« Narration spéculative » : entretien avec Fabrizio Terranova

Propos recueillis par Irina Guimbretière

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Hommage à Lisa Foo, par l’atelier collectif des BAC 1 de graphisme lors du séminaire Narration Spéculative tenu à l’Erg en 2012.

IG : L’École de Recherche Graphique de Bruxelles (Erg) propose un Master spécialisé « Récits et expérimentation / Narration spéculative », que vous avez initié et que vous codirigez avec Yvan Flasse depuis trois années. Pouvez-vous présenter ce qu’est la Narration spéculative ?

Fabrizio Terranova : Ce terme suscite toujours beaucoup de questions. Pourquoi avoir ajouté « spéculative » ? Tout d’abord, il est important de dire que l’on a hérité de ce terme par une faute de traduction de l’américain au français, lors d’une conférence sur les « savoirs situés » de Donna Haraway, que j’avais organisée à mon arrivée à l’Erg. Comme un don, ce nouveau terme regroupait toute une série de déploiements qui me semblaient importants pour bousculer la narration. Cela lui donnait une dimension politique qui est pour moi vitale dans le champ de l’art. Ce fût une manière de lier la narration à une série de penseurs, tel qu’Alfred North Whitehead, Gilles Deleuze, Isabelle Stengers, qui considèrent le récit comme un mode de fabrication d’êtres et de mondes. Joindre ce mot permet d’amplifier les forces du récit comme acte de fabrication, de construction, qui a une prise effective sur le réel.

IG : À quel type de public ce Master s’adresse t-il ? Et qui reçoit-il ?

FT : Ce Master s’adresse principalement à des étudiants en art. Compte tenu du contexte pluridisciplinaire de l’Erg, qui permet aux étudiants d’avoir des horaires à la carte en choisissant des cours dans l’ensemble des 3 pôles de l’école : Art, Narration et Média, nous travaillons avec des étudiants d’options très diverses. Il peut y avoir des étudiants en Bande dessinée, Illustration, Cinéma d’Animation, Vidéo, Performance, Graphisme. Le cours de Narration Spéculative, une fois choisi, constituera le tronc commun et rassemblera tous les étudiants dans un même atelier. Cela dit, il ne faut pas occulter que la porte d’entrée d’une école d’art reste étriquée. La mixité sociale reste une illusion en art et pour nuancer un peu ce propos, la narration permet déjà une ouverture plus grande compte tenu de sa disqualification historique dans le champ de l’art et des accointances entre récit et culture populaire. Pour se décentrer, l’art a continuellement besoin de chercher des forces vives hors écoles ou espaces institutionnels, de manière à se connecter à un grouillement artistique très inventif qui a toujours été une sorte de résistance des minorités.

IG : Il est communément admis de faire une distinction par domaines : l’art d’un côté, la philosophie, et la science de l’autre. Il est surprenant que vous fassiez un lien avec autant d’aisance. Quelles forces tirez-vous de la pluridisciplinarité ?

FT : La pluridisciplinarité est constitutive de l’enseignement à l’Erg, mais elle reste effectivement cantonnée au domaine de l’art. La mise en place de ce Master a contraint d’élargir le spectre en tissant des liens avec d’autres disciplines. Ceci afin d’entamer un dialogue fécond qui vienne déstabiliser les privilèges de l’art et son autonomie supposée. Décider, en quelques sortes, de se construire un inconfort. Faire en sorte de ne plus être seul, afin d’amplifier de part et d’autres nos forces, pour fabriquer des récits concernés, peuplés de perspectives multiples.

IG : Sous quelles formes se manifestent cet engagement dans l’art contemporain ? Quelle démarche pratique sollicitez-vous auprès des étudiants ?

