Entretien avec Maëlic Beets

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Sarah Gautier : Ton travail artistique, qui est également ton sujet de recherche, est la saturation. Pourquoi l’as-tu appelé comme cela ? C’est simplement parce que tu satures le support ?

 Maëlic Beets : Je pensais au départ que ce que je faisais correspondait à un état chimique de saturation, mais je me suis trompé, parce que la saturation correspond à un état stable, qui était l’état que je recherchais. Une fois arrivé à cet état stable, je me suis aperçu que ce qui était intéressant c’était de le dépasser et d’être, de ce fait, dans la « sursaturation », qui correspond au moment où l’élément chimique est instable, à cause d’un trop-plein de molécules ; il va chercher naturellement à se stabiliser, à atteindre la saturation.

C’est ça que je provoque, cet état de sursaturation de façon à ce que toutes les tentatives naturelles de la matière à retourner à l’état de saturation permettent la création, c’est une autogenèse.

Ce qui m’intéresse c’est que ça reste instable, je suis dans cette recherche-là, je fais des expériences, jusqu’à ce que j’y arrive.

S.G : Tu avais pensé à ton sujet dès le début ou c’est venu petit à petit ?

 M.B : Non, en fait quand j’étais dans mes premières années de fac, j’avais déjà une autre pratique de « recherche », mais ça n’a plus grand-chose à voir avec ce que je fais, ça ne me correspondait plus. J’ai donc mélangé un peu les médiums, mes centres d’intérêts, ma création, et de fil en aiguille, j’en suis arrivé à ce que je fais maintenant. Ça fait trois ans que je suis dessus.

S.G : Et tu travailles vraiment avec n’importe quel médium ou tu as une préférence ?

 M.B : Je cible surtout des matériaux contemporains, ça recoupe beaucoup avec les matériaux du bâtiment. Personnellement, j’ai une préférence pour les métaux, métaux oxydés, toutes les matières un peu altérées par le temps

S.G : C’est un peu de la réhabilitation d’objets usés.

 M.B : Pas forcément. Cela m’intéresse plus parce que ce n’est pas une surface lisse et anonyme. C’est quelque chose qui est déjà travaillé et je mets un point d’honneur à montrer la matière, le fait d’avoir des matériaux qui ont un corps, une rugosité, va attirer l’œil et, de ce fait, la main.

S.G : Le statut d’œuvre d’art va empêcher le spectateur de passer vraiment à l’action.

M.B : Et puis, par rapport à ce que je fais, il ne vaut mieux pas toucher, parce que les trois-quarts du temps ce n’est pas sec et ça peut altérer l’œuvre. Je travaille essentiellement avec de la peinture, normalement un tableau présente la matière « morte » figée dans le temps, mes peintures sont des matières vivantes fixées sur leurs supports. C’est le paradoxe de ma peinture, c’est pour ça que je préfère parler d’« installation chromatique ». J’essaie de fixer le  déséquilibre pour pouvoir présenter la matière telle qu’elle est vraiment et que ça interroge le regardeur. C’est ma façon de provoquer la fonction haptique du regard. La fonction haptique c’est ce qui est relatif aux caractères tactiles de l’œil. La science du toucher se différencie en deux types de perception tactile : la perception cutanée, passive et la perception haptique, active. Soit la main et l’œil, en gros c’est la main qui va faire l’expérience empirique des choses, et tu as le regard qui conjugue la fonction optique et haptique. Il y a beaucoup de recherches par rapport à ça, on a encore du mal à l’expliquer.

S.G : Pourquoi ne travailles-tu pas le figuratif ? La saturation, ça peut aussi fonctionner avec des portraits en reliefs, par exemple.

 M.B : Le problème c’est qu’en présentant une figure, tu ne vas plus donner la matière à voir, mais le dessin. Robert Ryman, qui travaillait le monochrome blanc, a dit : « Aucune figure, une seule couleur pour donner à voir la matière ». Il travaillait avec des supports qu’il fabriquait lui-même, des matériaux divers, et il appliquait de la peinture blanche. Il a décliné le monochrome blanc, tout au long de sa vie.

C’est pour ça qu’il y a le travail en série. Je fais des séries à couleur unique pour montrer, non pas un objet unique ou une belle couleur, mais ce qui est mis en œuvre. Finalement, c’est cela qui compte, j’épure pour donner à voir uniquement ce qu’il y a.

