« Public Subheading » Projection vidéo dans l’espace public, 1er mai 2020 Émilie Moutsis

Public Subheading

Projection vidéo dans l’espace public, 1er mai 2020

Émilie Moutsis

 

Contexte

Depuis 1968, à l’appel de la CGT, le 1er mai en France est l’occasion de défiler lors d’une manifestation nationale en l’honneur des travailleu.r.ses et des conquêtes de la lutte ouvrière.

Depuis 2016, dans un contexte social tendu, les violences policières augmentent lors de ces manifestations traditionnelles et festives, qui ont lieu quel que soit le contexte politique ou les revendications en cours.

Cette année, pour cause de gestion de crise du coronavirus, le confinement empêche les français de défiler.

Plusieurs alternatives ont été proposées par les organisations syndicales, les particuliers et les collectifs militants comme Art en grève par exemple. Notamment une possibilité de manifester en ligne sur le site manif.app, d’utiliser un filtre sur Instagram qui génère une pancarte de manifestation sur le selfie, ou bien la confection de vêtements signifiants avec lesquels se promener dans la rue, attestation de sortie conforme dans la poche, ou tout simplement faire du bruit, de l’image, accrocher une banderole aux fenêtres.

J’ai décidé de participer activement à cette journée. Le matin, alors que Bella ciao résonnait dans nos rues, j’ai filmé et diffusé en live sur Instagram ce moment musical applaudit par le voisinage. L’après-midi je suis sortie avec mon polo-slogan « Travaille Consomme et Ferme ta gueule » dans les rues de mon quartier, j’y ai croisé un couple de copines qui marchait avec une grande banderole « Un salaire à vie pour toustes ». Tout au long de la journée, j’ai participé à la manifestation virtuelle en compagnie de 7999 autres participant·es avec un pic à 22 999 manifestant·es lors d’un hacking qui a généré 15 000 utilisat·eur·ices en Creuse ! Le soir, enfin, à la nuit tombée, j’ai proposé à mes voisin·es une projection vidéo dans l’espace public.

 

Le dispositif

J’ai réalisé une vidéo à partir d’un autoportrait avec masque chirurgical sur lequel j’ai ajouté des sous-titres et une bande-son. J’ai projeté cette vidéo d’environ trois minutes depuis la fenêtre de mon salon sur l’immeuble d’en face. J’ai réalisé un live sur Instagram lors de la première projection. Deux projections ont eu lieu avec le son, entre 21h45 et 22h15 puis la vidéo a tourné en boucle sans le son jusqu’à 22h45. Plus l’obscurité tombait sur la ville, plus l’image apparaissait nettement sur la façade. Les habitant·es de mon immeuble étaient prévenu·es et invité·es à regarder et m’envoyer leur captation de ce moment. J’ai reçu quelques photos et aucune vidéo.

Photo prise par une voisine

 

Les limites du projet

La captation vidéo s’est avérée être difficile car mon téléphone n’est pas assez performant en basse luminosité et je ne disposais pas d’autre outil pour filmer. Au-delà du fait que la documentation vidéo du moment soit de faible qualité, cela a eu pour conséquence que la retranscription en live sur les réseaux sociaux n’a pas été à la hauteur de la réalité de la projection. Autre soucis lié à cette diffusion en direct, il est impossible de filmer en paysage car les réseaux sociaux ne savent diffuser que les plans verticaux, cela n’a pas permis de révéler la poésie du portrait projeté dans l’espace urbain. Le cadrage vertical ne permettait pas de voir l’intégralité du portrait et des sous-titres. Une documentation décevante pour moi donc… Plusieurs spectat·eur·rices m’ont tout de même félicitée et assuré avoir passé un moment intéressant. Dès la fin de la première projection j’ai mis en ligne des photos sur les réseaux sociaux. Ces images, de meilleure qualité, ont bien rendu l’effet réel de la projection.

