Entretien avec Antoine Desailly

Antoine Desailly travaille essentiellement en dessin. Il a récemment exposé à l’exposition Jeune Création au Centquatre à Paris. Né en 1982, il est diplômé de l’École nationale des Beaux-Arts de Paris.  Suite à la visite de cette exposition, j’ai décidé de le contacter pour réaliser un entretien. Il a accepté immédiatement. L’entretien s’est déroulé ainsi dans son atelier situé Pré-saint-Gervais le 19 décembre 2013. 

Liwei Xu : Pourquoi avez-vous choisi des papiers à grilles pour dessiner? 

Antoine Desailly : Avec le trait, c’est une sorte d’équilibre que j’essaie de trouver. Le geste et la proportion se font en fonction de la ligne. Je dessine avec un stylo noir très fin : la ligne, c’est un outil qui détermine la façon de le faire et l’échelle.

LX : Quel est le rôle des carreaux ? Est-ce qu’ils sont des règles, des contraintes, des outils de construction ou des rythmes d’écriture, de pensée? 

AD : Oui, ça rythme un peu en fonction des sujets. Des petites usines, des immeubles, des routes par exemple. Tout ce qui relève de la construction, les choses qui sont droites. J’aime bien que ça se structure. Les petits carreaux aident à calculer et à composer une image. Dans d’autres sujets, pour la fumée, les petits carreaux disparaissent. Ils ne sont jamais une contrainte. Plutôt un soutien.

LX : Si vous ne trouviez plus dans le monde ces papiers à carreaux, vous les dessineriez vous-même?

AD : Oui ! Par exemple, sur ces grands dessins exposés à Jeune Création j’ai procédé en grand format. J’ai imprimé la grille sur ces papiers-là pour la rendre plus grande. Parce que pour faire du grand format, je ne trouve pas dans le commerce des papiers à petits carreaux assez beaux. Du coup je les ai fait imprimer.

LX : La perspective change aussi selon les dessins. Des fois ce sont des vues plongeantes, des fois ce sont des vues plus frontales. 

AD : C’est un peu comme les peintures du Moyen Âge. Avant, il n’y avait pas de notion de perspective, et de point de fuite, comme dans les miniatures persanes. Le sol, est par exemple un carrelage en motif qui est fait à plat. J’aime bien cette simplification. J’aime bien jouer sur la surface, sur les motifs. C’est annuler la perspective. Le dessin frontal comme les grillages par exemple ou la façade d’immeuble c’est différent. Pour celui-ci, j’ai pris une photo dans la rue. J’étais passé devant et j’ai pris toutes les fenêtres en photos, et après, je les ai recomposées. Les façades, j’en ai fait plusieurs. Ça peut être aussi des séries dans les séries. Les façades d’immeuble, en un peu plus réalistes, comme des ruines, c’est un peu comme faire de l’archéologie, un prélèvement de cette façade-là ou ce celle-ci. La perspective se fait par les motifs, par la profondeur… Cela s’approche d’une certaine abstraction aussi.

LX : Je trouve que les éléments répétitifs, même s’ils sont banaux, prennent une force, une tension en se répétant, en se juxtaposant. Ils sont peut-être réalistes mais en même temps c’est exagéré. Pourquoi avez-vous choisi cette approche de la répétition ? 

AD : Prendre un élément et le multiplier, remplit et sature l’espace. Cela lui donne soit plus de pouvoir ou au contraire cela casse le pouvoir, le désamorce. Mais ça peut être quelque chose de banal, d’anodin, presque rien. Le fait de le répéter lui donne une valeur autre ou différente.  Les caméras de surveillance par exemple. Du coup, ils deviennent un peu absurdes. Comme les petits soldats aussi.

LX : En répétant, vous essayez de contrôler les éléments ou vous les laissez se construire tout seuls ? 