Quand on regarde les rayures de Buren, elles sont un motif complètement anonyme, pourtant il les met partout pour rendre abstraite une forme, de façon à la révéler.

S.G : L’idée est de nettoyer tout ce qui pourrait parasiter le regard, le détourner de l’essentiel.

 M.B : C’est ça. Là [dans la pièce où se déroulait l’entretien], il y a un grand mur blanc, personne ne le regarde. Si je peins des rayures dessus, les gens vont d’abord regarder les rayures, et, finalement ils remarqueront le mur blanc.

C’est pour ça que ce n’est pas non plus de l’abstrait, dans le sens des artistes du Colorfield Painting, parce qu’ils cherchent à donner à voir et à vivre des émotions. Je me suis beaucoup inspiré de ces artistes, surtout de l’Action Painting, et me suis orienté majoritairement vers le monochrome, mais aussi la couleur, sinon j’utilise aussi un système de bandes alternées en couleurs. Les couleurs fonctionnent entre elles, il y a une résonance, c’est la base de la peinture : savoir composer un tableau.

S.G : Comment choisis-tu les couleurs que tu vas utiliser ? C’est uniquement de la composition ou il y a une part de hasard ?

 M.B : J’ai une grande gamme de couleurs, au moment de peindre, je vois la couleur que j’ai envie de travailler à ce moment-là, et après, je vais entrer dans un schéma… En fait c’est l’œil qui, machinalement, va continuer de choisir, pour les couleurs qui vont suivre.

Au niveau de la technique et de l’expérience, la question est de savoir dans quel ordre je vais agencer mes couleurs. Au final, c’est toujours pour faire la même chose, quand je fais des polychromes, je travaille par bandes horizontales, ce qui va créer des coulures verticales.

S.G : Tu ne fais pas couler directement la peinture ? Pourquoi cela ?

 M.B : Beaucoup d’artistes travaillent la coulure verticale, ils posent une couleur qu’ils vont faire couler. Je travaille à l’horizontale, je fais mon trait en une fois, très lentement, de façon à ce que la peinture soit en trop grande quantité au point qu’elle coule immédiatement. L’utilisation de plusieurs couleurs fait qu’elles se coupent, je travaille de bas en haut, ainsi elles peuvent se mélanger. Quand c’est réussi, on ne voit pas les bandes horizontales, on ne voit que des vagues de couleurs verticales.

S.G : Pourquoi as-tu décidé de travailler à l’horizontale et non à la verticale ?

 M.B : Travailler à la verticale, ce n’est pas ce que je veux faire. Ce qui m’intéresse c’est de laisser la gravité agir, après l’application de la peinture, qu’il y ait une autogenèse picturale.

Quand je fais une combustion, c’est pareil. J’applique ma peinture d’une façon spécifique, je mets une flamme en contact, la peinture flambe, la combustion dure un temps donné, que je ne choisis pas. Elle s’arrête automatiquement, parce que ce qui brûle, ce n’est pas la peinture, mais les solvants qui y sont contenus, donc la combustion dure tant que ces solvants sont là.

Pour la recherche, il ne me reste plus qu’à noter ce qui s’est passé, comment ça s’est passé, les résultats, … À chaque fois que je fais une combustion, elle dure un temps différent, c’est pour ça que noter la couleur que j’utilise a une importance, parce qu’en fonction de la couleur, le mélange change.

S.G : Ça serait intéressant que tu fasses tes combustions en utilisant une sorte de cocktail Molotov.

 M.B : J’ai pensé à ça, avec des peintures à solvants sous forme liquide, avec le support en face, et le faire d’un coup. J’ai déjà vu des réactions de cocktail Molotov, les traces que ça laisse sont assez intéressantes. La bouteille d’alcool enflammée serait remplacée par une bouteille de peinture, et quand ça exploserait, il n’y aurait que la couleur. Ce n’est encore, pour l’instant, qu’un projet.

S.G : T’intéresses-tu à l’altération par le feu seulement pour la peinture ?

 M.B : Non, je fais aussi beaucoup de photo macro. Il y a beaucoup de brûlure, en fait, tout ce qui concerne l’altération m’intéresse. Ce sont des matières que l’on connaît, que l’on côtoie, mais qui ont changé.

S.G : Pourquoi t’intéresses-tu à la photographie macroscopique ?

