Antoine Desailly — Être ou ne pas être, telle est la répétition

L’article est réalisé suite à une rencontre avec l’artiste dans son atelier le 19 décembre 2013.

Sur des papiers jaunes à carreau, un grillage est tissé, des rangs de poteaux télégraphiques se dressent, des petits soldats identiques, tirant, regardant, se rendant, tombés, à genou, des caméras de surveillance tournés dans mille sens, ou des canots de sauvetage bondés sur un océan sans bornes… Antoine Desailly représente en répétition des éléments prélevés dans la réalité, stériles et froids, sur une sorte de papier d’écoliers. Minutieusement dessinés au pigment liner, chaque motif plutôt réaliste se répète, se juxtapose, s’accumule, se confronte jusqu’au point que le familier se révèle étrange.

Il existe souvent dans ses dessins un élément qui traîne afin de contredire avec dérision la régularité et la monotonie induite par la répétition : un arbre coupé parmi ceux qui se tiennent debout, le trou d’un grillage qui permet d’entrevoir un petit homme qui urine sur des poteaux télégraphiques, des souris qui se posent sur des tuyaux d’égouts, etc. Il paraît plus réel que le réel lui-même jusqu’à toucher l’irréel, l’absurdité et l’inquiétant.

Mis au même niveau, les motifs répétitifs sont paradoxalement très variés en échelle, ainsi que la perspective qui change. Parfois ils débordent la marge de la feuille, laissant le dessin se propager à l’infini hors-champ, de la même manière que le rythme musical continue mentalement. Tellement simplifiés qu’ils s’approchent d’une certaine abstraction. Les carreaux de papiers semblent très capricieux. Tantôt ils rythment la composition pour des sujets tels que des immeubles, des égouts, tantôt ils disparaissent derrière la fumée ou des montagnes continues.

Cette série de dessins récemment exposés au Centquatre de Paris à Jeune Création constitue le travail essentiel d’Antoine Desailly, âgé de 31 ans. Depuis la dernière année de l’école des Beaux-Arts de Paris, il adopte cette approche de la répétition en dessin. Il commence tout naturellement par dessiner des motifs sur son petit carnet, car les lignes et les carreaux du papier l’aide à structurer ses pensées. Puis il les développe sur des papiers de plus grands formats tout en gardant ce support. Pour la série de dessins exposée à Jeune Création, l’artiste a imprimé ce type de papier et l’a fait agrandir. Autonomes et constructifs, ces papiers à dessin deviennent un choix esthétique et finalement un langage visuel pour Antoine Desailly.

Cette série de dessins se caractérise indéniablement par son support : du papier à carreaux. Ces papiers représentent une mémoire commune, un témoin de la fantaisie et du romantisme des élèves quand ils griffonnent dessus. Intimes, ludiques, voire mélancoliques, les feuilles de cahier les accompagnent tout au long de leurs études, tandis que les sujets des dessins de Desailly s’inscrivent dans le monde réaliste. Des usines fumantes, des immeubles monotones, le grillage à trous, des tuyaux et des souris, et des cabanes qui semblent des sujets inintéressants, voire misérables… L’ensoleillement suggéré par ces papiers contraste avec les sujets gris de la vie. L’artiste se contente de se confronter à leur banalité, parfois leur dégoût, en les multipliant jusqu’à ce qu’ils dégagent de l’extraordinaire. Quelque soit la puissance, la poésie, la merveille, l’humour ou l’ironie, la folie et la perturbation utilisés dans ses dessins, Desailly découvre le potentiel de l’insignifiance, analogue au sable à partir duquel les enfants édifient un château, une sorte de contre-pied.

Parce que c’est de la créativité humaine que Antoine Desailly s’émerveille toujours. Les cabanes de bidonvilles construits avec des matériaux abandonnés sont, à ses yeux, une création issue de la beauté et de l’intelligence. Il choisit donc de les interpréter avec plus de liberté en remplissant la feuille : voilà un monde de misère ou un monde d’utopie ?

Son installation de planche de bois est également inspirée par la capacité intrinsèque des constructions de l’être humain. Cette capacité qui permet de construire des châteaux de sable comme des églises gothiques, réside également en l’artiste. A partir d’une seule planche de bois qu’il a dessinée et découpée, il la multiplie par dizaines voire centaines, en posca sur carton-bois. Chaque planche se transforme ainsi en une pièce détachée. Il les recompose après sur le mur de son atelier si bien qu’elles se propagent comme des plantes qui grimpent. De cette manière, la vivacité des motifs dans un espace, comme celle dans ses dessins arrive à s’affirmer. Cette installation a été exposée dans un couloir avec deux grands miroirs lui offrant la possibilité de s’étendre à l’infini.

On ne s’empêche pas de remarquer que la perspective est annulée dans cette série de dessins. Les objets de l’image sont tous à plat, de la même taille et de même lumière. Ici Antoine Desailly fait référence à la peinture du moyen-âge et à la miniature persane. Cette dernière combine dans une même scène une vue en plan très large et une vue très détaillée. Son goût pour la miniature est aussi nourri par le peintre Brueghel. Antoine Desailly adopte des vues en aplat frontal sans perspective visant à simplifier ses images. Par ce choix de perspective, il tente d’exprimer un regard objectif et détaché du monde pour mieux l’observer. La vue en plan très large permet d’avoir un certain de recul et de percevoir les motifs dans leur ensemble. Le sens métaphorique et symbolique de la répétition est ainsi rendu visible.

