Maîtrise d'arts plastiques
mail :
melt@cybercable.fr
Université Paris 8
Liliane Terrier
1999

 

 

Philippe Donadini
Érotique de la virtualité

 

 

Introduction

1 Imagination érotique
virtualité de l'érotisme

1.1 «Je veux voir»

L'être humain veut voir du sexe ou de l'érotisme car une image fondamentale lui manque : celle de sa conception.

1.2 Déplacement

L'être humain fétichise un objet ou un lieu pour réaliser ses désirs. Il est plus facile et présente l'avantage de le rassurer sur la castration.

1.1.1 nid d'amour
fétichisme de l'habitat et de la nourriture

1.1.2 objets de désir
fétichisme de l'objet

1.3 Érotique de la madeleine

L'être humain peut aussi fétichiser un moment d'amour vécu dans le passé pour se satisfaire lorsqu'il est frustré.

1.4 Érotique du voile

Felix Gonzales-Torres part de son érotisme personnel et l'abstrait pour le faire au monde. Sa démarche et sa personnalité s'accordent à la vison de l'art de Gilles Deleuze.

2. Action érotique
Érotisme dynamique sous hypermédia

Les hypermédias représentent l'érotisme plus profondément que les représentations classiques.

2.1 La simulation comme exorcisme

Simuler certaines pratiques internet sur cédérom ou internet exorcise les pulsions négatives liées au sexe.

2.2 « Prière de toucher »
l'interactivité ou le geste érotique

2.2.1 "Attends-moi"

La gestion du temps dans les hypermédias impose un délai à l'exécution du geste-défouloir. Elle stimule le désir et exorcise les pulsions masochistes sous hypermédias.

2.2.2 Esthétique de la caresse
gestion de l'espace écranique = caresse

2.3 « L'image n'est pas seule »
hyperimage ou érotique du lien

La navigation hypertextuelle d'image en image représente le processus de formation du désir par induction et remémoration. Notre esprit va chercher une image dans la mémoire qui a préparée notre conception de l'érotisme et de la beauté.

3. Contamination érotique
Épidémie dionysiaque via internet

Le rapport à l'art et au désir qui a principalement régit les arts de notre siècle était de nature appollonienne. Il reposait sur une admiration à distance. Internet cristallise l'interprétation de l'art selon l'autre grand dieu esthète : Dionysos. La voie est ouverte à la participation, la communication et la rencontre comme forme d'art.

3.1 Mots d'amour
hypercorps

La facilité de diffusion du texte sur internet lance un renouveau de la littérature érotique. La navigation hypertextuelle permet au lecteur de se situer pulsionnellement et d'aller vers ses aspirations cachées de corps en corps.

3.2 Fenêtre sur l'intime
le site personnel

Les sites personnels cumulent plaisir du voyeurisme et de l'exhibitionnisme tout en garantissant la distance qui crée le désir.

3.3 Lieux de rencontre
érotique conversationnelle

L'esthétique conversationnelle renaît de ses cendres. On peut converser sur internet, se rencontrer en faisant œuvre d'art.

Conclusion

Bibliographie

 

Introduction

 

«De l'érotisme il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort.» L'érotisme se partage pour Georges Bataille entre pulsions de vie (Éros) et pulsions de mort (Thanatos). Les pulsions de vie étant généralement admises, il a en grande partie basé son œuvre sur la transgressions des tabous à l'égard des pulsions de mort. Il déclare avant même d'entamer le corps du texte que «Le marquis de Sade définit dans le meurtre le sommet de l'excitation érotique.» Une déclaration aussi sonore révèle son intention. Son érotisme est transgressif, en heurt à la morale et à la société. L'exposition Jardin d'Éros organisée à Barcelone du 24 août au 7 novembre 1999 semble fidèle à cette conception.