 M.B : Quand je prends des photos macroscopiques, c’est parce que ma fonction haptique a été provoquée par ce que je vois. Je veux donc conserver ces images et je veux pouvoir les retranscrire telles que je les ai vues, donc la macro c’est parfait. Ces photos me permettent de me rappeler cette sensation et d’essayer de la retrouver dans mon travail.

Quelque part c’est un travail d’esquisse, même si visuellement cela n’a rien à voir, j’ai eu cette confrontation avec des matières, j’aimerais que dans mes expériences ça ressorte. J’ai en projet d’exposer mes photos, en tant qu’archives.

S.G : En fait, tu essayes de garder en souvenir un instant donné, pour pouvoir le réutiliser, plus tard, dans ton travail.

 M.B : C’est plus que de l’ordre du souvenir, c’est une trace de vécu, d’expérience, que j’essaie de réutiliser et de garder, surtout.

S.G : Comment travailles-tu en amont de la création ?

 M.B : A tout moment je récupère les expériences, pour répondre à mes nouvelles questions : Est-ce que ça fonctionne ? Est-ce que c’est intéressant ? Est-ce que ça à un rapport avec ce que je fais ? Pourquoi ça m’intéresse ? Qu’est-ce qui se passe quand je le fais ? Je vois si ça fonctionne et je prends des notes.

Quand j’ai commencé ce travail, il y a trois ans, on m’a obligé à faire des écrits, c’était, en fait, un conseil pour m’aider à avancer dans ma pratique quand je suis bloqué. J’ai écrit des choses que je travaille maintenant. Je garde toujours ce que j’écris, parce qu’à tout moment ça me sert. Ça permet d’avancer, de réfléchir à de nouvelles choses ou de rebondir sur les problèmes que je rencontre, pour pouvoir reprendre la création. C’est devenu une habitude.

S.G : On dirait de la psychanalyse.

 M.B : C’est le problème de la recherche. On regarde notre travail, on écrit dessus, on se pose des questions par rapport à notre travail, à nous-même, on essaie de trouver des réponses. Le but, c’est de ne pas vraiment trouver de réponse, parce que quand tu le fais, tu as finis. En même temps, quand tu as un travail plutôt original, tu ne trouves pas la réponse. J’ai déjà du mal à trouver la question [=problématique].

 S.G : Après tu peux être partisan de l’idée « c’est pour transmettre mes émotions ». Plus sérieusement, j’avais lu que, même inconsciemment, les émotions se retranscrivent dans l’œuvre

 M.B : C’est vrai mais mon travail se rapproche plus d’une recherche scientifique. J’essaie justement d’enlever toute l’entité émotionnelle dans mon travail, pour en faire ressortir la matière. Si ça crée des émotions chez les autres, tant mieux, mais je n’ai pas la volonté de transmettre des émotions. Après, la façon dont je fais mes expériences me permet d’utiliser certaines émotions, parce que c’est un travail assez agressif, c’est pour ça que je parlais de l’art gestuel américain. J’ai récupéré une pratique de Street art, qui est donc furtive, excitante, impulsive et provoquante, tant dans les médiums et les matériaux, que dans la façon de travailler, parce que je travaille rapidement, dangereusement.

Je confronte constamment la nature dans un rapport de force, parce que j’essaie de maintenir la matière dans un état qui n’est pas naturel, j’essaie de garder la matière en instabilité.

Dans mes réflexions, je me dis que ce serait aussi intéressant d’exposer comment je travaille.

S.G : C’est vrai que, quand on sait que ce n’est pas le résultat qui importe dans ton travail, il peut être intéressant de faire une performance, que l’on te voit en pleine action, parce qu’on a envie de savoir comment tu travailles, de voir l’évolution de la matière.

 M.B : Le problème c’est que je ne veux pas présenter mon travail en tant que performance. Mon travail ce n’est pas le geste que je fais et le résultat, c’est-à-dire l’œuvre qui va en sortir, mais c’est le procédé, les protocoles, tout ce qui est mis en œuvre. C’est comment cet objet en arrive à ce stade et comment cette absence d’équilibre de la matière fonctionne. En fait, j’aimerais que les gens voient mon travail de la même façon que moi, pendant que je le fais.

Je pense utiliser un support vidéo pour retranscrire cela mais c’est encore au stade d’essai, je n’ai rien de concluant pour l’instant.

Propos recueillis par Sarah Gautier

 

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