Quant aux stylos liner, ils sont d’une certaine manière des abstracteurs de réalité, disait Antoine Desailly. Ils lui permettent de dessiner sans valeur de gris, sans dégrader, sans fondu. Une unité simple et réduite à son maximum. Il faut donc trouver des astuces, des jeux de l’esprit pour représenter le monde de manière réaliste ou crédible. Les ombres et les valeur de gris se réfléchissent en terme de point, de hachure etc.. Leur qualité de précision consiste par ailleurs à réduire le monde et à le contenir sur des petits formats. Cette ligne identique permet de créer une unité à tous mes dessins. Comme pour mieux les comparer, de manière presque scientifique.

Hormis ses dessins, ses peintures questionnent également nos regards sur des objets pauvres, des traces de l’homme, ce qu’il construit et ce qu’il rate, comme une sorte d’archéologie du présent. Il peint des déchets individuellement en couleurs froides et ainsi accorde une rare attention à des objets tels que les emballages plastiques, papiers pliés, miroirs cassés et autres rubans chattertons en désordre. Ces produits industriels utilisés et rejetés sont redécouverts selon lui comme “des fragments dans des fouilles archéologiques”. Les autres peintures dans le même registre que ses dessins sur papiers à carreaux explorent la spécificité de la matière picturale. Un coup de chiffon créant un souffle de vent dans la fumée, ce genre de gestes aléatoires permet de les distinguer de ses dessins plus contrôlés.

L’espace, quel qu’il soit tri-dimensionnel ou sonore est déployé par sa pratique de répétition. L’artiste est aussi créateur de musique. La musique produite par Antoine Desailly est essentiellement de la musique électronique remixée avec des rythmes en répétition – la même conception que celle de sa création visuelle. En effet, ce qui est important par la répétition, c’est que le sens caché ou contenu de ces éléments est révélé, renforcé, atténué. “Prendre un élément, et le multiplier, remplit et sature l’espace. Cela lui donne plus de pouvoir ou au contraire cela casse le pouvoir, le désamorce.” disait Desailly. Le changement quantitatif de ces éléments entraîne en quelque sorte un changement qualitatif. Le dessin de caméras de surveillance par exemple, la densité accrue de ces machines leur confère tellement de présence qu’elles se réduisent à une histoire absurde. Il en est de même pour les petits soldats, la croissance de leur nombre égale-t-elle une croissance de leur force. La puissance égale-t-elle la paix ? Faire exister ces sujets, ces éléments, au sein d’une série leur donne par ailleurs une autre valeur, comme celle que procure une collection. La simplification des éléments de ses dessins permet de les symboliser. Leur sens conventionnel est altéré par la suite. La répétition induit toutes sortes de métaphores, ainsi que des questions concernant l’existence. Effectivement, selon Desailly, le dessin est la manière la plus simple et efficace pour faire exister les choses. Cela lui permet également de commencer à mieux les comprendre.

Les dessins d’Antoine Desailly ont des affinités avec les oeuvres d’Arman dont le principe est celui de la profusion infinie du même et de la répétition qui tend à déborder du cadre. Dans le dessin de Desailly, des petits soldats surabondants submergent la marge de la feuille, rendues ridicules par la répétition ; de la même manière que dans Home Sweet Home, les masques à gaz accumulés remplissant la boîte constitue une ironie avec son titre. Il ressort de cette composition l’inhumanité de la guerre et l’horreur qu’elle a pu causer. Les œuvres d’Antoine Desailly ne visent cependant pas à porter la critique sur la politique ou sur la société de consommation. Il entend en priorité faire exister des choses sans importance et les rendre visibles, voire aiguës, aussi pauvres qu’elles soient. C’est bien la réalité de notre monde contemporain qui l’inspire, avec ses défauts, ses travers et sa poésie propre et brute. Il parvient ainsi à trouver la poésie du réel dans le ciment, les escalators, immeubles, murs, terrains vagues, grillages, poubelles, etc.

A force de dessiner un élément, Antoine Desailly le maîtrise et le laisse finalement s’organiser tout seul, parfois de façon linéaire et horizontale, parfois de façon inextricable. L’inclination de Desailly à laisser l’élément prendre l’importance selon sa propre nature trouve un écho chez les artistes du Nouveau Réalisme. Mais il ne s’arrête pas à extraire des objets dans la réalité, il les crée lui-même.

Dans sa seconde série de dessins, bassée elle aussi sur la répétition, mais sur papiers blancs cette fois-ci, il rassemble des sujets tels que des bateaux de sauvetage, des escaliers dans des champs de terrasse, des satellites sur la montages, des souches et des arbres coupés dans le désert, etc. Cette série de dessins semble connotée et avoir une dimension sociale. Ses sujets “insignifiants”, parfois empreints de l’idée propre à l’humanité d’occuper son espace, peuvent être interprétés comme l’expérience de la coexistence des individus dans la société. Chaque élément tend à être homogène par la prolifération, même si certains parmi eux affirment leur singularité. On se demande s’il s’agit d’une métaphore où les identités des personnes sont mises en crise par les critères standard et les valeurs imposées. Très variables, les écarts entre chaque élément, sont également parlants. Les sentiments d’impuissance, de solitude ou de vanité émergent paradoxalement de l’abondance de ces éléments comme ce qui peut émerger dans la foule, malgré la proximité physique des gens.

Antoine Desailly ne fait probablement référence qu’à son expérience de la vie quotidienne. L’attention qu’il accorde à des choses inintéressantes fait naître des œuvres amusantes. A partir de quelques principes créatifs très simples, tel que la répétition, le contre-pied, la symbolisation et la propagation, il explore un espace toujours infini. Ses œuvres, allant du réalisme à l’imaginaire, allient la minutie gestuelle au laissez-faire mental. Seuls diffèrent le sujet, le tempo, le rythme, l’intensité, souvent très vifs. Sans chercher une raison de créer, il donne raison d’exister à la chose jugée ennuyeuse, insignifiante ou pitoyable.

Liwei Xu

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