Freud réserve cette amalgame entre violence et plaisir à la définition de la sexualité même. Érotisme et sexualité seraient donc synonymes ? La définition la plus récente du terme va en ce sens : «ce qui a trait à l'amour physique, au désir et aux plaisirs sexuels.» L'érotisme serait-il la seule partie physique de l'amour et, comme le soulignent Freud et Bataille, vie comme mort ?

Un autre facteur nous pousse à croire que la représentation de la sexualité en art, autre définition de l'érotisme, n'est pas totalement synonyme de l'acte. Les pulsions de mort font peur. Elles mettent en branle des mécanismes de défense pour ne pas avoir à les affronter comme le dégoût ou l'effroi. La vision des parties génitales est en particulier incompatible avec la notion de beau. Comme l'explique Freud, elles nous ramènent à la peur de la castration, commune à tout être humain, et au dégoût des fonctions d'excrétion.

L'esthétique de la transgression crée le malaise (l'évocation de l'exposition Féminimasculin, le sexe de l'art suffit à s'en persuader). On se sent «écœuré», dégoûté, très loin du domaine de l'esthétique. Si son emploi a été nécessaire politiquement pour briser les tabous moraux, elle est aujourd'hui facile et finalement vieillote. N'oublions pas qu'elle remonte au marquis de Sade et même aux fresques de Pompéi. Elle a été travaillée jusqu'à l'écœurement et l'ennui. Le «trash», s'il est à la mode, ne surprend absolument plus. Surdiffusé, il a perdu son pouvoir subversif (sauf peut-être dans les campagnes profondes, et encore...). Ce «côté obscur» du sexe nous ennuie. N'y a-t-il pas moyen de parler d'autre chose dans l'érotisme que du sexe par rapport à un élément extérieur ? Ne recèle -t'il pas plus de richesses ? Que faire dans l'érotisme après le «tout sexuel» ? Comment rendre la réalité de la sexualité, avec ce mélange de poésie et de crudité, comme Marguerite Duras sait le faire dans Les yeux bleus, cheveux noirs ?

Comment représenter en art cette chose complexe ? Comment rendre le Sexe sans les sexes ? Peut-on apporter une pierre aux siècles de recherche esthétique sur l'érotisme ? Le cacher est aujourd'hui taxé de pudibonderie.

Peut-être faut-il se tourner vers les nouveaux outils de représentation ? Peut-être la font-ils avancer ? Peut-être parviennent-ils à approcher la réalité du sexe, à rendre tangible cette fragile alchimie, à la fois physique et mentale, entre douceur et violence, crudité et raffinement, sans avoir à en montrer le déroulement, sans avoir à mettre à nu les ficelles, soit, sans mettre en avant les organes géniteurs ?

La simulation et l'interactivité élaborent un nouveau corpus linguistique, un nouveau mode de communication, spécifique aux nouveaux médias, qui, peut-être, permettra l'irruption d'une nouvelle représentation du Sexe.

Les nouvelles technologies peuvent-elles parfaire la représentation de L'Éros au point de pouvoir se passer de la vision du sexe et de ses désagréments ? Le progrès peut-il servir à cela ? Ce serait une réponse de plus au discours sur la technologie.

Qu'en est-il de la représentation de l'érotisme dans les hypermédias ? Sont largement diffusés cédéroms et sites internet «roses». Mais leur utilisation n'est ni artistique, ni innovante, et plus pornographique qu'érotique. Nous n'avons rien contre la pornographie, mais c'est un autre domaine. L'accent y est mis sur l'organe sexuel, souvent uniquement cela, ce qui ne fait pas entrer en compte le désir.

Où chercher ? Revenons quelques instants à la définition de l'érotisme et regardons au dessus, à l'article «érotique» : 1566 ; lat. eroticus, grec erôtikos, de êros «amour» : qui traite de l'amour, chante l'amour. L'amour est la base de l'érotisme, sa définition première, les forces de l'Éros, la racine même du mot. Nous voulions le sexe sans la mort. Petite soustraction rapide : sexe - Thanatos = Éros : l'amour. C'est un art de l'amour que nous cherchons.