AD : Non, je pense que j’essaie de contrôler au maximum. En fait, en contrôlant, comme dans la musique, comme un musicien qui va répéter, répéter avant de jouer. Le dessin, c’est ça. A force de dessiner un élément, plein de fois et plein de fois, je le maîtrise, et ça devient automatique, comme un réflexe. Du coup à ce moment là, on ne réfléchit plus pour composer, et équilibrer le dessin, ça se fait presque tout seul. Du coup, il y a une liberté. C’est un peu comme un ouvrier, un artisan qui travaille sa matière, qui maîtrise de mieux en mieux, ça va de plus en plus vite. Tu peux faire de plus en plus de chose.

LX : J’ai remarqué que parfois l’image déborde sur la marge de la feuille ou bien que cela rentre entièrement dedans. Est-ce qu’il y a une notion de la saturation dans votre travail ? 

AD : En fait, cela dépend du format ou du papier. Les carreaux et les marges arrondis autour ferment l’image.  Enfin il y a une petite marge qui permet de déborder et une idée de hors-champ qui permet de continuer à côté, à l’infini. Sur certains sujets, il y a des formats plus petits. La composition se ferme à l’intérieur. Je pourrais la faire déborder mais c’est vraiment davantage lié à la petite marge qui est dans le dessin et dans le carnet. Parce que mon idée principale dans la recherche c’est qu’elle est coupée et qu’il y a un hors-champs pour que cela continue à l’infini mentalement. J’aime bien que le dessin se propage mentalement seulement par le fait de le couper, ce qui fait une ouverture plus mentale et psychologique.

LX : Comment considérez-vous l’espace de la feuille ? Est-ce c’est un espace dramatique, théâtral ? Qu’est-ce que vous entendez faire dans cet espace de la feuille ? 

AD : Oui au départ, c’est une feuille. Je ne projette pas le côté dramatique. Je la vois plus comme une partition musicale pleine de rythmes ou d’écriture, mais sans mots. Juste avec des dessins, je veux davantage parler de la musique, que de la bande dessinée, une narration ou une histoire.  Il y a un côté bande dessinée dans les dessins, dans les traits, mais il n’y a pas d’histoire. Une scène c’est un état des lieux, un fragment, un point de vue. Un paysage, des usines. Quelque chose, mais sans narration. Du coup, c’est plus un rythme musical. C’est abstrait. Ce n’est pas comme une chanson avec des mots mais juste une musique, une rythme.

LX : Vous entendez susciter des émotions aussi à travers ces motifs ? 

AD : Oui, ce n’est pas forcément calculé ou réfléchi. Un grillage par exemple, ça me rappelle des souvenirs, on a tous le souvenir de regarder des grillages, le fait de dessiner, de prendre le temps de regarder, et comprendre comment s’est fait,  il y a une force ou une poésie qui se dégage. Cela fait exister les choses dans un monde qui est une feuille de papier. C’est aussi une façon de collecter.

LX : Vous dessinez plutôt avec des regards froids, objectifs, ou neutres sur un objet. 

AD : Oui. Le fait de traiter les choses par motifs, à l’échelle, permet de les symboliser, C’est aussi un regard objectif, un peu détaché. Ce n’est pas une image réaliste comme une photo. Mettre toutes les choses au même niveau est un peu froid. Pour moi cela est un peu amusant. Par exemple, les petits soldats me font un peu rire. D’ailleurs, il y a une volonté de ne pas mettre trop de sympathie, d’être trop pris par le sujet. C’est eux qui prennent l’importance ou pas. Il y en a un qui va dire une chose plus dure, un autre quelque chose de plus rigolo, un autre de plus poétique, mais finalement, ce n’est pas moi qui ai choisi, c’est le motif et l’objet. Je fais exister au même niveau les uns les autres, comme il y en a un qui a plus d’importance. Un jour ça peut être très sérieux sur l’actualité, et puis un autre jour ça peut être plus joyeux.

LX : Est-ce qu’il y a une temporalité dans le choix des sujets ? Est-ce que ça reste toujours dans la vie contemporaine ou ça peut être des choses d’intemporel ? 

AD : Oui, c’est plutôt contemporain, urbain, les sujets pauvres, quotidiens, pas grand chose, mais il m’est arrivé d’utiliser des éléments plus surréalistes. Mais la plupart du temps cela reste quand même réaliste. Je ne suis pas dans une fantaisie, un imaginaire incroyable, ce sont quand même des sujets qui viennent de la réalité.

