Jill Guillais faiseuse d’histoires

Après avoir obtenu son Diplôme National d’Arts Plastiques à l’Ecole Supérieure d’Arts et Médias (ESAM) de Caen en 2011, Jill Guillais est partie à la découverte de nouveaux territoires artistiques à Brighton en Angleterre. Un an plus tard elle est diplômée de l’University of Fine Art de Brighton et poursuit son exploration des champs de l’art avec poésie et sincérité.

Vous dites dans votre journal de recherche, que maintenant la recherche est une part essentielle de votre travail, comment cela est-il venu et comment cela s’inscrit-il dans votre pratique ?

C’est devenu toute une méthodologie. Par exemple, s’il y a un thème qui m’intéresse, je vais faire des recherches, après je vais « bidouiller » quelque chose d’autre, puis refaire des recherches sur la nouvelle bidouille que j’ai découverte. C’est là dessus que se base toute la dynamique de mon travail.

Quand on regarde mon journal de recherche, c’est plein de petites choses en vrac mais le fait de les avoir toutes dans un même document, finalement ça me permet de faire vraiment des liens.

A partir de quel moment c’est devenu important de faire des recherches ?

Ça ne l’était pas jusqu’à mon DNAP (Diplôme National d’Arts Plastiques). J’étais dans l’aspect scolaire de la recherche, il fallait le faire pour le faire. C’était histoire de trouver des références, de justifier mon travail. Alors qu’une fois en Angleterre, c’est devenu quelque chose qui m’enrichissait à côté et qui n’influençait pas directement mon travail. C’est des recherches pour m’enrichir moi et inconsciemment, je suis influencée par tout ce que je découvre.

J’aime bien cette dynamique là, et surtout de pouvoir découvrir des artistes dont les problématiques croisent les miennes. Je vous parlais tout à l’heure de serendipity, c’est une notion très importante pour moi. Au cours de mes recherches, je croise des images, des mots, des phrases, et parfois un lien se crée, ça fait « clic ». Quand vous rencontrez un sujet, vous parlez de quelque chose et vous trouvez un artiste qui parle presque de la même chose. Comme une coïncidence, en fait, coïncidence c’est le bon mot. Dans serendipity il y a cette idée là.

Diriez-vous que la recherche peut faire œuvre ? Si vous exposez votre recherche est-ce-que vous considérez que c’est une œuvre, comme vous l’avez fait au Danemark ?

Comme ça j’aurais tendance à dire non, après étant donné que la plupart de mes projets flirtent avec le « non-finito »… c’est une question un peu délicate. [Rires] Cependant j’aurai du mal à présenter un livre de recherche ou une feuille avec uniquement des recherches, comme œuvre dans une exposition. Un projet reste « brouillon » pour moi tant qu’il n’a pas atteint ce que j’appelle le « clic ».

Vous pourriez présenter ce que vous appelez un « bidouillage » ?

Je pourrais, et dans ce cas là, ce qui me permettrai de le rendre exposable ce serait grâce au titre. J’aime amener une petite pointe de malice souvent, je tente de souligner quelque chose, de provoquer un questionnement. Le « bidouillage » pour le « bidouillage », en tant que « bidouillage », non.

Le titrage est donc une étape indispensable ?

En effet, la question s’est posée parce que une fois en Angleterre, les professeurs demandaient vraiment de se mettre en conditions d’exposition. Beaucoup d’élèves restaient sur l’idée du Sans titre, mais moi je me suis dit, comme mes projets essaient d’être accessibles le plus possible à chacun, je profite du titre et du cartel pour donner des petites pistes a celui qui va regarder. Comme une sorte de petite béquille : « T’inquiètes pas, tiens le coup, tu vas réussir quand même à comprendre le truc ». Avec le titre je lance des petites perches pour qu’il n’y ait pas en retour : « Je ne comprend rien à l’art contemporain. » qu’il n’y ait pas ce blocage là.

Dans votre journal, vous parlez aussi de l’accident, quel est son importance ? Est-ce-que quand vous tombez sur un accident vous vous dites « Bingo ! » ?

Oui, c’est tout à fait ça. C’est pour ça que je n’ai jamais un projet bien défini. Il est très rare que j’ai une idée en rapport avec une forme directement. Je ne sais jamais où je vais. Je sais ce que je cherchais au moment où je le trouve et au moment où ça fait « clic ». Mon « clic », c’est une harmonie entre le fond, la forme, et l’idée. S’il y a un accident ça demande de ma part une adaptation à l’accident, donc ça va orienter l’évolution du projet. L’objet final il contient toutes ces histoires d’accidents, je trouve que ça lui donne du charme, là, il commence à me plaire.

C’est un peu la même chose que vous faites avec les titres, finalement, donner une histoire aux objets ?

Oui, ça me permet d’ajouter une piste, de démultiplier les possibilités de lecture. Plus il y a d’accidents, plus il y a des choses qui se passent dans le processus, plus l’objet est riche en histoires et plus il a de chances de toucher quelqu’un à un moment de son évolution.