Existe -t-il une esthétique de l'amour dans les nouveaux médias ?

La question paraît obscène : parler en 1999, bientôt 2000 d'art de l'amour est obscène. Les médias nous informent sur les partouzes, les transsexuels, les back-rooms et les gang-bang mais n'osent plus parler d'amour. Barthes décrit ce phénomène : «Discréditée par l'opinion moderne, la sentimentalité de l'amour doit être assumée par le sujet amoureux comme une transgression forte, qui le laisse seul et exposé ; par un renversement de valeurs, c'est donc cette sentimentalité qui fait l'obscène de l'amour. {...} Renversement historique : ce n'est plus le sexuel qui est indécent, c'est le sentimental - censuré au nom de ce qui n'est au fond, qu'une autre morale.» Il est aujourd'hui plus facile, plus apprécié de montrer son sexe dans une galerie d'art contemporain que sa vie sentimentale. A moins bien sûr de la réduire au sexe, qui est perçu comme un «sujet de société». Les sentiments paraissent futiles, égocentriques. Ils ne sont pas à la mode. Prenons ce retournement des valeurs à rebours, l'histoire de l'art n'est faite que de cela. Ce qui semble désuet à la masse est, en fait, déjà, précurseur d'une nouvelle ère.

Cette posture relève de la transgression, mais de nouveaux tabous : le futile, le mièvre, le naïf, le ridicule. Pourquoi ne pas l'assumer ? L'idiotie est bien devenue une esthétique à part entière. Nous sommes en permanence traversés de sentiments et d'émotions. Il est vital de les écouter, c'est une mine pour la représentation et la poésie. Voyons si les nouveaux médias nous permettent de représenter ces micros-événements, «ces petites histoires». Voyons si nous pouvons allier cet ensemble de douceur et de violence, crudité et raffinement, physique et mental. Pensons l'homme comme un être complet : en accord avec son corps et ses sentiments, Un «enfant qui bande, tel était le jeune Éros», définition de l'amoureux, selon Barthes.

Comment présenter figures de l'érotisme et leur traitement par les hypermédias ? Une possibilité de présentation réside dans la division du plan selon les thèmes érotiques majeurs (fétichisme, voyeurisme...) assortie de leur utilisation par les hypermédias. Mais par définition, les hypermédias rassemblent les médiums, et par le même temps, leurs esthétiques. Dans un souci de clarté l'utilisation de l'érotisme dans les cédéroms et internet répondra à une présentation des figures classiques de l'érotisme.

 

Imagination érotique

L'espèce humaine est la seule qui ait la faculté de prendre sa sexualité pour objet de réflexion. Les fruits de cette réflexion, qu'il s'agisse de pensées, de discours, de textes, de poésie ou de prose, d'images peintes, sculptées ou filmées, de chansons ou de musiques, constituent, tous ensemble, ce qu'on appelle l'érotisme.

L'espèce humaine ne se contente pourtant pas de la pure et simple reproduction, photographique en quelque sorte, des comportements que lui dicte l'exercice ordinaire de la sexualité. Non seulement notre espèce est dotée d'imagination mais, à la faveur de l'érotisme, elle reçoit de la sexualité un pouvoir direct sur l'imagination. Il en résulte que, leur sexualité, il ne suffit pas aux hommes et aux femmes de la vivre, ni même de la dire, il leur faut aussi la rêver. Ou, si l'on préfère, la fantasmer...

Il existe à peu près la même différence entre le besoin sexuel, qui participe en nous de l'animalité, et le désir, qui est de l'ordre de la spiritualité, qu'entre l'état de veille et le rêve. Car, chez un individu donné, le besoin sexuel peut être comblé, sans que le désir soit pour autant satisfait. Or, le désir est le ressort essentiel de l'érotisme, comme il est celui de l'amour. Et nous savons de source sûre qu'il n'a jamais connu de lois. Aussi les sociétés humaines n'ont-elles cessé, depuis les commencements, de se prémunir contre cette violence anarchique du désir.

