Lotte Günther : La peinture comme une expérience spatiale

 

En décembre 2013, se tenait à la galerie de l’Université Paris 8 l’exposition intitulée Color the Space  (« Colorer l’espace »). Les gens passant devant la vitre carrée de la galerie s’arrêtaient ou, pressés par le temps, au moins tournaient la tête en direction de la fenêtre. Celle-ci, tel un tableau, donnait à voir une matière multicolore, vibrante, dense et en même temps aérienne. Du premier coup d’œil, il était impossible de comprendre de quelle matière il s’agissait, ce qui se mouvait derrière la vitre. Les gens, intrigués, s’en approchaient et découvraient « les marges » tridimensionnelles de ce faux tableau – l’espace tout entier de la galerie était rempli d’une multitude de fins ruisseaux colorés suspendus au plafond par rangées. La vue de cette installation insolite fascinait et enfin, l’on entrait, convaincus, dans la galerie. A l’intérieur, le spectateur se trouvait immergé dans un environnement singulier de couleurs omniprésentes avec lequel il était invité à interagir. Plusieurs rangées de rideaux de rubans colorés occupaient toute la pièce, horizontalement, d’un mur à l’autre, et verticalement, du plafond au sol, et ne laissaient au visiteur que des couloirs étroits entre elles. En déambulant, suivant ce chemin pré-tracé ou en passant au travers de ces cloisons fragiles et perméables, le spectateur se créait lui-même ses uniques angles de vue, et avec eux, ses uniques et fugitives compositions de couleurs. Celles-ci variaient d’une rangée à l’autre, d’un rouge vif au bleu profond, et à l’intérieur de chacune de ces rangées leur assemblage était plus aléatoire et parfois inattendu. Le spectateur était ainsi plongé dans un univers à la fois ordonné et chaotique où, comme dans la peinture, l’on ressentait la présence d’un cadre, d’une limite et un potentiel créatif inépuisable. Cette œuvre-exposition était ainsi pour son auteur, la jeune artiste allemande Lotte Günther, une tentative d’élargir, d’expérimenter et de faire expérimenter autrement sa pratique picturale.

Née en 1983 à Heidelberg, en Allemagne, Lotte Günter vit et travaille à Berlin. L’exposition Color the Space marque la fin de sa résidence artistique de six mois à la Cité Internationale des Arts à Paris. Durant ce séjour, l’artiste a poursuivi ses recherches picturales qui lui sont si caractéristiques  et qui forment l’essentiel de sa démarche. En effet, ses tableaux se démarquent par une approche semblable qui consiste à appliquer des traits ou des taches de peinture sur un fond uniforme en recouvrant toute la surface de la toile. L’insistance avec laquelle procède l’artiste et la densité de ces touches évoquent un geste répétitif et presque obsessionnel. Celui-ci n’est pas possible sans une certaine concentration, voire méditation : l’artiste qui se définit avant tout comme peintre, semble méditer sur son geste plastique, sur la surface, sur le support même (Lotte Günther tient à préciser dans les légendes de ses œuvres le matériau exact de ses supports picturaux : elle distingue rigoureusement le coton de la toile, par exemple) sans même parler de la matière et des choix de coloris de celle-ci. Du bleu sur du bleu pâle, du gris tirant sur le jaune sur du mauve, du bleu très foncé, presque noir, sur un fond vert, des mouchetures bleues et vertes posées sur du rouge… Toutes sortes de combinaisons, souvent loin des combinaisons « classiques », sont possibles, Günther ne s’intéressant pas tant au mariage apparent de couleurs, qu’à leurs qualités combinatoires révélées dans des situations autres qu’une contemplation frontale à une distance objective : de très près ou, au contraire, de très loin, sous un certain angle, à gauche ou à droite, en diagonale, enfin, en se mouvant autour. En fonction de la perspective adoptée par le spectateur et de la lumière ambiante, le jeu des nuances colorées est à chaque fois unique. C’est, par exemple, le cas d’une série de peintures sans titre réalisées en 2011-2012 (ill. 1-2).

