Muntadas: les espaces publics et la peur

Antoni Muntadas est un artiste multimédia qui se sert des démarches de confrontation, de comparaison, d’exposition d’éléments pour faire une mise en évidence et laisser espace à l’interprétation: «Images contre images, mots contre mots, images-mots contre mots-images» (Bellour, 2005). Bien que son travail traite différents domaines (les sciences sociales, les systèmes de communication et l’art) et compte de plus de 40 ans, nous allons nous intéresser par des oeuvres qui mettent en question notre perception des espaces publics et posent une question plus précise: Quel est le rapport entre notre environnement et le sentiment de la peur? Une première approche de l’artiste aux modes de perception est un ensemble d’oeuvres constitué d’expériences sensorielles de reconnaissance des espaces et des corps. Ensuite, Muntadas développe une étude du lien de ce qui nous entoure avec la peur à travers plusieurs oeuvres: Une série photographique sur les systèmes de protection des quartiers de Sao Paulo, une installation sur un quartier résidentiel fermé de la même ville et une émission de télévision composée de témoignages de personnes qui habitent près des frontières. Des questions de planification des villes, d’insécurité, d’enfermement, d’influence des médias, et de limites de l’espace semblent être à l’origine de la peur, mais aussi une conséquence de celle-ci.

Dans un premier temps, nous allons aborder l’ensemble d’oeuvres réunies sous le nom d’Experiencias Subsensoriales, acciones y actividades, où Muntadas réfléchit sur notre perception de l’espace et des autres individus. Ces oeuvres sont importantes pour notre analyse car elles constituent les premières expériences de Muntadas avec l’espace public et la perception. Deuxièmement, on traitera deux oeuvres plus récentes qui ont un rapport avec la planification des espaces, l’insécurité et la peur: À travers cercas et Alphaville et outros. Ensuite, on verra deux travaux de Muntadas sur la notion de la peur dans les frontières entre le Mexique et les États Unis, et entre le Maroc et l’Espagne, intitulés On Translation: Fear/Miedo, Fear/Jauf. 

Dans ses expériences «sub-sensorielles» (Experiencias Subsensoriales, acciones y actividades, 1971-73), Muntadas propose au public d’utiliser les sens qu’on pourrait appeler «subalternes», c’est à dire le toucher, l’odorat et le goût. Ces activités encouragent aux participants à éprouver, les yeux bandés, différentes surfaces, différentes matières sur la peau, à la reconnaissance d’un corps nu, mais aussi à parcourir un espace avec des obstacles, de manière hasardeuse. Par l’activation de ces «sub-sens» et par les subjectivités résultantes, la différentiation rationnelle entre l’individu et l’environnement est mise en question. Les sujets peuvent s’expérimenter comme un système hétérogène, formé de parties de différentes textures, poids, etc. La perception des autres personnes et des objets, à travers la rencontre et l’aide dans les parcours des espaces avec des obstacles, donne une dimension d’unité avec l’environnement (Dossier enseignants, Jeu de Paume, 2012). Cette revalorisation des sens du toucher, de l’odorat et du goût en dépit de la vue, nous emmène à une réflexion sur la hiérarchie des sens: pourquoi avons-nous plus de confiance dans la vue? Celle-ci et l’ouïe constituent le véhicule principal des médias. Cet ensemble d’oeuvres apparait dans le contexte du régime de Franco en Espagne, où les individus sont soumis à la répression, à la suppression des libertés d’expression et à un discours de vérités absolues des médias. On assiste à un espace qui se prétend «objectif», à une idée de que ce que l’on voit est vrai. Il s’agit justement du regard des personnes qui est filtré, traversé par les médias.

Expérience 3, Vilanova de la Roca (1971)

Expérience 3, Vilanova de la Roca (1971)

À la galerie Vandrés (Madrid, 1971), Muntadas réalise une exposition dans laquelle il installe un espace fermé par des rideaux translucides, peuplé de matériaux comme des tubes, des sacs en plastique et du bois, créant ainsi une espèce de «labyrinthe oppressif» et une partie plus obscure qui est comme une «chambre sensorielle». Muntadas arrive à créer les conditions pour une activité participative dans un espace qui devient «éphémère» (Bonet, 2011). Par un circuit fermé les interactions dans cet espace étaient transmises à des appareils de télévision visibles dans la cour et la rue de la galerie. De cette façon, l’artiste utilise des espaces alternatifs qui ne sont pas seulement ceux de la galerie proprement dite. Par la suite, l’ensemble de ces expériences a été documenté dans des vidéos ou des films en super-8. Il y a ici une démarche qui vise à confronter ce qui peut être considéré comme des actions du domaine privé, avec le domaine public à travers la perception par le sens de la vue. Il s’agit d’une stratégie qui va intéresser beaucoup Muntadas, celle d’intervenir l’espace public des médias.

