Aurélien Grèzes : « Jeux d’écarts »

À l’approche d’une œuvre d’Aurélien Grèzes (artiste français, né en 1983) la réalité semble se dévoiler dans toute sa vérité et dans une esthétique qui souvent frôle le documentaire. Le constat d’une société qui se joue d’elle même et qui se met en scène dans les moindres évènements quotidiens se dresse alors. Mais quelle véracité demeure réellement sous l’apparente légèreté de ces personnages captés par l’objectif de la caméra ? Quelle rôle tenir dans ces situations étrangement banales et pourtant pas tout à fait communes ? L’artiste nous berce dans une illusion que nous décelons par une écoute ou un regard attentifs aux erreurs d’un discours ou d’une image reformulés. Il s’agit en effet pour ce dernier de nous transporter dans une fiction qui se base sur une réalité assez convaincante pour nous troubler. Par le choix judicieux et assumé du témoignage, il nous place dans une situation d’affect qui embrume notre esprit pour mieux le diriger dans la croyance de l’histoire contée. Il use finalement des ressors de la persuasion par une construction précise de scenarii instaurés.

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(Video still) Mr Perreira, 2013. vidéo, son, 54′

Sa volonté demeure d’éveiller un imaginaire chez le spectateur, de le faire réfléchir à ce qui lui est donné à voir, et qu’il ingurgite en règle générale sans vraiment y prêter attention, dans une époque où les reportages télévisuels l’ont suffisamment habitué au dévoilement des affres sociétaux. Il transforme de simples portraits en objets problématiques et déclencheurs de discours sur notre perception. Susan Sontag indiquait que photographier signifiait conférer de l’importance1. Ici Aurélien Grèzes « prend le pouls » d’une tranche de la société pour mettre en valeur l’histoire et la présence des personnes qui la compose. Ainsi avec le duo Mr Perreira et Parties communes il collecte de deux façons différentes des témoignages sur le sujet du départ à la retraite, véridique ou non, d’un gardien d’immeuble. Il recompose ces confessions dans deux vidéos distinctes, mais qui inexorablement dialoguent. Parties communes, réalisée en 2009, assemble une multiplicité de plans fixes où les habitants de la résidence, dans laquelle officiait Monsieur et Madame Delval, ainsi que leur amis du quartier délivrent un message d’encouragement et de gentillesse à l’heure de leur départ à la retraite. Leur connaissance du gardien ou leurs liens importent moins que la construction de leurs souvenirs et du message qu’ils souhaitent livrer. Le sujet d’intérêt principal réside dans la formation d’un discours qui tout en étant basé sur des faits réels ne peut s’empêcher d’être valorisé, et subjectivé par son auteur. Mr Perreira vient alors affirmer cette position car si cette oeuvre dans sa réception semble pour le moins analogue à la précédente, elle est finalement tout autre dans son processus de création. En effet, ici, le gardien n’existe pas, cependant les participants déclament tout de même des discours à son encontre. Certains sont au courant du mensonge mais beaucoup l’ignorent. Les messages récoltés restent aussi sincères que dans Parties communes, et révèlent, si ce n’est plus, tout au moins ce même besoin de s’ancrer dans des souvenirs fictifs pour reconstruire une image de la réalité.

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(Video still) Parties Communes, 2009. vidéo, son, 60′

C’est de cette reformulation, ou manipulation, des témoignages que se dégage la fiction mise en oeuvre par l’artiste. La supercherie révèle un état des lieux des « parties communes » de l’imaginaire collectif et des discours qu’il produit. Les images transmises « d’une certaine manière, se donnent comme un compte rendu plausible ou un témoignage de ce que sont ou ont été les évènements, tels qu’ils se sont déroulés en l’absence de tout photographe2 » comme l’indique Jeff Wall à propos de sa propre démarche. Nous remplaçons, dans notre cas, le photographe par le vidéaste, mais les ressors demeurent identiques. Il ne s’agit donc pas de mettre en place une narration basique ou une histoire fantasmée, mais tout au contraire de rendre plausible une réalité déplacée au coeur de la fiction. Ce nouveau cadre d’intervention contient tous les possibles, et pourtant, l’imaginaire y est rapidement freiné par l’impitoyable discours des situations questionnées. Dans Mr Perreira une image type du gardien s’élabore rapidement dans notre esprit, tandis que dans Lettres la tragédie du suicide ne nous permet pas d’imaginer quelque chose au delà du portrait des disparus. Une table au milieu d’une salle d’exposition nous invite ainsi à parcourir dix feuilles de papier qui conservent chacune les mots d’une personne s’étant donnée volontairement la mort. Seulement la fiction nous rattrape car aucun moyen ne nous permet de distinguer la véracité de ces messages et s’ils ont vraiment concourus à de tristes sorts. Une fois de plus le sujet n’est pas le centre d’intérêt premier de l’artiste. Il souhaite plutôt interroger les limites de la fiction, ce qui explique le dévoilement dans le cartel de l’inauthenticité de certains papiers, sans pour autant nous renseigner lesquels. Ils nous met à distance pour mieux nous exposer la manipulation que l’on peut faire d’un objet et révéler l’affect conservé malgré cette transformation. Il joue des forces de la persuasion en modifiant les écritures manuscrites. Il a ainsi proposé à différentes personnes de réécrire les messages à la main. Le choix de la typographie, effectué arbitrairement, guide la lecture du spectateur dans la construction d’un personnage qui aurait pu signer une lettre de la sorte. Paradoxalement tout en étant rejeté à distance par l’aveux du fac-similé, une mise sous tension persiste et s’affirme dans le trouble qui titille notre curiosité et qui laisse insolvable notre doute.