Sous peine de disparaître bientôt de la planète, aucun groupe humain ne peut se permettre de proscrire l'exercice de la sexualité. En revanche, chacun d'entre eux a toujours cherché à organiser, d'une façon ou d'une autre, le quotidien sexuel. Ceci afin de le rendre tolérable aux yeux de ses dirigeants.

Chaque société, primitives ou civilisées, a donc proposé sa solution à ce problème, soit en imposant des barrières infranchissables aux débordements du désir, soit en s'efforçant de les canaliser dans des rituels de caractère magique ou religieux. Dès lors, il revenait à l'érotisme de se frayer une voie entre la contrainte et la récupération... Les peuples en général et les individus en particulier, se sont, à travers le temps et l'espace, accommodés des prescriptions et des législations, comme des interdits et des tabous, pour révéler leurs conceptions particulières de la sexualité, du désir et de l'amour. Mais tentons de définir plus exactement son territoire.

 

un territoire

Pour Freud, une sexualité adulte est génitale (pénétration). Toute autre forme d'émotion érotique est selon lui réservée aux enfants ou aux "pervers" (dans le sens, n'allant pas droit au but, qui est la reproduction). Dans le même temps, il reconnaît que les populations primitives ne pratiquent que la sexualité génitale. Elles ne vivent ni amour, ni tendresse, ni érotisme.

L'érotisme est un signe de civilisation, il demande raffinement et éducation (comme l'atteste son apogée dans le Japon, la Chine et la France du 18ème siècle).

Ce n'est pas le but de Freud de traiter de l'érotisme (il parle de sexualité), c'est celui de Bataille. Il le trouve dans une brisure entre les corps, loin de leur but. Le dialogue physique devient bien plus profond, bien plus intense et durable lorsqu'il dépasse la satisfaction du sexe. Liotard pense que ce n'est pas le but qui compte mais le chemin.

Le corps comme chemin est une esthétique à part entière. Tous les sens y participent, l'ensemble des organes, quand seuls, sont satisfaits ceux de la reproduction dans la théorie freudienne. Il faut chercher ailleurs : de loin, autour, à la place de l'organe sexuel comme point de départ à la « rêverie « érotique. (Bachelard)

L'érotisme est dans ce chemin vers l'accomplissement, l'actualisation du désir. Il est le chemin de traverse, le substitut ou l'accompagnement du manque. L'esprit s'est créé des biais pour calmer cette souffrance. Ne pouvant l'actualiser par le physique, il a développé l'orgasme mental, la jouissance virtuelle.

Freud veut soigner ces pulsions. Bataille prône de les développer, de les sublimer et écrit Histoire de l'œil. Ici tous les jeux d'hypertexte physique collaborent. Chaque geste, chaque son, chaque odeur s'associe à des images qui dialoguent et participent à l'exaltation érotique la plus grande, proche de la béatitude. Freud rabaisse les rapports physiques, Bataille les illumine. Freud est du côté de l'efficacité, des besoins primaires, Bataille ouvre le champ à la poésie et à Dieu. Cette posture de découverte du corps, d'élargissement du territoire jouissif constitue une expérience de vie nouvelle, des esthétiques nouvelles proches de certaines démarches artistiques contemporaines (la performance dans tous les sens du terme). Le dépassement de soi, le plaisir extrême, sont des paris de tous les jours. Guillaume Dustan (Dans ma chambre) parle de record sportif, aussi important, selon lui, que de gravir le Mont-Blanc à deux. Ces artistes relèvent le pari que Catherine Millet repère comme une des démarches contemporaines : proposer de nouveaux modèles de vie. Dans le domaine sexuel, ce modèle passe par un nouveau rapport au corps, comme terrain d'expérimentation, à son instrumentalisation, aux tabous et à la morale.