LX : Concernant vos sujets, vous vous intéressez toujours à des choses banales, des déchets par exemple. Une fois qu’on jette des déchets, nous ne les regarderons plus. Le fait que tu les as peints leur accorde une attention. Qu’est-ce qui vous intéresse dans la peinture des déchets ? 

AD : C’est justement ça. Après c’est tellement rien comme sujet qu’on ne regarde même pas, du coup c’est comme un contre-pied. Ça me paraît intéressant de les peindre, et les faire exister, enfin de leur accorder du temps, et du détail, ce qui les fait exister différemment. Après, c’est une collection absurde, un peu archéologique et esthétique.

Je me suis attaqué à la peinture en peignant des déchets. C’est presque rien, donc un point de départ. Comme des natures mortes. Des déchets, des choses qui traînent, qui ont vécu une histoire, ils sont abîmés. Finalement, c’est ce côté industriel qui est dégradé. Ils deviennent des formes intéressantes.  Cela dépend où je les trouve. Il y a une subjectivité dans mon regard sur un gobelet, une chaussure ou un morceau de papier, parce que je le trouve beau ou intéressant, je le regarde comme une peinture, alors que ce n’est rien. D’autres objets, je n’ai pas envie de les peintre, je ne sais pas pourquoi.

LX : Quand vous faites la peinture de répétition, est-ce que vous entendez faire un lien avec vos dessins. Est-ce qu’il y a une finalité? 

AD : Non, quand je fais des petites peintures comme des dessins, c’est dans ce but que je fais surtout cela. Avec ces sujets-là, ça n’a pas forcément intérêt d’être peint en grand, mais ça peut être intéressant de trouver certaine chose dans la peinture. La peinture permet autre chose. Maintenant, quand je fais une peinture, j’essaie qu’il y ait un intérêt, une justification un peu picturale davantage liée à cette matière. Je dessine un peu sur mes papiers, mais avec des pinceaux, en rajoutant un coup de chiffon sur la peinture qui va devenir un geste aléatoire, une sorte de geste un peu drôle en peinture. Mais je fais essentiellement des dessins.

LX : Vous avez aussi fait des installations avec des motifs répétitifs, mais elles sortent de l’univers des écoliers. 

AD : Oui, des installations, des dessins et des planches en bois. Après je les ai recomposés, la répétition, elle est faite différemment. C’est au fusain sur papiers kraft. Je trouve ça pas cher. Elles rentrent dans une autre dimension de la sculpture, une sorte de trompe l’œil, mais pas vraiment.

LX: Est-ce que les éléments de construction vous intéressent en particulier comme motifs ? 

AD : Oui. Il y a une réalité de la construction avec des planches de bois qui m’intéresse : la construction absurde qui se fait au fur et à mesure. Ils se construisent presque tout seuls en répétant des modules et se composent sans but.

Pourquoi présenter une cabane, une sorte de cabane de bidonville. C’est fabriqué avec ce qui traîne : une planche de bois, une bâche, des habitats précaires qui font une sorte d’architecture aléatoire, cela se rejoint en tout cas. Du coup cela me permet de dessiner plein d’éléments, et de les rassembler un peu de la même façon. Je suis également touché de voir une certaine misère, la capacité des gens à se débrouiller. Quand on n’a rien, on peut quand même construire une maison, plutôt bien faite, belle et hyper colorée. Ce n’est pas une composition d’un architecte, encore moins La Défense. Cela me motive moins de dessiner la Défense.

C’est intéressant de regarder et de construire sa propre cabane. Je les ai interprété à ma manière, car je ne suis pas dans un souci de réalisme. C’est le principe de construire une maison sans copier la réalité. Je dessine une photo, une planche, un clou, cela me construit un dessin, une cabane. C’est comme des fragments. Ils ne sont pas faits pour être beaux, mais pour être fonctionnels. La fonctionnalité devient belle. En dessinant un nuage, je construis un dessin, c’est ce que j’aime dans le dessin. Cela devient un élément de construction d’un dessin.

