DANAI YANEN ! et maintenant !
Conférence d'Eric Mezil
Université Paris8
Introduction : les relations entre les marchands français et japonais depuis la guerre.

Dans les années 1950 — précisément de 1953 à 1954 —, le groupe Gutai fondé à Kobé est le premier a être reconnu en France grâce à Michel Tapier, critique et marchand de tableaux, qui proposait une sorte d'internationalisation de l'art dans l'idée de trouver des facteurs communs entre l'École de Paris avec Dubuffet, Matthieu et Hartung, l'expressionnisme abstrait américain avec Pollock, Kolsko, Barnett Newman et la création japonaise représentée par Domoto et Imai, du groupe Gutai. Ces deux peintres, qui vivaient alors à Paris, présentaient des peintures où le processus de création comptait dans l'œuvre. Ce qui a donné lieu a des performances associées à la peinture, par exemple les œuvres de Mourakami et Shiraga.

Dans les années 1950 il y a eu cet engouement pour le Japon, mais par la suite il n'y a jamais eu de galeries représentatives des artistes japonais. En effet, dans les années 1970, la censure japonaise est très forte, et beaucoup d'artistes qui avaient proposé des mouvements d'avant-garde ont été censurés, les œuvres étant jugées trop politiquement engagées. C'est pourquoi certains sont partis à l'étranger (France, États-Unis) sans revendiquer leur appartenance à leur pays d'origine. Il a fallu attendre la fin des années 1980 pour que le Japon retourne sur la scène contemporaine. Dans les années 1990, notamment en 1995, des bouleversements importants interviennent. Le tremblement de terre à Kobé, les attentats au gaz dans le métro de Tokyo, le cinquantième anniversaire de la bombe atomique à Hiroshima, qui coïncide avec la reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique et le début de la crise économique — tout cela plonge les Japonais dans une quête d'identité et dans l'incompréhension.

L'exposition propose des images éclatées de ce pays et tente de faire comprendre les bouleversements que peuvent ressentir les Japonais dans leur vie quotidienne, ce qui se ressent de manière violente dans leurs œuvres d'art.

L'exposition tourne autour de trois grands thèmes : l'enfance, la précarité (les problèmes sociaux) et la sexualité (le rapport au corps). Seule est ici retranscrite la troisième partie.

Historiquement, il faut savoir que le Japon est un pays qui a été complètement figé sur lui-même. Vers 1560, il décide de se fermer complètement à l'Occident pendant quatre siècles et jusqu'à la fin du XIXe siècle. Les occidentaux qui sont arrivés vers 1850-60 pour ouvrir le Japon au monde ont découvert un pays qui n'avait pas évolué et qui avait gardé ses mêmes traditions. À l'ouverture de l'ère moderne (l'ère Meidji, 1868) les Japonais ont tenté de comprendre l'Occident en s'appropriant sa mode, son industrie et ses codes civils pour se mettre au niveau. D'ailleurs, nous pouvons observer dans ce pays une coexistence entre une très grande modernité et cette vie traditionnelle qui continue a être perçue, soit de manière parallèle soit dans l'habitat — par exemple, dans les appartements les plus modernes il y a toujours un espace "traditionnel".
Lorsqu'en 1869 l'empereur décide d'ouvrir le pays au reste du monde, les occidentaux découvrent une culture et des œuvres d'art tout à fait méconnus. C'est ce que l'on appelle "le japonisme". En France l'impressionnisme connaît son apogée et ce sont des peintres tels que Manet, Monet, Signac ou Bonnard qui vont être influencés par ces images d'estampes. Les modes de vie traditionnels et la culture japonaise se font également connaître lors de la grande exposition de Paris et par la création de salons en 1867-69. Les premières images présentées mettent en évidence la très grande distance entre les modes de vie japonais à l'époque et celui de la révolution traditionnelle occidentale ; le rapport au corps, les tatouages fascinent les occidentaux.