Ces activités sont à l’origine de l’étude des espaces publics que Muntadas va continuer à développer tout au long de sa carrière, ainsi que sa relation avec le domaine privé. Nous allons maintenant nous concentrer dans des oeuvres qui sont plus récentes et qui nous intéressent particulièrement à cause du rapport entre les espaces, notre perception et le sentiment de la peur. Dans une oeuvre photographique appelée À travers cercas (2008), l’artiste expose des images d’un quartier résidentiel de Sao Paulo. Il retrouve une esthétique involontaire des façades des maisons et ses systèmes de protection. Cette oeuvre nous montre l’existence d’une typologie architecturale qui invite à s’éloigner: une séparation par grilles électrifiées et murs, un avertissement par les signaux qui indiquent que l’endroit est protégé par une alarme. Les caméras nous rappellent qu’on est observés, surveillés. Les postes des gardes, nous donnent l’impression d’enfermement, de réclusion. Cette esthétique urbaine peut donner aux passants l’idée qu’il existe un danger potentiel et l’apparence de contrôle des citoyens. Sommes-nous en sécurité ou en danger?

Cercas, Galerie Gabrielle Maubrie

Cercas, Galerie Gabrielle Maubrie

À travers cercas

À travers cercas (détail)

Dans son installation Alphaville et outros (2011), Muntadas met en question le phénomène des quartiers fermés appelés gated communities. Il utilise des images et slogans promotionnels d’un quartier résidentiel à Sao Paulo et des extraits du film de Godard qui partagent le même nom: Alphaville. L’apparition d’espaces suburbains dans les années 1950 aux États Unis, promettait d’alléger la densité des villes et de construire des meilleurs logements. Il y avait aussi une volonté d’améliorer la distribution des fonctions: logement, travail, industries, etc. Dans ce contexte, il existe aussi une séparation par classes sociales et apparaissent des quartiers résidentiels fermés, qu’on a appelé les «gated communities». Au Brésil, l’insécurité fait que des quartiers de ce type sont construits, délimitant l’espace collectif au nom de la propriété privée. On pourrait se demander: cette subdivision ne crée-t-elle plus de séparation? Les inégalités semblent être mises en évidence et accentuées. Ce quartier vise à contenir ses habitants en les séparant du reste de la ville et d’autres classes sociales, signalant aussi qu’il existe un «autre», et augmentant les rivalités entre les gens. Dans cette oeuvre, des larges drapeaux sont installés dans la salle d’exposition, avec les slogans de la campagne publicitaire du quartier de Sao Paulo, que le public peut parcourir. On rencontre des phrases promotionnelles comme «la différence entre habiter et vivre» ou «notre intelligence, votre tranquillité». Dans le cas de l’installation à Sao Paulo, une cage est disposée, dans laquelle on a placé un plan du quartier sur le sol. Derrière celle-ci, on retrouve une projection où Muntadas fait un montage de fragments du film de Godard et de parties des discours publicitaires du quartier. Cette confrontation des deux discours nous montre comment la publicité crée une illusion de science fiction, une fantaisie d’une ville sécurisée. Comme dans le film de Godard, elle promet un idéal, une utopie. On assiste à une manipulation des craintes de la population. Il est peut-être question des intérêts économiques que ces quartiers représentent.

Alphaville et outros, Jeu de Paume, 2012-2013.

Alphaville et outros, Jeu de Paume, 2012-2013.

