. Et ce langage est ma manière d’être définitivement engagée au monde et aux autres. Et comme nous le disions précédemment, à chacun sa technique ! Par ce biais, je suis engagée envers les personnes, donc en quelque sorte avec la vie.

 

 

  • Je souhaite aborder les similitudes qu’il y a entre votre travail et celui de Gillian Wearing dans les années 1990. Plus particulièrement, l’oeuvre Drunk. Dans cette vidéo on y voit des alcooliques se saouler dans un studio d’enregistrement. Mais le plus intéressant demeure dans le fait qu’avant de les mettre face à la caméra, l’artiste a passé plus d’une année à les fréquenter dans la rue. Êtes-vous d’accord sur le fait, que vos travaux vont dans la même réflexion et la même approche de « l’autre » ?

Comme je l’ai dit je ne cherche pas à être assimilée, surtout pas. C’est-à-dire à avoir une attitude de caméléon. Je reste moi-même quand je suis parachutée dans un autre contexte. Cela ne veut pas du tout dire que je ne peux ou ne veux pas m’adapter, ça c’est autre chose et c’est très important. A la différence de Gillian Wearing, je n’ai jamais ressenti le besoin de devoir me faire accepter. Il n’est encore une fois pas question de devoir m’intégrer à un monde et annuler la différence. Au contraire ! Celle-ci est bien là, elle est présente et il ne faut pas chercher à l’abolir en se mettant dans une posture d’assimilation. À travers les différences je recherche des points-communs, entraînant au passage cette question de la symbolique. Si je devais référer mon travail à celui d’un autre artiste, je citerais alors Félix Gonzalez-Torres en raison d’une combisaison d’expériences personnelles et de prises de positions.

 

 

  • Enfin concernant le dispositif que vous allez présenter lors de l’exposition, pouvez-vous me l’expliquer plus précisément ? Plus particulièrement la présence d’un chauffage à résistance chauffante au milieu de ce dispositif.

La manière dont j’ai voulu aborder plastiquement l’exposition« Jeune création » est liée aux notions de rythme, de danse et de synchronisation.

L’installation regroupera deux vidéos, une correspondance de Pierre-Charles ainsi que la présence de deux barres de danse très basses et d’un grand tapis de danse au sol. Ce tapis qui sera récupéré portera les marques de nombreux pas. Il y aura là le témoignage du mouvement, du rythme dont je viens de parler … L’une des vidéo nous donne à voir une jeune femme qui tantôt tire des cartes de tarot, tantôt chante en play-back la chanson Motherless Child. En écho à cette vidéo, un deuxième écran montrera une des vidéos que j’ai pu réaliser avec Pierre-Charles.

Concernant le chauffage à résistance, les plans vont peut-être changer et cet objet ne sera peut-être plus présent. L’installation représente pour moi la nécessité de se plier au temps de l’autre comme pour vivre sa temporalité sans essayer de s’assimiler.

Les vidéos questionnent différents symboles érigés, qui lorsqu’ils sont confrontés, se rapprochent. Par exemple, la vidéo de la chanteuse aborde plus précisément la question du cycle et de la répétition.

En définitif, j’espère démontrer que dans mon travail le processus est plus enrichissant que le but. La forme a quant à elle un visage. Sans visage pas de communication, et sans communication, pas de relation.

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