L'érotisme
Or le rapport au corps, l'érotisme qui était ancré dans la culture japonaise, a beaucoup évolué depuis un siècle. Il y avait une véritable éducation des jeunes filles et garçons par leurs parents, parce que l'acte d'amour était un acte lié à la vie quotidienne. Dans les religions shintoïste et bouddhiste, la sexualité est évoquée, alors que chez nous, par exemple, les religions protestante et catholique n'abordent pas cette idée. Les images liées au corps et à l'érotisme ont fasciné les occidentaux par leur volupté, leur douceur, leur innocence étrange.
Or, très vite, à cause de nous, occidentaux, à cause de notre culpabilité, de notre censure, les Japonais ont eux-mêmes retravaillé leurs images. La loi précise qu'il est permis de tout montrer si l'on cache le sexe et la pilosité. Ainsi cette censure s'opère de manière étrange et hypocrite dans les images. Par exemple, dans les livres érotiques, des foulards et des tissus sont rajoutés pour cacher l'érotisme et la pornographie. C'est pourquoi, dans l'exposition, les artistes ont choisi de montrer ces revues érotiques ("revues de mœurs"). Autre exemple de censure étonnant : puisque le sexe est gommé sur l'image, le corps peut être montré. Cette contradiction de l'érotisme — où, parce que ce sexe est maintenant blanchi, il devient encore plus érotique — et entraîne un jeu sur le montrer/cacher qui s'opère à la fois dans les revues japonaises et chez les artistes. Pour comprendre le rapport ambigu entre le montrer et le cacher, il faut savoir qu'au Japon il y existe une distinction très nette entre l'acte érotique et le sentiment amoureux. On ne montre pas le sexe, mais on en parle. Par exemple, au Japon, il y a des pages entières de propositions érotiques dans des journaux équivalents au journal Le Monde en France. De même, dans la projection du film de Jean-Jacques Annaud La Guerre du feu, les sexes sont cachés par une imagette imposée par la censure japonaise, tandis qu'aux heures de grande écoute est transmise un émission télévisée "spécial sadomasochisme".
La violence est également ancrée dans les pratiques et les fantasmes érotiques. En témoignent les films d'Oshima (Contes cruels de la jeunesse…). Les films d'Oshima font preuve d'un érotisme et d'une violence sexuelle impressionnants. Il y a dans ces films un rapport ambigu entre l'amour et la mort, une proximité de la violence ou de la mort au sexe évoqué aussi dans le théâtre et la littérature. Un des quartiers les plus populaires de Tokyo, Sintuk, signifie "le suicide amoureux" ; il existe une pratique réelle du suicide amoureux.
Il y a dans ces films quelque chose de romancé, de fantasmé, qui peut être tout à fait réel. Confidentiel, la marche des signes, un film réalisé par Tanaka en 1974, propose une image de la sexualité qui rompt avec l'image traditionnelle des geishas. L'Empire des sens d'Oshima atteint le paroxysme des rapports ambigus entre Éros et Thanatos. Ces artistes des années 1960 ont essayé de s'interroger sur les statuts trop traditionnels, trop "clichés", pour donner une autre image, plus violente et plus réelle de la sexualité contemporaine japonaise.
Araki photographie ses modèles dans des accoutrements violents liés à des pratiques sadomasochistes et mélange une culture très traditionnelle (usage du kimono) et le détachement par rapport à la violence que peuvent infliger au corps ces séances de photographie.
Pour l'exposition Tokyo Love, Araki a réalisé des portraits de la jeunesse ou des transformations en geisha sado-maso des jeunes filles recrutées par annonce.