Dans votre journal de recherches, vous dites être « allée trop loin » avec le puzzle, qu’est ce que c’est pour vous aller trop loin ? Et comment savez-vous que vous êtes allée trop loin ?

It Went too far - Jill Guillais

It Went too far – Jill Guillais

Vous parlez de It went to far, c’est le titre que j’ai donné à l’image de cette sculpture. Quand on se décide à faire un puzzle, en général on commence par le cadre, le contour c’est le plus simple. Après on le rempli avec les autres pièces, sauf que là je voulais montrer qu’il n’y avait pas d’autres pièces du tout, et comment faire avec un cadre vide ? On le rempli avec ce qu’on a. J’ai utilisé de la mousse de polyuréthane, qui sert pour l’isolation, pour remplir ce cadre vide. Ensuite j’ai repris les couleurs en peinture des pièces de puzzle que j’ai rajouté, que j’ai gratté, j’ai fait un peu trop d’interventions sur la même pièce et finalement je me suis un peu écartée du sujet. Ça n’a pas fait « clic ».

Je suis allée trop loin sur cette pièce là et elle ne me parle pas. C’était au tout début de mon séjour en Angleterre. J’étais un peu perdue parce que je n’avais pas tous mes matériaux autour de moi, je n’avais pas toutes mes caisses avec toutes mes boites de trucs, remplies de matériaux collectés ou d’objets. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, mais la démarche n’était pas sincère.

Vos œuvres sont souvent posées sur le sol de la salle d’exposition. Parlez moi de cette interaction particulière entre votre travail et le lieu où il est exposé, par rapport à l’idée d’in-situ et – vous m’en avez parlé plus tôt – de l’œuvre qui n’est jamais finie avant d’arriver dans l’espace d’exposition.

Effectivement mes pièces sont souvent posées au sol. Même Damaged Goods était juste posée sur un petit support en métal et lui-même était posé par terre aussi. Même si c’est appuyé sur le support, ça prend l’espace de la salle au sol. Le rapport entre mes projets et le lieu c’est que j’aime bien recréer un petit espace. Toujours composer. Je cherche toujours une espèce d’équilibre, mais il n’y a pas de règle. J’essaie plein de choses et puis au bout d’un moment, c’est comme pour mes œuvres, ça fait « clic ». C’est rarement prédéfini, dans l’idéal j’ai l’impression que mes projets seraient mieux dans des lieux à histoire que le musée un peu aseptisé.

Damaged goods - Jill Guillais - Atelier de Jill Guillais

Damaged goods – Jill Guillais – Atelier de Jill Guillais

Le white cube ça ne vous parle pas tellement ?

Ça ne fait pas du tout pareil. Je ne sais pas ce qui conviendrait le mieux encore à mes projets.Il faudrait que j’explore dans cette direction. D’un côté le fait que ce soit blanc et très clair, ça met en évidence le côté un peu bricolé de mes projets. C’est intéressant ce contraste là et en même temps est-ce-que l’œuvre ne ferait pas plus corps avec un autre lieu, et ne créerait pas une autre histoire si le lieux était plus ancien ? Pour le coup c’est une question que je me pose… Je pense que je réfléchirait ma manière de présenter l’objet différemment en fonction du lieu de toutes façons.

Dans quelle mesure peut-on parler d’in-situ ? Je pense notamment a votre travail autour des cartels comme I know I’m grey but look up, maube it’s blue

C’est presque de l’in-situ et du street-art, dans ce cas là. Je vois plutôt ça comme du street-art, non visuel, mais écrit, et qui reprend un élément du musée : le cartel. C’est comme ça que je l’approche. Parce qu’il n’y a pas une vraie intervention sur le lieu, c’est poser de nouveau une étiquette sur un lieu, pour donner d’autres manières de le voir. J’offre au lieu ou au bâtiment (le far Hanstholm Fyr au Danemark) de petites histoires à lire, c’est comme leur offrir un nouveau sens.

Label on a lighthouse - Jill Guillais - Hanstholm Fyr Danemark

Label on a lighthouse – Jill Guillais – Hanstholm Fyr Danemark

C’est un changement de regard que vous attendez du spectateur

Oui, en général on regarde l’œuvre, on est un peu perdu, on se dit « je vais regarder le titre ». Lorsque je vais regarder le titre un peu à la rescousse parce que je ne comprend pas l’œuvre, quand je vois Sans titre ça m’énerve [Rires].

Donc, je me dis que je n’ai pas le droit de mettre un « Sans titre », au moins pour ceux qui sont perdus je donne un petit truc qui va au moins émoustiller l’esprit du spectateur. Qui va le stimuler, et lui faire chercher les liens.

Par rapport aux cartels, j’ai remarqué que vous aviez commencé à Brighton et qu’ils sont tous en anglais. Depuis vous ne travaillez quasiment plus qu’en anglais ?

