« Poésie du presque rien » : entretien avec Jean-Baptiste Caron

Propos recueillis par Thomas Fort

TF : Le Laboratoire des variables se compose d’une performance, conservée ensuite sous la forme d’une installation qui en expose ses résidus. Pouvez-vous nous parler plus en détail de ce projet ?

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  Le Laboratoire des variables, performance réalisée au Cneai, festival Island 4, 2013

Jean-Baptiste Caron : Je conserve les différents objets utilisés dans la performance pour produire une installation, même si pour le moment je cherche la meilleure forme à attribuer à celle-ci. Le Laboratoire des variables découle d’une œuvre plus ancienne : Le Petit attracteur, que je souhaitais en quelque sorte mettre en scène. L’origine de la performance se base sur l’idée de faire léviter de la poussière sur mon nombril. 

TF : On peut parler d’une activation dans le spectacle vivant, de thèmes ou d’œuvres produites précédemment, car vous valorisez des formes récurrentes de votre démarche artistique par les tracés et les découpes effectuées sur différents supports. Par exemple vous continuez à explorer la forme du cercle. 

JB.C : Effectivement, il y a un jeu entre ce qui est affiché derrière moi et ce qui se produit sur la table. Il y a une transformation à chaque fois. Je me sers ainsi d’un carré en métal pour dessiner mes découpes dans le journal, mais au moment où je l’accroche au mur il devient rond. Cette transformation entre le carré et le rond se retrouve au début : je dessine un carré sur mon T-shirt, puis je découpe un rond pour recueillir la poussière de mon nombril. Celle-ci symbolise le centre de gravité qui est une dimension essentielle de ma réflexion.

TF : Une autre dimension, qui se fait jour ici, serait un attrait pour les tours de passe-passe dans les multiples gestes qui se succèdent.

JB.C : Je mélange ici ma passion pour la prestidigitation et l’utilise. Je récupère plusieurs poussières de nombril, j’en forme une boule qui s’écrase au sol, elle ne rebondit pas… J’essaye plusieurs fois… ça ne fonctionne pas donc je la pose. Je m’allonge ensuite sur la table, je frotte la poussière de mon nombril et elle commence à léviter. Enfin je reprends la boule et à ce moment en la faisant tomber elle rebondit, il y a une transformation d’état de la matière entre pesanteur et impesanteur.

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Le Laboratoire des variables, traces de la performance réalisée au Cneai, festival Island 4, 2013

TF : Cette performance résonne, telle une synthèse des interrogations inhérentes à votre démarche, tout en ouvrant un autre champ de questionnements. Pourrait-on finalement qualifier la trace qui en découle d’une « exposition globale » qui rejouerais votre travail ?

JB.C : La notion de transformation reste essentielle. Elle se retrouve dans les formes que j’utilise, mais surtout, c’est quelque chose que je vais poursuivre. La notion de gravité est également prédominante dans cette performance comme dans plusieurs pièces antérieures. Une nouvelle problématique s’amorce enfin autour du carré et du rond.

La notion d’exposition globale qui rejoue mon travail me semble intéressante car l’idée originelle était de re-faire Le petit attracteur et donc de jouer cette pièce en la performant. C’est la première fois que j’opère cette forme de spectacle vivant, et que j’arrive à lier la pratique de la magie à celle de l’art contemporain, pour qu’au final demeure une indétermination sur l’appréciation de l’oeuvre.

et soudain le réel vacille

Et soudain le réel vacille, 2013. verre soufflé et taille, Ø7x27cm (Avec la collaboration de Glass-Fabrik)

TF : Revendiquez-vous le terme de magie ?

JB.C : Non pas vraiment, il s’intègre plutôt dans le processus même de création. Ce qui m’intéresse ce sont les interrogations du spectateur. On retrouve ainsi cette indétermination, soit dans les thématiques utilisées : la transformation, la lévitation, la disparition… mais également dans Et soudain le réel vacille, cette bouteille en équilibre où rien n’est truqué. Le centre de gravité est déplacé pour que l’on se demande comment elle tient debout. Une dimension magique, s’invite aussi dans les matériaux utilisés : le fil quasi invisible dans Le mobile de poussières par exemple.