Nan Goldin est une photographe américaine connue pour ses photos, réalisées dans les années 1970-80, représentant ses amis drag-queens et l'univers underground new-yorkais. Invitée à travailler au Japon avec Araki en 1992, elle explique qu'elle y retrouve tout ce qu'elle avait perdu aux États-Unis : une sorte de fraîcheur, la révolution sexuelle, une sorte de moment ou "tout est possible" (travestissement, homosexualité, mode). L'ambiguïté du corps est aussi liée à l'érotisme. Il y a d'abord une ambiguïté physique mais aussi la question de "sex gender" : est-ce que mon sexe ou ma sexualité déterminent mon comportement ? Au Japon, c'est une question ambiguë. Nous pouvons observer le rapport androgyne au corps dans le travestissement : les gens prennent des codes vestimentaires de mode pour "faire comme" les filles ou comme les garçons. Au Japon, il y a un parler commun mais aussi un parler "garçon" ou "fille" — outre les accords, qui changent selon les sexes, ce sont des mots entiers qui sont modifiés. Depuis les années 1990, certains s'amusent a parler "homme" si ce sont des femmes ou "femme" si ce sont des hommes ; ils transforment des conversations ou mélangent ces deux langages pour créer une confusion par rapport à l'identité corporelle ou sexuelle.
Nan Goldin, va directement chez cette jeunesse tokyoïte pour comprendre comment le rapport au corps lié à un environnement, à l'intérieur, se fait — et comment le corps est vécu comme le lieu d'une quête d'identité.
Ce rapport au corps, ou "sex gender", se retrouve dans différentes traditions et détails de la vie quotidienne. Notons, par exemple, l'existence de la société archaïque des Zainus du nord du Japon, qui n'a pas survécu à l'avènement de l'ère Meiji. Cette société avait pour coutume de déterminer le sexe de l'enfant à la naissance, en fonction des besoins de la communauté (plus ou moins d'hommes/pêcheurs ou de femmes/cueilleuses). Ici, la sexualité d'un point de vue biologique ne détermine pas une vie et un comportement social. En revanche, un jeu de codes était déterminé à la naissance (par exemple, les femmes se masculinisaient en portant des moustaches). Ceci permet de comprendre le rapport à la langue, au côté androgyne, à ces jeux sociaux où la sexualité ne détermine pas toujours le comportement social.
De même, dans le théâtre kabuki, inventé au XVIIe siècle pour s'opposer au théâtre nô jugé trop élitiste, les hommes interprètent des rôles féminins. En Occident, l'homme qui se transforme en femme devient la "folle tordue", le "travesti" — son comportement est considéré comme lié à un trouble psychique. Au Japon, c'est un travail de codes et de gestuelle. Ce n'est pas, comme l'écrit Roland Barthes dans L'Empire des signes, jouer à être la femme, c'est plutôt mimer, donner à voir ce que peut être la femme. Il ne s'agit pas de ressembler à ou de faire croire que l'on est. Il y a donc un jeu sur l'aspect symbolique lié à la réalité. Ce jeu homme/femme a une répercussion sur la création contemporaine japonaise. L'artiste Morimura a réalisé une série de photographies de lui-même où il essaye d'approcher l'identité corporelle d'actrices célèbres sans chercher à leur ressembler. Il propose une transformation de ce corps androgyne qui n'est plus ni homme, ni femme, mais atteint une nouvelle dimension corporelle.
Le groupe Dumb Type, collectif d'artistes fondé en 1984 à Kyoto par un artiste, Teiji Furuhashi, mort du sida en 1995, et qui pourrait se rapprocher du Bauhaus des années 1930, propose qu'il n'y ait aucune hiérarchie plastique entre les arts ni entre les gens. Les artistes occupent différents médias (son, vidéo, image, danse, ingénierie, informatique…). L'idée était de réfléchir sur les nouvelles valeurs de la société japonaise, sur des questions liées à l'identité sexuelle et à ce que l'on appelait à l'époque les minorités touchées par le sida — sachant que le Japon ne se sentait alors pas concerné par le problème. Leurs spectacles multimédias (présentés tous les ans à la Maison des Arts de Créteil) présentent le Japon contemporain et posent d'une manière violente et virulente des questions par rapport à la mort et à l'identité sexuelle qui peuvent nous concerner. Ce groupe a été très vite soutenu par un philosophe japonais, Akira Asada, qui écrit pour lui des textes théoriques très forts. Dumb Type, en anglais, signifie à la fois le genre muet et le genre débile. On y reconnaît le cynisme japonais pour se définir comme idiot en se présentant sur la scène de l'art.