LX : Lorsque vous faites ces installations, visez-vous un résultat ?

AD : Oui, je pense à la forme finale. Mais ça se fait un peu comme un automatisme du dessin. Là c’est un aller-retour. Je les dessine, je les coupe, je les recompose. Je projette un peu la construction. Ça part un peu dans ce sens-là. Après, je les fait avec une sorte d’élément en métal, avec des grosses vis. De la même façon, dessiner des vis, c’est comme une construction métallique en peinture sur papier découpé. L’installation déborde sur le plafond, du coup ces dessins se projettent dans l’architecture.

LX : Est-ce que tu as envie de déborder l’espace architectural, de dépasser les contraintes comme dépasser les marges du papier de dessin ? Ou bien de t’accorder à l’espace ?

AD : C’est plus une sorte de propagation. Vous les voyez se propager, ça sort de la feuille dans un espace en trois dimensions, comme ces motifs qui vont se propager d’une manière végétale.  Après, ça peut être aussi des papiers peints, ça change juste d’échelle. Finalement ça devient plus mental.  J’ai fait des installations dans l’atelier en bas et j’ai exposé dans une autre expo où il y avait un grand couloir qui faisait huit mètres, avec des miroirs. Il y avait trois pièces. C’était quand même assez grand. Du coup j’ai tout rempli avec ces planches de bois et puis ça s’adapte. Ça se multipliait à l’infini quand on regardait dans les miroirs. Mais en même temps, c’était un couloir encore un peu fermé comme dans une mine consolidée. J’ai stocké ces installations et les ai accrochées différemment dans un autre espace.

LX: Vous avez fait des peintures dans le même registre. Comment avez-vous procédé ? 

AD : Au début ça faisait 2 mètres sur 3, je faisais un dessin vite fait, ou je peignait directement. Quand j’étais encore aux Beaux-arts c’était de très grands formats sur papier. Et puis après j’ai beaucoup dessiné. Je n’avais pas d’atelier non plus. C’est pourquoi j’ai dessiné beaucoup dans les carnets en répertoriant des idées. Je trouve ça très juste.

LX : Quand tu étais à l’école, est-ce que tu avais déjà des idées claires sur ton travail ? 

AD : Non, j’essayais plein de choses. J’ai fait de la sculpture. Les installations, ça change souvent mon travail. La peinture abstraite, un mois ou deux, j’en avais marre.  C’est la dernière année à l’école où j’ai creusé quelque chose pour la première fois sans me forcer, j’ai trouvé que cette idée-là me parlait comme un boulevard d’expression, d’expérimentation là-dedans, et je n’ai pas encore fini. Après j’ai fait d’autres dessins un peu différents. Je me suis dit, est-ce que je suis peintre, dessinateur ? Avec les installations, ça faisait beaucoup. Parfois je pensais qu’il faudrait peut-être que je choisisse. J’ai besoin de temps pour faire exister des choses. Les premières idées se sont exprimées après par la peinture. Par exemple, après les carnets, on arrive à ses dessins, c’est un processus assez long finalement, puis en 2007, j’ai commencé des grandes peintures sur papier, j’essaie de les peindre encore, j’ai trouvé un peu d’idées sur la répétition, je me suis amusé avec ça. En ce qui concerne les dessins, ça fait trois ans que je fais exister cette série sur ce papier-là. C’est une série que j’alimente, peut-être qu’un jour j’arrêterais. Je peux continuer avant de faire de nouveaux motifs, ou sur des formats plus grands, parce que c’est aussi agréable à une autre échelle. Pour l’instant je n’ai pas de fin. Les installations, j’aimerais bien en faire à grande échelle, si on en a dix différentes, ça serait mieux.

Depuis 2013, la galerie Bernard Jordin a commencé à montrer mes dessins, ça fait 2-3 ans, qu’ils commencent à suivre mon travail. Je travaille à côté.  Quand j’ai fait cette série, les premières, tous de ce format-là, cela m’a permis de rencontrer les gens. Parce que je les fait exister vraiment.

Liwei Xu

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