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Vue de l’installation de Lettres au Centquatre (exposition collective Jeune Création – Paris, 11/2013)

La frontière est mince, sans doute dangereuse, entre ces notions qui pourraient nous faire perdre nos repères et contribuer à nous ancrer dans cette incertitude. Cependant elle persiste dans les sujets et non dans les intentions formulées par l’artiste. Il s’attarde à chercher ce qui crée, chez chacun de nous, le masque de nos croyances. Duane Michals rappelait ainsi que « les femmes et les hommes sont un sujet impossible parce qu’il n’y a pas de réponse. Nous ne pouvons trouver que des indices fragmentaires3 ». Aurélien Grèzes s’attache donc à délimiter quelque fragments des relations qui peuvent se nouer dans un rapport à l’altérité. Pendant un peu plus d’une heure L’élu, dans un intelligent diptyque vidéo-graphique, nous révèle le devant et le derrière du masque d’un politique provincial. Cet homme, qui prétend de façon utopique à son ambition d’être un jour nommé ministre, voir plus, se met en scène devant la caméra pour déclamer un discours de campagne. Les deux écrans nous montrent à la fois le discours enregistré et les plans tournés en backstage. Dans le premier cas on s’amuse des idées revendiquées par l’élu qui croit, d’une manière presque exagérée, à son possible avenir dans les hautes sphères. Néanmoins nous sommes plus captivés par les parties « off » qui demeurent bien plus révélatrices de la nature humaine et de la construction d’une image idéalisée pour accéder à une certaine forme de reconnaissance et implicitement de pouvoir. L’homme cherche ainsi à s’intéresser à la maquilleuse, contrôle tous ses gestes, et se conditionne lui même dans le personnage qu’il s’est créé pour convaincre et plaire à autrui. Ici l’artiste détourne les techniques de tournages d’un clip de campagne pour déconstruire les rapports que l’on entretien face à la caméra.

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L’élu, 2012. vidéo, son, 64′

Cette relation peut se faire plus difficile comme dans le cas de Mme X, qui met en scène une femme qui a proposé d’expliquer ses déboires avec son voisinage et notamment son gardien d’immeuble. Sous le dispositif de l’anonymat, nous ne percevons d’elle que ses mains filmées en plans plus ou moins serrés. Elle raconte son histoire que l’on comprend être douloureuse, mais nous nous posons au fur et à mesure des questions quant à la cohérence de son propos. Si le montage est plausible, ses mains bougent par exemple dans un mouvement continu, ses dires eux restent incompréhensibles en passant du tout au tout. L’artiste manipule ici le discours en recomposant la bande sonore ce qui exhibe à la fois le voyeurisme et le pouvoir de reformulation des médias. Il use de leurs atouts et de leur mode de fabrication pour mieux les observer. Sans pour autant prendre partie pour ou contre cette femme, il met en doute sa parole pour en montrer l’insignifiance et le ridicule.