P/H est leur premier grand spectacle ; il s'agit d'un spectacle métaphorique dont la mise en scène peut à la fois rappeler le Théâtre de la Cruauté d'Artaud dévorant ses propres acteurs et L'opéra de quat'sous de Brecht qui, entre autres pour dénoncer les procédés fascistes les utilise dans sa pièce. Ce spectacle dont la dimension violente sert de processus scénique mettait en scène à la fois des danseurs, des performers et des images vidéos sur les thèmes de la consommation, du manque d'échange entres les gens et de l'anonymat que propose de plus en plus la société japonaise.
Trois ans après, ils créent le spectacle S/N qui prend une dimension activiste. L'invitation représentait l'image en négatif d'un corps nu dont on ne cache pas la pilosité — au contraire, par refus de l'hypocrisie. Dans le même esprit, chaque artiste qui intervenait au début du spectacle se présentait avec un costume et une bannière où il était écrit par exemple "male-japanese-HIV+-homosexual", pour un autre "male-black-homosexual". Une artiste, Bubu de la Madeleine, se présente en tant que "sex worker" — au Japon, le mot "sex worker" s'oppose à "prostitute" — et elle explique son rapport au corps, à la prostitution, et comment cette image négative est transformée en image positive grâce à elle et à d'autres "sex workers".
La dernière œuvre multimédia présentée à la Troisième Biennale de Lyon s'intitule Lovers, 1994.
Un console vidéo permettait de voir des sortes de fantômes de corps traverser les murs, le public était à l'intérieur de l'œuvre et devant eux passaient des personnages de plus en plus évanescents. Ce spectacle garde une dimension activiste mais avec une dimension plus poétique et moins militante au sens politique (notamment par rapport au mouvement féministe et homosexuel américain). En 1994, ces artistes avaient compris l'importance de l'action pour lutter contre le sida et l'exclusion des minorités homosexuelles. Ils ont profité de la conférence internationale sur le sida à Yokohama, pour créer le collectif Art Scape qui intervient en distribuant des tracts, des affiches, des badges, des préservatifs… Leur action est mal perçue au départ par les institutions publiques qui, plus tard, feront appel à eux pour créer des images et des conférences — notamment pour les collèges et les lycées donnant des explications sur l'amour et la prévention par rapport au sida.
Plusieurs associations sont alors créées. Certaines s'occupent de diffuser des images, un groupe de femmes, Woman's diary, réalise des agendas traitant de thèmes liés aux femmes. Ces groupes diffusent leurs images sous forme de carnets lors de conférences, par correspondance ou lors de soirées qu'ils organisent deux fois par mois dans une boîte de nuit de Kyoto, "Metro", et au cours desquelles ont lieu des performances qui ressemblent aux cabarets minimalistes (garçons/filles/drag-queens, démonstrations parodiques sur le thème du sida par Bubu et Hustler Akira).
Un autre groupe, les OK Girls, suit Dumb Type dans ses tournées. Très proche du groupe surréaliste Dada dans leur nihilisme, elles choisissent leur nom lors d'un voyage à Madrid en découvrant trois maillots de bain sur lequel est écrit "OK". Ces filles vont laminer l'image de la femme au Japon en se moquant de tous les fantasmes liés à l'érotisme japonais, en les parodiant et en les détournant.
Exposer ne les intéressant pas, elles préfèrent travailler dans des boites de nuit où elles parodient toutes formes de musiques. Dans l'exposition, elles proposent des vidéos qui présentent les performances les plus stupides, les plus bêtes, les plus nulles, très proches de la création des années 60. En 1995, elles créent le manifeste de OK Girls où elles disent qu'elles sont OK pour tout pourvu que ça aille vite. L'une d'elles, Nuriko Sunayama, a aussi sa propre pratique artistique à l'extérieur du groupe ; comme Bubu, elle est "sex worker" spécialisée dans le sadomasochisme. Ses supports sont les revues pornographiques dans lesquelles elle réalise des articles, des photos, des textes.
(retranscription : Christine Voto)