FT : Il y a deux axes moteurs dans le travail de notre atelier. Dans un premier temps le suivi des projets personnels, avec l’obligation en Master de ne pas donner d’exercices. Et dans un second temps, une « commande » qui crée un lien avec l’extérieur et le monde professionnel. La fabulation opère dans le premier axe sous forme d’échanges oraux collectifs faisant des échos avec des pratiques (films, livres, etc) en lien avec chaque projet personnel développé. Cela permet, par résonance, de penser la matière de chaque étudiant et de mettre l’accent sur la nécessité d’une pratique ancrée dans ce que nous appelons une « force propositionnelle », une force qui dégage des possibles et ne se cantonne pas au rôle du constat, de la description ou de la dénonciation. Pour le second axe, les commandes obligent à une prise en compte du réel qui, contrairement à ce que l’on pense souvent, est indispensable à la fabulation. La fabulation ou la Narration Spéculative, n’est pas une fuite vers l’imaginaire, mais plutôt un corps à corps avec le réel qui fait le pari que le réel (le monde, les mondes) se transforme différemment en fonction de comment on le raconte et en refusant de le réduire en appuyant sur les probabilités qui hantent chaque situation. L’ensemble est traversé par un rapport à l’art contemporain moins sensible aux formes de monstrations classiques (galerie par exemple) et manifesté sous des formes de narrations multiples. La façon dont Deleuze, notamment dans Qu’est-ce que la Philosophie ?, définit l’art : « Ces univers artistiques, ces êtres de sensations ne sont ni virtuels, ni actuels, ils sont possibles, le possible comme catégorie artistique. Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière ! », a été très importante pour moi et pour la question de la fabulation, que j’amène ici. Pour terminer, il faut aussi noter l’importance dans notre pratique de deux séminaires annuels consacrés aux gestes spéculatifs en philosophie, et que nous tenons à faire porter par des praticiens de cette pensée avec toute les exigences que cela comporte et non par des artistes qui maîtrisent tant bien que mal ces notions. Le tout constitue une politique de repeuplement de l’imaginaire ancrée dans les forces propositionnelles héritées de la philosophie spéculative et « constructiviste ».

IG : Pouvez-vous préciser comment vous situez la fabulation dans ses rapports historiques, philosophiques, etc. ?

FT : Tout d’abord, il faut dire que la fabulation se situe dans un mouvement plus large qu’est le constructivisme. Et qu’il y a dans ce mouvement des frictions intéressantes, sur le statut du vrai et du faux, sur le réel. Il faut préciser aussi que la question des techniques m’intéresse beaucoup et que c’est pour cela que je parle de / et à partir de ma pratique. Qu’est-ce que fabuler veut dire concrètement pour moi qui fais des films, etc ? Et là aussi on s’insère dans un mouvement plus large. La question des techniques nous vient du pragmatisme américain, qui est porteur d’une culture radicale des effets. Ce n’est pas un hasard que les féministes, les afro-américains, aient été ceux qui ont fabulé. Par exemple: Sun Ra, conteur fabulateur extraordinaire. La fabulation vient court-circuiter cet héritage. Les minorités vont se donner le droit de fabuler une vie plus grande qu’eux.

IG : Vous êtes professeur, mais aussi cinéaste, programmateur culturel, et dramaturge. Votre parcours n’ayant pas été linéaire, comment se mêlent toutes ses expériences à la fabulation ?

FT : Ce qui constitue mon parcours est une sorte d’« anti-déterminisme » non prémédité qui a été au fur et à mesure affiné, et dont la Narration Spéculative est un peu l’aboutissement. Le socle de mon parcours, pourrait-on dire, sont mes origines sociales. Le fait que tout était fait pour m’empêcher de vivre ce que je voulais. Ce qui a également été très marquant pour moi, pour penser la Narration Spéculative, a été mon implication démesurée dans une maison de jeunes. Dix années d’engagement pour déjouer toutes les maltraitances théoriques qui régnaient dans le champ du travail social. Parallèlement j’ai fait une école d’art contemporain, ce qui fût chamboulant, libérateur, tout en créant une insatisfaction politique quant aux disqualifications qui y régnaient partout. L’agencement « contre nature » de l’art contemporain et du travail social à constituer tout mon parcours. Je me suis par la suite spécialisé dans la programmation culturelle, autour des cultures dites « populaires », en tentant de les affranchir du découpage habituel qui les isole des avant-gardes. Le free jazz, notamment, déjouait toutes les catégories habituelles. Sortir des conventions élitistes a toujours été un moteur. Tout cela en essayant de penser les choses collectivement. La proposition de ce Master s’est lentement mise en place. L’association à des alliés théoriques, qui pensaient toutes ses forces totalement différemment, a permis de tout déployer avec beaucoup plus de discernement. Par recoupement, j’ai senti un lien indispensable entre, d’une part les forces du récit (de plus en plus convoquées comme un élément de construction du et des mondes), et d’autre part une lutte contre les disqualifications entraînées par la Modernité dans le champ de l’art. Tout ce parcours s’est cristallisé dans la création de la Narration Spéculative, et retrouve également des prolongements dans ma pratique de cinéaste. Que cela soit la fabulation d’un médecin pour le collectif DingDingDong ou un film consacré à une sorcière auto-proclamée : José Andrei, an insane portrait. En tirant les fils des possibles qui habitent notre monde, j’entretiens cette dynamique d’invention du réel à partir du réel !