 TF : La trace est une dimension importante de votre travail. C’est celle que forme Mécanique du vivant en spirale sur le sol, ce sont des peluches de poussière, véritables résidus fabriqués par le corps…

 JB.C : Ces dernières demeurent une production journalière, collectionnées au début sans trop savoir qu’en faire, puis reliées à l’idée de spirale, car dans mon imaginaire cette petite forme de poussière se façonne par un mouvement hélicoïdal des poils autour du nombril. C’est une trace que j’utilise par rapport au centre de gravité, et à la dialectique entre le lourd et le léger.

TF : Contrepoids inverse l’essence de ces deux notions. La poussière reste ancrée au fond du bocal tandis que la sphère de béton se fait bouchon ou ballon de montgolfière. Dans Genèse la poussière se retrouve au centre d’une planète miniature qui nous transporte métaphoriquement dans un monde étrange.

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Contrepoids, 2013. béton, verre, poussière, Ø 7cm  / Genèse, 2013. béton, plastique miroir, poussière, Ø40cm

JB.C : Cela forme un cratère. Mes oeuvres ont souvent un lien avec un aspect cosmique. Quand je travaille avec le rond et le carré c’est pour des raisons symboliques simples. Le carré renvoie à la terre et le rond au céleste. Dans Le Laboratoire des variables j’utilise les résidus de mes découpes de journaux : j’en fait une boule, une sphère, que je pose sur un carré. On retrouve donc ce même lien symbolique entre le terrestre et le céleste.

TF : Ces formes peuvent-elles s’imbriquer où restent-elles deux mondes distincts ?

JB.C : Elles peuvent s’imbriquer, je suis d’ailleurs actuellement en train de rechercher un moyen de les faire dialoguer, de trouver un passage entre elles au travers de la sculpture notamment.

TF : Ces deux mondes induisent les notions de limite et de frontière qui sont misent en scène de manière radicale à la galerie 22, 48 m2 avec l’exposition 44, 96 m2. La galerie devient un espace, un tout, dont la vitrine est obstruée par un miroir. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?

JB.C : C’est la suite logique du projet Réflexion où j’exploitais différentes manières de former un cube vide à l’aide de miroirs inversés. Il fallait compléter l’image mentalement car nous nous trouvions face au dos du miroir. Pour l’intervention à la galerie je souhaitais refléter l’espace et le transposer à l’extérieur dans l’idée d’habiter cette extension invisible. Cela se réfère notamment au Metro cubo d’infinito de Michelangelo Pistoletto et cette réflexion sans fin qui se produit virtuellement dans notre imaginaire car dans le réel nous sommes retenus à l’extérieur. Dans mon cas, nous pouvions tout de même voir l’amorce du reflet réel à travers le sas d’entrée. 

44,96m2 perso44,96m2

44,96m2, Galerie 22,48m2. Exposition du 7 au 30 avril 2011. Commissaires : Rosario Caltabiano et Nathalie Desmet

TF : L’exposition devient une œuvre globale puisque vous intervenez dans l’espace de manière radicale en le fermant, vous créez un carton et un catalogue spécifique et reprenez la typographie de la galerie pour le titre. Enfin vous rejetez à l’extérieur tous les outils de médiations. Ne produisez vous pas ainsi une «anti-galerie» ?

JB.C : On abandonne ici l’idée d’une oeuvre à vendre puisqu’il n’y a rien à voir et donc rien à acheter. De plus il s’agit de projeter, à l’extérieur, un espace dans lequel les gens n’osent pas toujours rentrer. La galerie devient accessible à tout le monde, aux gens du quartier, même si je reste conscient de l’aspect un peu utopique de l’intention, puisque c’est invisible et très conceptuel.

 TF : 44,96 m2 se construit de façon totalement virtuelle, toutefois nous pouvons accéder à une vision fragmentaire de la galerie par le sas d’entrée. De plus le cartel nous renseigne sur ce qui n’est pas visible. Est-ce un moyen d’intégrer le visiteur dans la fiction de cet espace qui n’existe pas vraiment ?

JB.C : Il y a une forme de croyance, « d’immersion fictionnelle », dans l’idée d’habiter cette structure car on a effectué le vernissage dehors. Tout ce qui se doit habituellement d’être à l’intérieur est transposé à l’extérieur. On conserve les places de parking vides devant, puisque le reflet virtuel allait au delà de ces emplacements.