Le voyage ne se fait pas seul, il se fait avec l'autre, il entre dans une esthétique de connexion, dans le couple ou dans le groupe. Michel Maffesoli affirme, dans Le temps des tribus, que les sous-groupes jugés autrefois "a-normaux" ou marginaux par la société, la psychanalyse, participent aujourd'hui à la création d'une nouvelle norme, d'un nouveau modèle de vie, le centre moral et normateur étant nié par le plus grand nombre. Modèle, d'ailleurs repris ensuite par la masse (la culpabilité, outil de contrôle interne greffé par les infrastructures dirigeantes, l'église puis la bourgeoisie en France, est prise pour ce qu'elle est : une chimère). Les nouveaux codes, ces postures, ce langage engendrent un nouvel art de vivre, d'une élégance rare.

L'art plastique les transforme, les sublime, les recopie, les illustre, récupère son esthétique. Ici se rejoignent Freud et Bataille : Le beau est un déplacement du sexuel. Il est un sexuel possible, un sexuel virtuel mais non réalisé. L'actualisation tue le beau. Après nous ne sommes plus dans le beau mais dans la consommation.

L'érotisme est de l'ordre de la consumation, autrement dit de la chaleur pour Deleuze.

L'érotisme n'est pas consommé, l'érotisme est virtuel.

 

1.1 «Je veux voir»

voyeurisme et érotique de la distance

 

"L'homme est celui à qui une image manque" Pascal Quignard.

Toute sa vie, l'être humain cherche à voir, entre toutes les images qui l'entourent, la seule qui lui manque. Celle de la conception, de la création, du mystère. Comment se fait-il qu'il soit au monde ? Comment s'est-il fait au monde ? Comment l'a -t- on fait au monde ? Il ne pourra jamais le voir. Son œil avide maintenant d'image, n'était pas encore formé. Tout juste présent virtuellement dans la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde, un rond et une tête chercheuse. Tout juste devine-t-il qu'il est le fruit d'un accouplement animal entre un homme et une femme, et que ces animaux sont ses parents. Cela l'écœure un peu. Il redoute cette évidence, cette image. Ses parents ont un sexe, avec tout ce que cela comporte de répugnant (sécrétions, excrétions, castration...).

L'être humain est pris entre ce besoin et ce dégoût de voir. Freud appelle cela la pulsion scopique. L'homme contemporain a transformé cela en "voir jusqu'au dégoût" et en "goût du dégoût de voir" (avec la télé en particulier). L'esthétique du dégoût joue avec ces pulsions. "Tu veux voir à tout prix, et bien tu vas voir ce qui t'attend" semble déclarer au spectateur Cindy Sherman dans ses derniers travaux ou Andy Warhol dans ses séries d'accidents, pour ne prendre que des exemples déjà classiques. Une artiste plus contemporaine, Elke Kristufek joue elle carrément la carte du "steak symbole".

Ce langage transgressif propre à l'esthétique du trash, gore ou porno constitue un ressort puissant de l'art contemporain. Nous pouvons cependant avancer qu'il n'est guère subtil ni enrichissant. Il choque là où il sait ne pas se tromper. N'importe quel amateur d'art contemporain se voit flatté d'admirer une image que la société réprouve. Il se sent au-dessus de la morale petit-bourgeois commune en France. Certes ce n'est pas si mal, mais n'est-ce pas un peu basique comme sensation ? Il ne pousse pas à la réflexion, au décalage, à la distance.

Hans-Peter Feldmann pousse plus loin cette logique du "regardeur regardé". Il montre qu'au-delà de l'image à voir, il y a le processus de vision lui-même qui est devenu pervers. Nous sommes devenus voyeurs. L'image de sexe ou de mort (Bataille assimile les deux) nous poursuivant, est présente derrière toute image (toujours selon Quignard). Elle agit de manière subliminale. Elles est toujours virtuellement présente, elle est toujours possible à côté de l'image vue. Son interrogation est ancrée dans notre inconscient et nous la projetons partout. N'importe quelle image banale, surtout banale, signe d'intimité, va exciter notre pulsion scopique. Toute image est le signe d'une autre d'après Deleuze (analysant Proust).

