« Par le dessin on peut tout se permettre. C’est un jeu qui s’arrête quand je pose mon crayon et qui reprend quand le visiteur regarde l’oeuvre. Il faut préserver le temps pour continuer à jouer…! »

Entretien avec Géraud Soulhiol, propos recueillis par Silvia Cammarata, avec l’aide amicale et précieuse de Thomas Fort

Géraud Soulhiol, dont la dernière exposition se tenait cet hiver à la Galerie 22,48 m2 à Paris, est un dessinateur qui aime sortir de son cahier pour expérimenter des médiums différents. Dans ses oeuvres, il décline des thèmes comme le temps, le monument, l’exploration et le jeu de manière très libre et fantastique. 

SC: Je souhaiterais commencer par La vue, tout en étant le titre d’une de tes séries, c’est aussi celui de ta dernière exposition. Le roman éponyme de Raymond Roussel, point de départ de ce projet, t’a beaucoup inspiré : est ce que tu peux raconter comment tu as abordé cet ouvrage et ce qu’il signifie pour toi?

Géraud Soulhiol: Raymond Roussel était le point de départ de mon exposition, où je mets en confrontation différents travaux. Je lis depuis longtemps les écrits de cet auteur et j’adore son poème La vue, surtout pour cette idée de partir d’un point minuscule : il est dans son bureau, il regarde dans son porte-plume où il y a une bille dans laquelle s’inscrit un petit paysage de plage. À partir de cette petite image il décline tout ce qu’il voit dans son imaginaire et crée une sorte de jeu entre différentes situations. Par exemple il y a un vieil homme qui lance un bâton à son chien et le bâton atterri vingt pages plus loin dans le livre. Cela crée un univers qui ne laisse place qu’à la dérive dans l’imaginaire, mais d’un point de vue omniscient comme souvent dans mon travail.

Par rapport au titre de l’exposition, je trouvais bien de pouvoir faire des liens entre son poème et ma série La vue, qui est un ensemble de dessins, sur des sous-tasses en porcelaine, réalisés avec du café soluble. La série fait référence à cette idée de partir dans son propre imaginaire et le travail sur les soucoupes c’est une manière de sortir de mes cahiers de dessins et de pouvoir rassembler une collection d’idées très hétéroclites. J’emploie le même médium, le même support et la même technique pour créer une sorte de banque d’images qui me permet d’écrire des scenarii dans un espace d’exposition.

SC: Raymond Roussell parle de la vue comme point de départ de son imagination, puis il est question d’une vue intérieure. Je voudrais savoir ce qu’est la vue pour toi.

GS: La vue c’est surtout une manière de contempler le monde de l’endroit où l’on se trouve : par exemple la vue qu’on peut avoir d’une fenêtre. C’est quelque chose paradoxalement d’extérieur et à la fois d’intérieur, pour ce qui concerne l’imaginaire.

SC: La fenêtre est un thème récurent de la peinture occidentale qui induit une logique du « faire face ». Cependant, la vue que tu utilises est en plongée, pourquoi ?

GS: Ce positionnement vient des jeux d’enfants : quand j’étais petit je jouais avec un ami à dessiner de grands paysages de batailles que nous déployions sur des feuilles de papier pliées en accordéon. Nous regardions ces scènes comme des plans dont nous étions en quelque sorte « le général ».

SC: Mais « le général » a toujours les pieds sur terre.

GS: C’était presque une sorte de démiurge. La vue est une façon de regarder le monde, de le recomposer, pour en recréer un autre, et puis de le survoler comme si nous étions sur un énorme parc d’attractions. Il s’agit de créer une série d’univers flottants qui tentent de représenter des espaces de façon topographique. Je suis fasciné par les explorateurs, les récits de Cortés, le voyage de Christophe Colomb, la cartographie… Cette reformulation du monde est issue d’une base réelle, comme dans le dessin Le survol numero 1, où on est au dessus d’un territoire composé de multiples parkings et tours Eiffel. Cette dernière est vraiment un monument fétiche, un symbole mondial. L’original se trouve évidemment à Paris, mais il en existe beaucoup d’autres, par exemple à Las Vegas ou en Chine.