Il faut en effet que les visiteurs lisent et s’imaginent cette construction. Ce serait gênant, pour moi, de faire venir des gens pour rien. Mon but n’est pas de les laisser dans une appréhension déceptive. Je souhaite plutôt les faire rentrer dans le jeu. Il faut donc admettre et accepter le pouvoir de son imagination

TF : Pour entrer dans votre fiction, voir le lien infra-mince qui existe dans les processus, il est nécessaire de se baser sur le réel. Votre travail a-t-il à voir avec la croyance ou la fiction ?  

JB.C : Il y a une frontière entre ces deux notions. Toutefois je m’en méfie : il faut être conscient de la fiction car on peut vite perdre pied si cette ambiguité perdure entre fiction et réalité. C’est aussi pour cela que j’essaie à présent de me confronter à la matière.

TF : Cette ambiguité contribue-elle à l’instabilité et au doute que vous évoquez notamment dans Le mobile de poussière ?

mobile de poussière

Le mobile de poussières, 2010. poussières, fils, plexiglass, dimensions variables

JB.C : Tout est entre l’équilibre et le déséquilibre avec ce jeu complexe entre les poids et les contrepoids. Pour cette pièce j’ai récolté des moutons de poussière que je souhaitais faire danser au ras du sol. J’ai repris la structure d’un mobile à la manière de Calder, mais dans une esthétique dématérialisée en utilisant un fil quasi invisible et des tiges transparentes. Le simple déplacement du spectateur fait mouvoir l’ensemble qui reste très fragile.

TF : C’est en quelque sorte une mise en scène de ce qu’est par essence la poussière. Mais plutôt que de rejouer son aspect volatile avec un mobile en hauteur vous choisissez de le faire vaciller au près du sol. Un courant de vent et tout s’envole.

JB.C : Un souffle peut tout détruire. J’avais d’ailleurs travaillé sur l’idée de l’air comme matériaux dans des pièces antérieurs : La fabrique des courants d’air, notamment.

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La fabrique de courants d’air, 2011. parpaing, fenêtre, fil, ventilateur. dimensions variables

TF : Pouvez-vous revenir sur l’évolution de votre travail qui va de l’air à l’invisible, du rien à l’infra-mince, de l’infime à la matière sculptée ?

JB.C : Au départ je questionnais l’immatériel, la dématérialisation avec le médium de l’air, il y avait des réalisations mais l’acteur principal restait le vent. Ensuite il y a eu le vide avec 44,96 m2 puis la poussière et à présent ça se matérialise de plus en plus avec le béton avec des choses plus terrestres.

TF : L’œuvre de toute une vie, cette plaque de marbre tel un épitaphe adossé au mur d’un cloîtreassemble dans une même pièce vos recherches récentes autour de la matière et de la poussière et conserve un aspect un peu humoristique tout en dialoguant conceptuellement avec le lieu. 

JB.C : Il y avait un cimetière sous les dalles du cloître. Cette plaque joue alors un peu comme un cartel qui ferait de la mort une oeuvre d’art. Elle a d’ailleurs un vécu qui lui ajoute un supplément d’âme. L’humour est donc le bienvenu pour apporter un peu de légèreté.

 TF : L’aspect humoristique du premier regard est contrebalancé par une relation à l’histoire de l’art. On pourrait en effet se référer à une vierge à l’enfant de Bellini où le Christ pose un pied sur le marbre, ce qui symboliquement signifie une prise de conscience de notre finitude. En mettant de la poussière sur du marbre vous placez-vous d’une certaine manière dans cette même intention ?

 JB.C : Tout à fait. Cependant ce qu’il faut savoir c’est qu’au premier abord la poussière n’est pas forcement visible. Il y a un volume, mais on n’y prête pas attention. La plaque est posée contre le mur. Nous pouvons donc passer à côté sans savoir que c’est une oeuvre. Cette ambiguité m’intéresse.

l'oeuvre de toue une vie

L’oeuvre de toute une vie, 2013. poussière, marbre, 100x51cm

TF : Ce non visible, ce rien, ce macroscopique, résident dans des pièces qui ne se jouent donc à pas grand chose…

JB.C : Pour moi c’est l’exploration d’une poésie du presque rien. Ce qui vient aussi de l’univers de la magie où nous croyons qu’il y a quelque chose alors que c’est faux. Parfois dans des jeux de cartes tout se fait avant la révélation, dans l’imaginaire de celui à qui l’on propose de jouer.

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