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Madame X, 2010. vidéo, son, 24′

Nous retrouvons ici un intérêt porté sur ces petits riens qui peuplent le quotidien : une querelle d’immeuble (Mme X), un oiseau mort qui devient une forme presque abstraite sur le rebord d’une habitation (Pli, 2013), la pluie du 10 Février, le noir de la chambre d’un homme qui se souvient d’un cambriolage opéré dans son appartement la nuit du 16 août … Ces riens dressent le portrait fragmentaire d’un monde sans cesse balancé entre fiction et réalité, et s’inscrivent dans une certaine esthétique du « ratage ». Ce manquement est essentiel dans l’approche de l’oeuvre ici étudiée. L’élu pense ainsi vainement réussir ; la transcription graphique, d’un Mr Perreira hypothétique, échoue à trente huit reprises (38 Perreira) ; ou encore un apnéiste n’arrive pas à réitérer son record (11 35). Au delà d’une simple considération de l’échec, l’artiste traite de l’écart comme principe fondateur de ses oeuvres. Ce dernier s’immisce dans ces projets comme une frontière nécessaire pour imposer une mise à distance, permettant au spectateur d’observer d’une manière plus juste les scènes qui se déroulent face à lui. L’utilisation du diptyque comme forme, dans la vidéo 11 35 ou dans la série de dessins Dédoublement, s’inscrit dans cette perturbation de la réalité. L’artiste propose dès lors de regarder des images sur le mode de la comparaison. Cette distinction suscite une attention plus vive de la scène observée, sans que celle-ci ne se dévoile entièrement. Le dispositif de 11 35 met en miroir deux plans que l’on pense au départ identiques, alors qu’il s’agit de prises de vue différentes. Dans ce cas, Stéphane Mifsud tente de reproduire son exploit passé sans pour autant l’atteindre. Le montage assemble ainsi des plans où l’homme reste en apnée statique dans une piscine pendant de longue minutes, toutefois il prend sa respiration bien avant les onze minutes et trente cinq secondes de son précédent record. C’est finalement la durée et le montage vidéo-graphique qui réitère la performance, tandis que l’homme pour un ensemble de raisons n’y parvient pas ce qui provoque une tension sous-jacente et silencieuse dans la vidéo. Paradoxalement ce jeu sur l’écart contribue également à flouter les limites entre le vrai et le faux qui ouvre un champ de questionnements sans réponse.

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(Video still) 11 35, 2011. vidéo, son, 11’35

Néanmoins ne pas avoir de réponse ne signifie pas l’impossibilité de formuler des hypothèses. Les oeuvres d’Aurélien Grèzes s’identifient ainsi comme des préambules à la fiction ou tels des documents hypothétiques qui ouvrent l’imaginaire. Tandis que rien n’est dévoilé ou que l’écart instaure le doute, « l’impossibilité de voir, de savoir, ou de faire devient une matière à création4  » comme l’indique l’artiste. Il invite d’ailleurs pour le projet Autoportraits des personnes aveugles à « creuser » dans le papier l’image qu’ils se font d’eux mêmes. Dans 38 Perreira, les gens doivent retranscrire par le dessin l’idée qu’ils élaborent à propos de cet homme fictif. Les deux propositions jouent de l’écart qui demeure entre les visions de notre esprit et ce que nous tentons d’inscrire sur la page blanche. On se confronte alors aux limites de la représentation qu’elle soit d’ordre mentale ou physique.

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Vue de l’installation de Rien à Arcueil (galerie J.Gonzalez, 09/2010)

L’installation Rien synthétise note réflexion en usant de tous les ressorts mis en oeuvre par l’artiste. Dans la salle vide d’un espace d’exposition il vient poser un écran qui diffuse l’image filmée précédemment de ce même lieu. Le support est disposé de manière à créer une continuité entre les espaces : réel et virtuel. Lorsque le visiteur se promène dans la salle, il peut, premièrement, croire qu’il s’agit d’un dispositif de tournage en direct à l’aide d’une caméra de surveillance, puis au moment ou il rencontre, derrière l’écran, d’autres spectateurs, il s’interroge sur cette image qui se distend soudain de la réalité. S’agit-il d’un photographie ? D’un plan fixe vidéo-graphique? C’est peut être finalement cette porte ouverte entre deux mondes qui sans cesse se confrontent et s’inspirent l’un l’autre dans les créations invoquées. Elle construit sans doute cette distance infra-mince qui institue l’écart entre la réalité et ce qui nous en est caché ou qui prévaut seulement dans le domaine de la fiction.

Thomas Fort

1 – SONTAG, Susan. Sur la photographie : oeuvres complètes I, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008. Titre 88. (p.49)
2 – Cité dans FRIED, Michael. Pourquoi la photographie à aujourd’hui force d’art. Paris, Hazan, 2013. (p.66)
3 – Cité dans SONTAG, Susan. Sur la photographie : oeuvres complètes I, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2008. Titre 88. (p.261-262)
4 – (nda) Propos recueillis par l’auteur auprès de l’artiste

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