Aphaville et outros. Estação Pinacoteca, Pinacoteca do Estado de Sao Paulo

Aphaville et outros. Estação Pinacoteca, Pinacoteca do Estado de Sao Paulo

L’oeuvre On translation: Miedo/Jauf (2006-2008), Fear/Miedo (2003-2005), qui fait partie d’une grande série appelée On translation, est un travail sur les frontières réalisé d’une part entre Tijuana et San Diego, d’autre part entre Tanger et Tarifa. Sous la forme d’une émission télévisée, elle se compose d’entretiens à des personnes qui vivent avec les tensions de ces frontières, d’images d’archives de la télévision, de films amateurs ou vidéos familiales et d’affiches. Entre le Mexique et les États Unis, on découvre qu’au Nord, il y a une méconnaissance du Sud et une peur à cause du trafic de drogues à la frontière. Au Sud, il y a une fantaisie du Nord, un besoin de se déplacer à la recherche de travail, pour survivre, mais en même temps une situation marginale de ce peuple aux États Unis. Cependant, le Nord a besoin du Sud, car il s’agit de la main d’oeuvre la moins chère. À la frontière entre le Maroc et l’Espagne, on assiste à une situation similaire mais il y a un élément de complexité qui est celui de la religion. La peur de traverser la mer vers le Nord, mais en même temps une illusion de cet endroit comme une espèce de paradis. À Tarifa, les habitants témoignent d’une idée de Tanger comme un espace de l’inconnu ou un endroit exotique. Cette oeuvre nous pose quelques questions: comment se conforment ces concepts et ces idées sur les autres cultures dans l’esprit des peuples? Quel est le rapport avec les frontières?

La frontière est étudiée par Muntadas, non seulement comme une limite physique, mais aussi comme une construction mentale, un espace diffus, l’espace qui n’est ni d’un coté ni de l’autre, mais entre. Cet espace  est devenu «immatériel» et «peut se promouvoir comme une marchandise à des fins néo-libéraux» (Ott, 2011). On rencontre ici des problèmes de traduction, d’interprétation du même concept de peur. Cette émotion se traduit de manière différente dans ces deux endroits et il s’agit aussi d’une construction socio-culturelle (Muntadas, 2005). Dans ce travail, il semblerait que cette méconnaissance de l’autre côté de la frontière est alimentée par les médias qui collaborent à créer des stéréotypes entre les endroits et les cultures. Muntadas, qui s’est intéressé dès ses premiers travaux par le fonctionnement du pouvoir dans la société, a mentionné le poids des «mécanismes invisibles» des médias. Ainsi «le pouvoir est renforcé, non pas par les armes, mais par le son et l’image.»(1978)

Cette émission télévisée a été diffusée dans des endroits de prise de décision (Mexique DF et Washington) et dans les villes protagonistes de l’oeuvre. Muntadas réalise une intervention des médias, en utilisant des démarches propres de la télévision. Les entretiens sont ordonnés par un montage parallèle des témoignages des deux cotés de la frontière. Des images des frontières sont aussi intercalées. Cela aboutit à un flux d’images qui caractérise ce type de médias, et qui donne l’impression d’une continuité perpétuelle. Cette confrontation des images médiatiques et des témoignages des individus, met en évidence les subjectivités de ces personnes par rapport à une objectivité prétendue des médias. Les entretiens questionnent sur les causes de la peur, mais dans un sens général et pas seulement à propos des frontières, ce qui nous fait réfléchir sur les origines de la peur de «l’autre» (Ott, 2011).

Muntadas a dit: «La peur est une sensation qui se produit avant et après la violence.»

Il se réfère ainsi non seulement à la violence qui peut être physique, mais à la violence des discours et de l’environnement à laquelle nous assistons mais qui est sous-jacente et moins évidente. Comment pourrait-on filtrer les informations et stimulus qu’on reçoit quotidiennement? Dans son oeuvre On translation: Warning, l’artiste met à disposition du public des autocollants avec la phrase: «Warning, perception requires  involvement», c’est à dire, «Attention, la perception nécessite de la participation». Cet énoncé nous rappelle que notre perception est aussi un travail d’interprétation dans lequel nous devons être actifs au lieu de simples spectateurs.

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Références

BELLOUR, Raymond. Le regard, l’écoute dans Muntadas. On translation: I Giardini, 51e Biennale de Venice, Ministère espagnol des Affaires étrangères et de la Coopération, 2005.

Muntadas. Entre / Between, dossier enseignants, Paris, Jeu de Paume, 2012.

BONET Eugeni, dans AUGAITIS Daina et MUNTADAS Antoni, Muntadas: Entre / Between, Madrid, Museo Nacional centro de Arte Reina Sofía et Actar, 2011, pp. 52-58.

MUNTADAS, Antoni. https://www.youtube.com/watch?v=2dNNnzcpQeA , Biennale de Venice, 2005.

MUNTADAS, Antoni. About «Invisible mechanisms» + Other works, dans Richard Kriesche, MEDIART, Graz, Autriche, Festival of new art (Steirischer Herbst), 1978.

OTT Lise, dans AUGAITIS Daina et MUNTADAS Antoni, Muntadas: Entre / Between, Madrid, Museo Nacional centro de Arte Reina Sofía et Actar, 2011, pp. 52-58.

 

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