Jill Guillais – Le monstrueux de l’infini

 « En réalité rien ne peut être fait de la même façon deux fois, mais rien ne peut être détruit une fois que c’est fait. »

 Sol Lewitt

Jill Guillais - 2012

Jill Guillais – 2012

 

En entrant dans l’atelier de Jill Guillais, on voit d’abord le poêle à bois, puis les étagères qui débordent d’objets, de cartons, de sacs, comme autant de trésors. Les tables sont également réquisitionnées pour des travaux en cours, des « bidouilles » comme elle les appelle. Ici, des pièces de puzzle collées entre elles, là des feuilles griffonnées. L’artiste dit flirter avec le « non-finito », son atelier est une fabrique et la plupart de ses œuvres sont encore en cours d’assemblage.

Lorsqu’on lui demande pourquoi elle a tant de mal à finir un travail, c’est avec un sourire que Jill répond qu’elle explore sans finalité visée. Ses pièces sont incomplètes ce qui leur donne un aspect qu’Aristote qualifierait de « monstrueux ». Le monstrueux de l’infini. Certaines œuvres ont été commencées il y a déjà plusieurs années. You left them all naked but « non pas de chocolat », a été réalisée en pelures de pommes de terre séchées depuis 2011 et Jill Guillais continue à la nourrir pour maintenir l’œuvre en vie.

You left them all naked but "non, pas de chocolat" - Jill Guillais - 2011/....

You left them all naked but « non, pas de chocolat » – Jill Guillais – 2011/….

 

Si la mise en forme est longue, c’est aussi que Jill ne la finalise réellement que lorsqu’elle va exposer. Adaptant constamment ses œuvres aux lieux qui les accueillent, Jill Guillais propose une forme d’art in-situ mais itinérant. L’œuvre peut changer de lieu changer de titre parfois en fonction de l’espace et de son mode d’exposition. L’artiste développe l’idée que c’est à elle d’adapter son travail au lieu.

 Ses travaux sont protéiformes, allant de la vidéo à la sculpture en passant par la photographie et usant de tous les matériaux à sa portée. Jill Guillais jongle d’un projet à l’autre et d’une technique à l’autre, projetant une vidéo numérique ou utilisant des pièces de puzzles incomplets.

 C’est en se promenant en 2011 dans les rues de Brighton (UK) en 2011 que Jill tombe par hasard sur un carton de puzzle mis à la disposition des passants au pied d’une porte. La boîte précise qu’il manque une pièce. Jill l’emporte avec elle sans savoir encore ce qu’elle va en faire. L’objet l’intrigue de même que le rejet dont il est sujet. Elle commence par réaliser le contour du puzzle, puis elle détourne l’objet, elle « camoufle le manque » dont le puzzle est victime comme elle le fera avec d’autres par la suite. Elle explore le potentiel de l’objet incomplet, essayant de le tordre, de le compléter autrement.

Pour que son travail soit montrable, Jill Guillais attend toujours le « clic », ce moment où le fond et la forme s’harmonisent. Sans jamais savoir où elle va lorsqu’elle commence une œuvre, elle enrichit son travail accident après accident : « Ça demande de ma part une adaptation, et ça va orienter l’évolution du projet. Au final, l’objet contient toutes ces histoires d’accidents, il a une histoire. »

 Lorsqu’elle va trop loin avec It went too far (C’est allé trop loin), elle en joue et présente malgré tout ce travail qui n’a pas fait « clic ». Après avoir réalisé le contour d’un puzzle Jill décide de remplir le vide créé au milieu avec ce qu’elle a sous la main. Reprenant sans cesse le travail, ajoutant et retirant de la matière, la pièce ne lui parle pas : « Je ne lui ai pas laissé le temps, finalement c’était trop forcé. »

 Le puzzle est un motif récurent dans son travail tout comme les feuilles séchées ou le grillage que Jill Guillais a utilisé par le passé. Jill se sert des objets pour définir, contourner les choses. Lorsqu’elle est à Brighton, elle commence un travail sur le cartel. Jill titre des lieux en leur offrant des cartels. Ainsi, elle donne aux endroits une nouvelle « définition » et aux visiteurs une nouvelle façon de les appréhender. Ces interventions in-situ, elle les qualifie de street-art non-visuel. Laissant place à l’imagination du spectateur, Jill Guillais démultiplie ainsi les pistes de lecture, invente des scénarios.

Pour Jill Guillais, le contour est aussi bien le cadre que le titre qui définissent tous les deux l’œuvre. Pour elle, le contour permet la définition sensible ou intelligible de l’objet. « Je questionne souvent la justesse de cette ligne-contour, de ce tracé finalement toujours imprécis. »

 Lorsqu’elle pose le cartel I know I’m grey but look up maybe it’s blue (Je sais que je suis gris mais, lève les yeux peut être que c’est bleu) sur un trottoir de Brighton, l’artiste propose au spectateur de changer de point de vue. Elle réitère cette démarche lors d’une résidence dans un phare au Danemark auquel Jill Guillais offre cinq nouveaux noms : « Your red « top-bit » makes me blush sometimes », « A blink there in the air », « Are you jealous of rockets ? », « You do look like them no worries but your roots are actually too deep to take off. », « You got hurt, but someone cares about you, look at this nice brace you’ve got for your smile.» en dessous desquels elle ajoute : Label on a Lighthouse, Jill Guillais, August 2013.

 

Labels on a lighthouse - Jill Guillais - Hanstholm fyr Danemark

Labels on a lighthouse – Jill Guillais – Hanstholm fyr Danemark

 

Ces cartels permettent à Jill de titrer la réalité, nommer les choses comme elle les voit. Jill Guillais s’est toujours interdit le « Sans-titre », parce qu’elle veut pouvoir donner une piste au spectateur, en titrant des objets pré-existants, elle les détourne et brouille les pistes. Le spectateur ne sais pas quoi regarder, ni comment, ni dans quel ordre et se demande peut-être même où est l’œuvre.

 

Dans This uneasy task (Cette tâche difficile), elle propose un cartel vierge sur lequel une vidéo projetée en boucle montre une boite te texte qui n’arrive pas à écrire quelque chose d’intelligible. Jouant avec la réelle difficulté de titrer une œuvre, Jill questionne les possibilités infinies d’une pièce et la difficulté pour le « regardeur » de faire la différence entre un travail non-fini et un travail sans fin. Avec cette pièce elle se demande comment montrer l’échec et l’impossibilité de manière visuelle.

This uneasy task - Jill Guillais

This uneasy task – Jill Guillais

This uneasy task - Jill Guillais

This uneasy task – Jill Guillais

 

Jill questionne les contours du monde et ses définitions en posant de nouveaux mots ou de nouveaux points de vues sur les choses. L’atelier de Jill Guillais est une usine à histoires, un endroit où convergent les idées et les formes pour faire naître une narration. Et elle est partout : dans les matériaux utilisés, dans les titres des œuvres… Pour l’artiste, le titre est une porte d’entrée dans son travail, une main qu’elle tend au spectateur pour l’aider à comprendre, mais aussi souvent pour le faire réfléchir et l’amuser. Il faut que les titres sonnent, comme des refrains ou de la poésie sonore. Le sens est aussi important que le son, elle n’hésite donc pas à prendre des libertés avec la langue. Jill interroge souvent dans ses projets le monde de l’art contemporain, le taquine pour mieux montrer ses petites incohérences et s’en amuser.

Violaine Oslé

 

 

One thought on “Jill Guillais – Le monstrueux de l’infini

  1. Bel article, reflétant avec légèreté et un regard soucieux de l’anecdote la générosité de son travail ! Tx

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