SC: À propos de la cartographie, tu parles souvent de Google Earth. L’univers de tes oeuvres renvoie à l’idée de l’exploration du rêve et même du voyage, mais toujours sans l’être humain.

GS: Google Earth devient la cartographie ultime qui prend une place importante dans la vie de tout le monde. C’est un outil génial pour jouer, créer ou même voyager avec l’imaginaire dans le virtuel. Cependant c’est également une photographie du monde, et donc il s’agit bien du réel.

Pour ce qui concerne la présence de l’humain, le problème c’est le risque d’être trop narratif, en ajoutant de la vie humaine. L’homme s’inscrit  finalement dans mes dessins parce que c’est celui qui regarde les oeuvres. Le fait de se balader dans un univers où on est le seul visiteur, me renvoie à un archéologue qui viendrait découvrir une civilisation ancienne … il y a un côté Indiana Jones !

SC: Sans humain et avec l’idée d’archéologie nous découvrons un monde fait uniquement de ruines …

GS: J’ai toujours été fasciné par l’idée de la ruine. Nous sommes des Européens et nous vivons sur des strates d’histoires, de ruines. Il existe des villes où la ruine devient musée, comme Rome par exemple. J’ai aussi vécu un temps à Berlin, capitale fascinante, qui conserve des ruines récentes, véritables stigmates du XXème siècle, par rapport à Paris qui reste la capitale du XIXème siècle. Quand j’habitais là bas, je suis allé au Spreepark qui est un parc d’attractions abandonné, de l’ancienne Allemagne de l’Est. Il y a deux ans je suis allé aussi à Teufelsberg qui signifie « la colline du diable », qui se situe à côté de la capitale allemande et qui fut construite après la seconde guerre mondiale avec toutes les ruines de la ville. Au cours de la guerre froide, les américains ont construit au milieu de la forêt, sur cette colline, un poste d’écoute radar pour espionner le bloc soviétique. Il existe encore aujourd’hui mais a été abandonné sous l’aspect d’une ruine contemporaine. Dans mon travail, les stades qui sont mélangés avec d’autres architectures deviennent, tel ce lieu, des forteresses abandonnées.

SC : Tu t’intéresses donc aux multiples ruines qui peuplent notre monde ?

GS: Bien sûr, j’aimerais d’ailleurs aller en Chine parce que c’est l’endroit, aujourd’hui, où il y a les choses les plus démesurées. Je regarde souvent les grandes mégalopoles chinoises sur Google. Là bas les bâtiments se détruisent et se reconstruisent facilement, même à outrance ; les gens ne respirent quasiment plus. J’aimerais visiter le site des jeux olympiques de Pékin, où ils ont par exemple détruit tout un quartier. Avec Google Earth je me suis baladé dans ce dernier, qui est demeuré une ruine absolument contemporaine dans laquelle des gens vivaient avant la construction d’une grande place pour les jeux. Cette ville s’est transformée à vue d’oeil, de façon gigantesque et mégalomaniaque. Cette manière de penser l’urbanisme me fascine et me dérange en même temps. La situation de Dubai est identique : c’est l’idée de la contre-utopie, de la dystopie. Dubai c’est comme un ensemble de parkings d’aéroport remplis de voitures abandonnées.

SC: Dans les dessins Arena, un stade de football devient une ruine contemporaine. et dans ta série éponyme tu mets en scène des stades comme des monuments à part entière. Tu dis d’ailleurs qu’ils sont comme des « Cathédrales modernes ». Tu replaces même Notre Dame de Paris dans un stade!

GS: Dans Stade-cathédrale il y a un coté un peu humoristique. Ma volonté première était d’encastrer deux symboles de deux époques différentes. Il n’y a pas forcement l’idée d’association mais plutôt l’idée de collision et d’affrontement entre différentes époques et différentes architectures, dans une certaine forme d’anachronisme. En général, un stade c’est un monument fétiche, comme pour la Tour Eiffel. On en construit partout dans le monde, ce qui traduit aussi l’idée d’une société du spectacle : les stades n’ont pas d’autre fonction que de divertir. Le titre Arena dévoile un parallèle entre l’idée d’arènes antiques et celle des stades d’aujourd’hui.