Une image de l'intimité domestique par exemple, laisse imaginer le sexe ou le drame tous proches. Il est dans la pièce à côté ou dans dix minutes mais il est potentiellement là. Le spectateur le préjuge, le précède. Il le fantasme. Le psychanalyste Gérard Miller estime dans "Télérama" que se vautrer dans la télé-poubelle correspondrait au besoin qu'ont les badauds de rester figés devant l'accident de voiture. Dans le jargon, c'est la "pulsion scopique", dont l'intensité ne dépend pas de la qualité du spectacle, "elle est conditionnée au contraire par ce que la scène vue laisse deviner, laisse entrevoir de ce qu'elle ne montre pas", soit "l'irreprésentable". Nous savons aujourd'hui avec la prolifération des images et des analyses de l'image que le hors-champ est beaucoup plus important que l'image elle-même.

L'homme fantasme sur ce qu'il voit mais beaucoup plus encore sur ce qu'il ne voit pas. Il devine, il imagine, il entre dans un domaine sans limite, sans territoire où se projettent toutes ses images conscientes, inconscientes, passées, présentes, vécues ou pas. (note : le montage Photoshop permet de recréer ce phénomène mental. Il transpose la construction abstraite de l'imagination dans un domaine numérique puis sur papier. On peut avancer une filiation de l'esthétique Photoshop avec le surréalisme, au détail près de l'évidente incapacité de ce mouvement à donner un aspect crédible à leurs peintures. Le surréalisme tente de rendre réaliste des projections mentales. Tout le mouvement pictural est raté : comment trouver réaliste quelque chose d'irréel en peinture ? L'addition d'un médium et d'un sujet artificiels rendent l'entreprise impossible. Leurs montages photos classiques, "à la main", ne parvenaient que partiellement à rendre un trouble de réalité que Photoshop réalise en une opération, par l'aplanissement de ses filtres. Seul Pierre Molinier, par un travail incroyable est parvenu à s'investir Pygmalion. La photo non truquée et le cinéma ont pour eux l'illusionnisme de leur médium. La peinture peut jouer l'hyperréalisme dans la représentation d'un objet banal, mais pas dans l'extraordinaire. Il faut jouer à ce moment-là la carte du flou, comme dans un rêve. Dubuffet y est parvenu. Comme sa peinture, l'imaginaire se distend, s'efface, se métamorphose en permanence.).

 

corpus artistique : Hans-Peter Feldmann, Voyeur

Hans-Peter Feldmann va beaucoup plus loin dans le questionnement de la pulsion scopique que les artistes "trash". Il présente dans un livre d'artiste intitulé, à juste titre, Voyeur, des images samplées dans la presse. Il les mixe les unes aux autres, dans un apparent désordre. Des juxtapositions fortes surviennent, entre sexe et mort bien sur, mais plus subtilement aussi entre photos de familles et photos ethnologiques, photos de guerre et publicités pour régimes... Cet acte minimal de mixage s'apparente à la technique de Claude Closky (exemple étudié dans ses cours). Il dispose simplement des images déjà existantes, dans un hasard apparent (le hasard, pour être représenté, doit être construit). Cette apposition de photos souligne le nivellement par le bas du regardeur contemporain face aux médias. Le flux d'images rend plus chère une photo de la robe de Monica Lewinski que celle des camps de Bosnie. Les repères sont perdus, les hiérarchisations faussées. Nous cherchons autre chose que nous ne pouvons trouver.

Toute image est aujourd'hui suspecte : suspecte de mentir, de cacher le "pot-aux-roses". Nous avons la capacité technique de trafiquer les images, de masquer la seule qui nous obsède : celle où nous n'étions pas.

 

1.2.1. Nid d'amour

Réflexions après la lecture de L'érotisme de Francesco Alberoni

 

Dans un étalage de magazines : deux espaces distincts. D'un côté, un peu cachés, les magazines de charme dévoilant des femmes nues, réservés aux hommes ; de l'autre, en évidence, les magazines féminins consacrés à la décoration, la cuisine et la beauté.