 Sans titre 2011  Sans titre 2012

Ill. 1. Sans titre, 2011, tempera et huile sur coton, 190 x 230 cm (détail)

Ill. 2. Sans titre, 2012, tempera et huile sur toile, 160 x 150 cm

La matière picturale prend une place importante dans l’œuvre de la jeune artiste. Appliquée par des touches tantôt régulières et disciplinées, tantôt plus libres et vigoureuses, elle fait vivre la toile en lui apportant une matérialité palpable et rugueuse. La peinture en tubes se combine souvent avec de l’encre et surtout, avec des traits lumineux mais discrets de feutres que Lotte Günther trace sur le fond en premier. On ne saurait les distinguer de loin, pour cela il faut s’approcher de la toile, la scruter au point de s’y immerger, en se laissant engloutir par elle. Cette expérimentation que l’artiste fait subir à son médium de prédilection va au-delà de l’emploi de différentes sources de couleurs au sein même du tableau : elle projette sa peinture dans l’espace, la fait envahir les murs comme une de ses œuvres sans titre de 2012 représentant un vaste panneau occupant l’angle des murs et constitué d’une trentaine de toiles rectangulaires (ill. 3). Chacune des toiles constitutives de l’ensemble a son propre coloris, une nuance du bleu, du mauve, du gris ou du vert. Vu de loin, cette composition pourrait passer pour un pan de mur avec des variations de couleurs dues à des imperfections de la surface. Ou encore elle pourrait faire penser, rétrospectivement, à la couleur des eaux de la Seine, changeante en fonction des saisons et des moments de la journée et à laquelle Lotte, inspirée par la nouvelle La Montagne du dieu vivant de J. M. G. Le Clézio, était très attentive tout au long de son séjour à la Cité des arts au bord de la Seine.

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Ill. 3. Sans titre, 2012, tempera et huile sur coton, 320 x 490 cm, composé de 28 toiles de 80 x 70 cm

Lotte Günther utilise d’autres supports et matériaux : elle peint sur des miroirs, sur des vitres avec de l’encre ou du baume à lèvres Labello, sur du film étirable… Ainsi, l’artiste transpose son geste pictural vers d’autres contextes en interrogeant les potentialités de ceux-ci. Ses installations, notamment celles présentées dans le cadre des expositions Situ au Kunstfabrik HB55 à Berlin en 2012 et Drawing Show: No Illusion au Kreuzberg Pavillon à Kassel la même année, témoignent de l’intérêt de Günther pour des surfaces transparentes et translucides. L’artiste utilise un stick Labello comme un pinceau et une grande vitre de l’espace d’exposition qui donne sur la rue du Kreuzberg Pavillon à Kassel comme une toile (ill. 4). Toujours fidèle à la répétitivité, elle trace avec le stick Labello des lignes continues horizontales et verticales qui, en se croisant, forment une sorte de trame, de tissu, de grille. Le paysage urbain qu’on voit derrière cette grande baie vitrée se retrouve d’un seul coup transformé, fragmenté, flouté ; il devient plus énigmatique et, paradoxalement, voilé de cette manière, plus visible dans le sens où l’on commence à le « voir » vraiment. Lotte Günther parvient ainsi à peindre un paysage urbain, un nouveau, un original, en n’ayant recours qu’à une combinaison toute simple de la transparence du verre et de la translucidité du baume à lèvres étalé. De plus, cette peinture se lit des deux côtés : on peut aussi voir le « paysage » intérieur modifié en se trouvant à l’extérieur, dans la rue, et ce, de la même manière – fragmentée, brumeuse, imitant des craquelures d’une vieille toile. Un tableau, mais deux faces, deux images. Dans le même esprit, de fins filets colorés d’encre sur une vitre du Kreuzberg Pavillon à Berlin l’année dernière donnent à voir ce qui se passe par-delà ce rideau coulant comme une réalité parallèle.

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Ill. 4. Sans titre, 2012, labello sur vitre, env. 300 x 700 cm, Kreuzberg Pavillon Kassel 2012