SC: Il y a une certaine violence induite dans l’idée d’une arène ancienne. Qu’en est-il pour le stade?

GS: Le stade a quelque chose d’assez violent, mais c’est un double… Les stades sont en pleine mutation : de plus en plus modernes, de plus en plus high-tech, avec de plus en plus de loges. Ils deviennent des endroits de décision, ou de représentation comme dans l’exemple de l’hommage à Mandela. Le stade renvoie aussi à l’idée de défilé militaire : par exemple en Corée du Nord il y a le plus grand stade du monde, avec 150.000 places disponibles. Il est quasiment exclusivement dédié à de grandes chorégraphies et de grands spectacles en l’honneur du parti unique. Il y a inévitablement une relation au pouvoir qui émerge.

SC: Le paradoxe est que tes oeuvres ont souvent un côté intimiste, alors que le stade demeure par essence quelque chose de public.

GS: C’est un processus de réappropriation, qui consiste à prendre l’élément stade et à le modifier, comme c’est le cas dans le projet Arena. Cette déformation transforme le stade en temple. Par exemple le Stade pyramidal, avec le retournement des tribunes : nous met face à un monument qui devient presque sacré et dont on peut se demander quels en sont les rites et à quoi il sert.

SC: Normalement le fétiche c’est quelque chose qu’on n’utilise pas, qui est là justement parce que c’est l’objet d’un fétichisme, mais il est interdit de l’utiliser. Par exemple, on peut considérer les musées comme les lieux par excellence du fétichisme, où les oeuvres perdent leur valeur d’usage. Je pense que le principe est similaire avec ton stade renversé qui souligne le coté fétichiste par le fait de ne pas être utilisable.

GS: oui, c’est ça. Il s’agissait également de concrétiser à l’état de maquette ce qui dans le dessin reste assez éloigné de la réalité et de poursuivre ce jeu vers des faux-semblants de projets de monuments potentiellement réalisables.

SC: Peux-tu en dire plus sur les notions de miniature et de maquette ?

GS: La maquette me fascine car elle rend possible un monde portable, comme la Boîte en valise de Duchamp. C’est une oeuvre que je trouve absolument géniale ! C’est le premier portfolio en 3D. Il y la possibilité de miniaturiser le monde et de le porter avec ou sur soi. En ce qui concerne la miniature, c’est toujours un discours lié au dessin : on peut utiliser toutes sortes de tailles, même les plus minuscules.

SC: Au sujet des monuments, au-delà des stades, tu as travaillé sur les fortifications, mais celles-ci sont situées dans un espace complètement vide, donc elles ne protègent… rien…

GS: Elles se fortifient elles-mêmes [rire] … il y a quelque chose d’assez poétique, lié à un souvenir de mon enfance. Je suis du sud-ouest et quand nous partions en vacances, en famille, on passait souvent devant la citadelle fortifiée de Carcassonne, qui me fascinait.

SC: Je pensais que c’était pour protéger l’extérieur plutôt que pour préserver ce qu’il y a dedans.  C’est étrange mais ce n’est pas la première fois qu’on trouve ce rapport inversé entre l’intérieur et l’extérieur dans tes oeuvres.

GS: Le fait de retourner le monde c’est un jeu formel au niveau de la lecture de l’oeuvre, un peu comme dans les dessins d’Escher. On peut jouer avec « le regardeur », l’induire à se perdre dans ce brouillage des codes, lui qui tente de trouver une logique. On peut tout se permettre par le dessin et avec très peu de moyens je peux faire des choses absolument monumentales, ou brouiller les pistes. J’aime aussi l’idée de présenter mon travail d’une autre façon, comme dans La vue où j’ai associé des oeuvres de différentes séries qui normalement devraient parler de sujets divers mais qui dans ce cas concourent à la création d’un discours, d’une banque d’images.