IG : On sent bien que la question des possibles vous importe, et que la technique qui l’accompagne est une matière que vous travaillez avec engagement.

FT : Tout à fait, dans le réel, on ne va pas chercher le faux, ni le vrai, mais le possible. Le possible qui n’est pas le probable. D’ailleurs, il faut noter le surpoids de ce probable sur nos vies. Par exemple, Bourdieu n’aura jamais tort, il est du côté du probable. Mais nous, nous l’évaluons à partir des effets que produisent ses récits, le possible que ceux-ci annulent. La fabulation crée des micro-brèches là où le déterminisme crée des brèches. Je suis hanté par cette phrase d’Isabelle Stengers à propos de Donna Haraway: « Dis-moi comment tu racontes et je te dirai à la construction de quoi tu participes ». On n’est pas dans le monde des idées, ni dans celui de l’imaginaire et de la fiction, mais on est dans un monde en lien au corps, nos corps, et notre avenir. La fabulation explore les possibles de notre avenir. Ce qui veut dire que la fabulation est à la fois individuelle et collective. Donna Haraway disait cette phrase déstabilisante qui ouvre de nouvelles perspectives : « la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique ».

IG : Rappelons que Donna Haraway est une figure majeure du féminisme contemporain, biologiste, philosophe et historienne des sciences. En utilisant les « savoirs situés », elle ajoute une dimension à la pensée de Whitehead. On sent toute une filiation. Quelles sont les notions chez ces penseurs qui vous travaillent le plus? Et concernant les possibles, comment traiter avec eux? Faut-il tout changer pour créer de nouveaux mondes?

FT : Cette notion de possible est effectivement incontournable pour penser et produire des narrations spéculatives. La notion d’« appât » chez Whitehead est importante pour saisir l’articulation entre possible et réel. Pour Whitehead, on n’invente pas de toute pièce, on lance des appâts pour extraire les possibles déjà existant dans le réel. L’apport de Deleuze sur la fabulation est, quant à lui, un moment fort pour faire vaciller l’idée du dire vrai, de la vérité, que l’on retrouve dans une célèbre citation qui a beaucoup compté pour nous :  « Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité, qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux une puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre ». Je me référerais aussi aux « savoirs situés » de Haraway car cela demande aux récits d’être positionnés et de tisser des liens entre les mondes, et non plus de parler d’une manière abstraite et universelle. Tout cela, entre autre, constitue des jalons auxquels ce Master tient à rendre compte afin de créer de nouvelles formes de récits.

IG : Vous allez prochainement réaliser un film documentaire sur Donna Haraway. Elle a monté, avec ses étudiants, des capsules vidéos pour étayer son cours. Notamment une dans laquelle elle apporte son regard critique sur la considération des primates déployée par le National Geographic. Quelle a été votre approche compte tenu de son travail de fabulation ?

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FT : Sa pensée est une référence incontournable pour penser la Narration Spéculative, et ce depuis la fin des années 70. À dire vrai, je me suis rendu compte en élaborant ce Master que le travail de Donna Haraway en général et ses manières d’écrire en particulier, sont la matrice de cette chose étrange que j’ai nommée Narration Spéculative. D’où l’idée, comme vous le mentionnez, de lui consacrer mon prochain film. Ceci afin de donner à voir ses processus d’écriture. Des écritures multiples qui mêlent le faux journal, la prose scientifique, la création de mythes contemporain, entre autres. Des moyens lui permettant d’excéder le champ confiné de l’académie. Je pense notamment à l’essor de sa figure du cyborg hors université, maintes fois réappropriée par des collectifs féministes par exemple. Ce qui caractérise le plus son écriture, c’est la capacité de rendre palpable de nouvelles possibilités de vie. Pour ce faire, elle mobilise de façon très singulière les forces des récits, incarnant ainsi sa pensée dans des paysages nouveaux. Non seulement du point de vue de la pensée, mais également du point de vue des sensations, du sentir. La fabulation, fabuler, c’est donner de la consistance aux possibilités qui habitent ce monde.

Transcription janvier 2014

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