 

Reception et continuité

Je ne sais pas combien de voisins ont été spectat·eur·rices. Une voisine m’a envoyé des photos qu’elle a prises depuis sa fenêtre. Seize personnes ont regardé le live sur Instagram. Une spectatrice m’a confié avoir vécu ce moment comme un making off, notamment parce que je chuchotte avec mes filles qui m’aident pour la projection.

La bande-son de la vidéo remplit l’espace silencieux de la nuit urbaine en période de confinement et attire le public aux fenêtres, j’ai pu observer que les habitant·es de l’immeuble sur lequel était projeté la vidéo sortaient la tête pour voir ce qui se passe, constatant qu’il leur était impossible d’assister à la projection. Le son pourrait d’ailleurs être un motif d’intervention des forces de l’ordre pour tapage nocturne. Les projections visuelles muettes dans l’espace public m’intéressent finalement d’avantage car elles peuvent durer plus longtemps et s’adressent aussi aux passant·es dans la rue, même si actuellement à 22h les rues sont assez vides. Le fait de les rendre muettes entre aussi en résonance avec les multiples censures actuelles face aux voix qui s’élèvent contre le système dominant. Je vais donc continuer ce projet avec l’instauration d’un appel sonore, une sorte de jingle qui annoncera le début d’une séance de projection visuelle muette associant image et texte.

En revanche la vidéo avec sa bande-son existe et va être proposée à différents diffuseurs. La bande-son est une captation sonore prise sur le vif lors d’un atelier de confection de banderoles et de t-shirts qui a eu lieu le 30 mars à Doc ! au sein de l’espace d’exposition qui possède une acoustique telle que les slogans scandés en manifestations y prennent l’allure d’un chant religieux. Cela fonctionne très bien avec les premiers sous-titres de la vidéo qui sont : « Confiné·es de tous pays, unissons-nous. »

 

Esthétique du contournement

En réalisant ce projet, je m’inscris dans une démarche immédiate de contournement des dispositifs répressifs mis en place actuellement partout dans le monde afin de lutter contre la crise sanitaire liée au coronavirus mais aussi contre la révolte planétaire anticapitaliste.

De ce contournement émerge une esthétique inspirée des mouvements de luttes et de résistance. Le cadrage de mon autoportrait et le traitement de l’image ne sont pas sans rappeler la photo d’identification policière de Rosa Parks, militante noire-américaine, arrêtée en 1955 pour avoir refusé de s’assoir à la place prévue pour elle par la ségrégation dans un bus de Montgomery en Alabama. Le fait que nous soyons désormais  masqué·es renvoie également à une esthétique particulière, entre révolte anarchiste et baîllonnement de la liberté d’expression. Le dispositif de projection vidéo sur l’immeuble d’en face relève de l’esthétique de la piraterie, proche du graffiti et des messages politiques inscris et affichés de manière illégale sur les murs de la ville. Tout comme l’affichage sauvage ou la peinture vandale, la projection non programmée dans l’espace public fait concurrence à la culture dominante, au divertissement, à la publicité.

De combien de temps disposons-nous avant que cette démarche ne devienne illégale ? Le 21 avril 2020, une jeune toulousaine a été placée en garde à vue pour une banderole « Macronavirus à quand la fin ? » sur sa maison. À Dié, le 24 avril, des habitants ont été menacés de recevoir une amende pour avoir affiché des slogans qui, selon le journal local Ricochet « n’étaient ni diffamatoires, ni haineux, ni discriminatoires. » Pour la Ligue des droits de l’Homme, « Outre le ridicule qui atteint le procureur et dont il ne semble pas avoir conscience, c’est sa volonté délibérée de s’en prendre à la liberté d’expression, même utilisée en termes ironiques, qui inquiète. »

Banderoles de fenêtre à Dié

 

Le dernier plan de ma vidéo, que j’ai projeté en image fixe pendant un long moment, me montre masquée avec le sous-titre LIBERTÉ écrit en blanc dans un bandeau noir, un appel discret et poétique à ne pas se laisser enfermer pour cause de confinement.

 

 

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