SC: Dans tes oeuvres j’ai l’impression que le jeu n’est pas joyeux car les montagnes russes sont brisées, les stades deviennent des ruines abandonnées et même les jouets en plastique sont fondus…

GS: Être joyeux ou non ne m’intéresse pas car finalement l’important reste que toutes mes oeuvres sont le résultat d’un jeu. Je prends beaucoup de plaisir à faire ce que je fais, mais il demeure un côté mélancolique et nostalgique, peut être parce que le jeu doit nécessairement se clore à un moment donné. Ce qui est bien dans l’enfance, par exemple, c’est qu’on répète les jeux sans cesse, on construit des choses qui se reproduise. Heureusement le jeu reprend forme par le regard du visiteur, comme une envie de continuer à jouer.

SC: Quel est ton rapport  au temps?

GS: Sur un plan purement pratique, j’aime prendre mon temps pour faire les choses, j’ai un travail qui demande de la patience pour produire, notamment en raison de mon goût pour les détails. En plus, j’aime aussi que le « regardeur » puisse prendre le temps de rentrer dans les dessins. Le temps devient aussi celui qui me permet de continuer à jouer.

SC: Lexploration, sur le plan formel est assez différente des autres, bien qu’elle se réfère toujours à l’idée de la vue et de la cartographie. Comment est née cette oeuvre ?

GS: L’exploration c’est une pièce où je mets en place une opposition, une bataille, entre deux signes qui pour moi sont forts: des arbres et des poteaux électriques. J’ai réalisé un dessin similaire nommé La bataille qui fait directement référence à mes jeux d’enfance.

SC: Quelle sorte de bataille ? Nature contre technologie ?

GS: C’est un peu plus vicieux que ça. Dans certains dessins je représente des arbres comme du décor, des panneaux posés comme ça, qui ressemblent à des arbres. Et dans L’exploration j’ai construis un autre scenario en reprenant ce vocabulaire pour créer une arborescence avec des papiers découpés. C’est un puzzle posé sur le mur qui propose en le parcourant une sorte de découverte, qui se réfère plus ou moins aux cartes dans les jeux video de stratégie, qui se tracent progressivement.

SC: Pourquoi les arbres et les poteaux sont des symboles assez forts ?

GS: À force de travailler avec eux, je les considère comme des petits personnages, comme des armées distinctes. Quand je prends le train pour venir à Paris, on passe par des endroits assez plats et j’ai toujours été fasciné par les lignes à haute tension qui se dessinent derrière la vitre, interrompues par quelques petits bosquets ou quelques arbres qui viennent ponctuer un paysage complètement plat. En dessinant des poteaux et des arbres, je m’abstiens de représenter des êtres humains. J’utilise ces « objets » à la place des hommes pour atteindre un niveau plus général par rapport à la représentation des vraies armées.

SC: Comment est née cette idée de travailler par séries?

GS: J’ai toujours aimé le principe d’énumération qui est lié au concept de jeu. Quand on invente les règles d’un jeu, on les répète plusieurs fois et c’est en quelque sorte en les répétant que je crée une série. Une nouvelle série prend ensuite la place de la précédente.

SC: Tu travail avec différents supports, du café soluble à Google Earth, du dessin sur papier, à la peinture sur porcelaine…

GS: J’aime utiliser des matériaux assez simples et pauvre parce qu’ils me permettent d’être assez autonome et de ne pas attendre d’avoir beaucoup d’argent pour produire une pièce. Surtout le dessin, qui me permet de faire tout ce que je souhaite. C’est l’une des techniques premières, même si je travaille souvent par l’association de médiums à la base assez pauvres. Pour moi le dessin c’est le début et souvent même la fin d’une idée, parce que j’aime aussi qu’il reste à l’état de potentiel. Je tente de toucher le réalisable sans le réaliser vraiment, en conservant plutôt une version virtuelle. C’est par exemple le projet Arena où j’ai réalisé un dessin numérique en 3D, touchant dès lors le vocabulaire de l’architecte, tout en restant au niveau basique du graphisme.

SC: Peux-tu pour conclure définir ton oeuvre en trois mots ?

GS: Le jeu, la miniature et la maquette.

SC: Comment imagines-tu le futur ?

GS: Je n’ai pas un point de vue très optimiste sur le futur. Je pense que le futur ne sera pas fait de voitures qui volent.

Propos recueillis en décembre 2013

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