Ce que j’ai fait à Brighton, c’était en anglais, les autres cartels que j’ai fait par la suite c’était au Danemark, j’étais obligée de les faire en anglais. Parce que je ne parle pas danois [Rires]. Je ne me dit pas « Allez, je parle anglais, je le fais en anglais ».

Forcément quand j’étais en Angleterre les titres étaient en anglais, mais par exemple pour Data en personal: Trop près pour y voir clair (looped), il y a du français qui débarque. J’aime aussi que les titres sonnent bien. Je recherche presque une petite phrase de poésie sonore moins qu’un titre, parfois je l’entends en anglais, parfois en français. L’essentiel c’est que ça sonne ! Qu’il y ait du rythme !

Ce qui fait aussi que c’est souvent des titres assez long.

Oui, c’est vrai. Sauf parfois, comme le Do I dare, do I don’t par exemple. C’est court, mais j’aime bien, Do I dare, do I don’t, ça fait refrain et en plus ce n’est pas de l’anglais correct. Quitte à échapper aux codes de la langue et en faire un truc qui ne veut rien dire. Ça ne me fait pas peur, on comprend ce que ça suggère.

Pour le projet « Planches contact » vous vous retrouvez en face de la caméra en train de parler en anglais.

Par rapport au projet des planches contacts, c’est en anglais, ça simplifie ma pensée puisque j’ai moins de mots avec lesquels penser.

Ça me fait forcément aller à l’essentiel, et comme dans mes projets j’aime bien essayer de creuser jusqu’à arriver au plus sincère. Devenir superficielle ça m’effraie. Mais comme je veux vraiment aller vers l’essentiel, l’anglais c’est un outil pour la simplification. Quand je suis arrivée en Angleterre j’ai été vraiment rassurée que mes projets soient intelligibles avec très peu de mots. J’étais contente, je savais que ça pouvait être expliqué à un enfant parce que mon vocabulaire était très pauvre.

Parlez moi des matériaux que vous utilisez. C’est souvent des matériaux que vous trouvez, vous parlez vous-même de « bidouillage ». Il y a les feuilles que vous ramassez, le carton plein de dentelles qu’on vous a donné…

Je glane, je récupère, je garde dans des cartons, il y en a plein mon atelier, il en est rempli [Rires].Il y a de mes cheveux jusqu’aux pièces de puzzles, jusqu’aux bouts de verres cassés et plein de trucs. Je ne sais pas toujours ce que je vais en faire, mais je suis rassurée de les avoir autour de moi et ça suscite aussi des associations d’idées.

(Je parle beaucoup en « trucs », en « bidules » et en « bidouillages », c’est pas très pro [Rires])

Ensuite j’assemble, j’essaie des choses et j’aime bien l’idée du matériau qui n’a pas d’intérêt, je veux dire qui n’est pas noble. On ne va pas le regarder, ça ne va pas être quelque chose de joli. Par exemple, le motif du puzzle incomplet, il est rejeté puisqu’on ne peut plus y jouer. J’aime bien réutiliser ça, lui donner une autre allure, une nouvelle aura en le transformant.

J’ai travaillé et travaille encore avec des pelures de pommes de terre : c’est ce qu’on est censé jeter une fois qu’on a fait notre tartiflette [Rires] ! La pelure ce n’est pas ce qu’on doit garder mais c’est avec ça que je crée. J’utilise souvent des choses qui sont vouées aux poubelles et je les rattrape juste avant que ça n’arrive. Le fait de les avoir gardées, de les « bidouiller », elles sont encore vivantes.

Il y a toujours de l’humour dans vos œuvres et dans vos titres, votre idée c’est de faire de l’art « pour rire » ?

[Rires] Pour surprendre et faire réagir en étant amusé surtout. Ce n’est pas engagé ou critique. Je veux dire que même avec mon édition des dessins d’enfants quand j’avais 4 ans [que l’artiste met en lien par analogie avec des références artistiques virtuelles], je ne fait pas une critique, c’est poser un regard amusé sur ce qui est, sur ce qui se passe.

A Brighton, pour l’exposition à la Brighton université Galery , j’avais fait un petit cartel avec une projection dessus titré This uneasy task (Une tâche pas facile). C’est dans l’idée de quelqu’un qui a des difficultés à titrer. La petite text box, la boite de texte comme dans photoshop, elle essaye de prendre la taille du cartel mais elle n’y arrive pas. Ensuite on voit que ça bouge mais ça ne veut jamais se caler exactement sur le cartel. Lorsque ça écrit, ça fait des petits traits ou des petits points, mais jamais de lettres reconnaissables. A cette exposition, il y avait deux petits Papi-Mami, qui ont passés beaucoup de temps à regarder ce cartel. A un moment je me suis rapprochée et ils ont dit « C’est notre pièce préférée ! C’est génial ! », ils avaient un grand sourire, ils se marraient. Moi ça me faisait rire mais je n’étais pas sûre que ça fasse rire d’autres gens. Je les voyais tous les deux en train de rigoler devant mon truc, et j’ai pensé que j’avais réussi mon coup.

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