Lotte Günther pousse ses recherches sur la transparence et le geste plastique encore plus loin, en mettant en jeu cette fois-ci d’autres paramètres qui rendent possible une sensibilité nouvelle :  un volume et une certaine monumentalité, la possibilité de circuler autour des œuvres et l’utilisation face à face de deux surfaces translucides peintes, ce qui crée un effet optique amusant. Ses installations-peintures présentées au Ludwig Museum à Koblenz et au Kunstfabrik HB55 à Berlin en 2012 en témoignent : en effet, à chaque fois, l’artiste utilise deux colonnes de la salle d’exposition en tendant entre elles du film étirable (ill. 5). Les colonnes servent ainsi d’une sorte de châssis monumental pour une peinture devenue tridimensionnelle. Le film étirable, lui, fait office de support à divers motifs – très simples, lignes courbes continues ou taches – réalisés avec de la peinture acrylique. Les couleurs de ces motifs sont différentes en fonction de la face de l’installation : orangée et jaune d’un côté, bleu de l’autre ou encore, rouge d’un côté et verte claire de l’autre. Le film étirable étant transparent, il donne à voir, ou plutôt deviner, au spectateur à travers le dessin du « recto » celui du « verso » en composant ainsi une nouvelle image symbiotique. Les deux propositions picturales se complètent, comblent les vides de l’autre, agissent tantôt comme un fond, tantôt comme un motif principal… Vues de loin, elles se mélangent pour créer un coloris nouveau, subtil et nuancé. En déambulant autour ces tableaux de taille, le spectateur modifie à chaque fois son angle de vue qui transforme l’ensemble de l’image. Cet effet est renforcé par la surface ondulée du film dont les plis déforment légèrement les contours, les font trembler, les étirent, les strient comme si c’était un reflet dans une flaque d’eau. Le film réagit à la moindre circulation de l’air et bouge ainsi légèrement, presque imperceptiblement. L’image n’est donc jamais fixe, elle évolue, vibre, vit. C’est au spectateur de découvrir ses facettes insoupçonnées et de choisir celle(s) qu’il préfère.

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Ill. 5. Sans titre, 2012, acrylique sur film étirable, env. 340 x 600 cm, Kunstfabrik HB55, Berlin

La peinture pour Lotte Günther s’apparente à du tissu, elle dit d’ailleurs « tisser les couleurs[1] », que ce soit dans ses toiles ou dans ses installations. Les grands panneaux muraux d’une longueur de 7 mètres réalisés avec le même matériau que l’installation Color the Space à la galerie de Paris 8 – des rubans cadeau colorés – font penser à des rouleaux de tissus dépliés ou encore à des tapis (ill. 6). Tendus horizontalement, avec méthode et rigueur, l’un après l’autre, ces rubans sont accrochés à leurs extrémités aux murs par des punaises, au-delà desquelles les bouts des bandes se mêlent dans une frange désordonnée. Non sans rappeler formellement les peintures de Gerhard Richter, les œuvres de Günther impliquent une approche manuelle, artisanale, une manipulation répétitive de matériaux prédisposant à une posture méditative aussi bien de l’artiste que du spectateur. Le soin apporté à la composition des couleurs des rubans permet de créer un champ pictural à la fois unifié et hétérogène, calme et dynamique, rythmé par des séquences similaires.

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Ill. 6. Sans titre, 2012, rubans cadeaux et punaises, env. 180 x 700 cm, Kunstfabrik HB55, Berlin

Toutes ces expérimentations de la part de la jeune artiste allemande avec les matériaux, supports, contextes de monstration, ces tentatives de faire sortir la peinture de son cadre d’existence habituel ne témoignent véritablement que de la passion profonde pour la peinture, son essence, ses potentialités. Lotte Günther utilise ce médium pour s’approprier l’espace, elle cherche les points de rencontre entre la bidimensionnalité de la peinture et la tridimensionnalité d’un environnement. Pour l’artiste, la peinture n’est pas plane, elle a une chair, un corps et une matérialité bien réelle. Le spectateur est invité à en prendre conscience aussi et de s’immerger dans la matière picturale. Une expérience esthétique autre lui est proposée, où il y a place à la surprise, à la découverte, à la contemplation, au rêve. Cette volonté de s’affranchir du cadre, de déployer la peinture dans l’espace et de l’inscrire dans une certaine temporalité se trouve étonnamment chez l’artiste côte à côte avec son affection pour les polaroïds. Ceux-ci, tous de format identique, avec un cadre blanc immuable et permettant une image instantanée, c’est-à-dire un autre rapport au temps, sembleraient contredire la démarche de Günther. Elle avoue elle-même aimer bien « le cadre » si caractéristique de ces photographies[2]. Mais peut-être que, justement, c’est le cas où l’exception ne fait que confirmer la règle. Les deux démarches ne sont pas forcément paradoxales dans le sens où il faut bien connaître les lois pour les transgresser. Même si les créations de l’artiste allemande relèvent plus de la curiosité quelque peu timide que de la transgression, elles dépassent les limites en même temps qu’elles tiennent à celles-ci. Reste à découvrir sur la durée les évolutions que prendront les recherches plastiques de Lotte Günther.


[1] Entretien avec l’artiste réalisé le 16 décembre 2013 à la Cité des arts à Paris.

[2] Idem.

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