 

espace

Nous cherchons à localiser le domaine de l'érotisme, ce que ce terme recouvre spatialement. Tout est érotique d'après Alberoni sur cet étalage. Autant les magazines ayant directement trait à la sexualité que ceux sur la beauté, la décoration ou la cuisine. Ce parti-pris de départ peut étonner. Un sujet apparemment aussi éloigné du sexe que le gratin dauphinois semble ne pas concerner l'érotisme. A bien y regarder, rien n'est moins sûr :

Nous partons de l'idée communément admise que l'érotisme tourne autour du sexe. Or l'érotisme est le domaine de l'amour. Il n'y a que depuis le 19ème siècle que ce terme désigne plus particulièrement le caractère charnel de l'amour. Auparavant, érotique indiquait tout autant l'amour physique, que mental. Il n'y a guère que la manie dissociatrice du cartésianisme pour avoir séparé le corps, de l'esprit. L'érotisme est tout autant du domaine de l'imaginaire que du corps.

La cuisine est-elle un acte d'amour ? Elle peut bien sûr l'être, selon les intentions dont on la remplit. Elle sert en tout cas à séduire l'autre. Alberoni démontre bien que les artifices de séduction concernent au plus haut point l'érotisme. Il est une préparation, une condition sine qua non de l'acte sexuel. La beauté fait partie de l'érotisme des femmes, la cuisine aussi. Tout ce qui attire l'autre y entre. Ses modes et fonctionnalités sont complètement culturelles et sont dictées par le pays et l'époque. On y trouve autant de variantes possibles que l'esprit humain est apte à l'imaginer (il n'y a qu'à, pour s'en persuader, observer les variations de la mode, instrument de séduction par excellence). La femme cherche par tous ces artifices érotiques, à attirer l'homme dans son lieu.

Elle y insuffle ses sentiments, un savoir-faire, une référence aux ancêtres (la recette). On peut y voir les mêmes attributions symboliques données aux fétiches africains, et à l'œuvre d'art. D'où sa récupération par les artistes comme création d'objet relationnel et éphémère (Tiravanija). Sa proximité sémantique avec l'acte sexuel (préparation, attente, don, pénétration, transformation, satisfaction, repos) la désigne tout naturellement comme rituel érotique ou succédané érotique comme dans les nouvelles de Raymond Carver. Les artistes y ont toujours attaché sensualité et amour. La grande bouffe de Marco Ferreri a poussé à son paroxysme, l'usage de la nourriture amorcée dans Histoire de l'œil, c'est à dire autant destructrice que revitalisante. On retrouve Éros et Thanatos à égalité. Ce n'est pas érotique mais sexuel.

Je suis plus porté vers une utilisation de la nourriture revitalisante, qui s'ajoute au sexe, comme dans Tampopo ou les nouvelles de Raymond Carver.

 

Corpus artistique : R Carver, Tais-toi, je t'en prie

Dans Tais-toi, je t'en prie, la plupart des textes mettent en scène un couple en proie à deux angoisses : le sexe et la bouffe. Bouffe bâclée des cafétérias, sexualité au rabais. Bouffe se raréfiant, sexualité déclinante. La même obsession poursuit les personnages : compenser la bouffe par le sexe, compenser le sexe par la bouffe. Le recueil s'ouvre sur la longue cérémonie qu'accomplit à table un homme très gros, et sur le rêve, qu'il suscite chez une jeune femme, de l'obésité comme refuge. Dans la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, l'angoisse atteint son apogée : un homme, quatre ans après les faits, apprend que sa femme a "tenté le coup" avec un de ses amis de passage. Il s'enfuit de chez lui, erre dans la ville, entre dans un restaurant-dancing, en allant aux toilettes, il découvre sur le mur un dessin qui représente deux cuisses écartées et une vulve ouverte, sous le dessin, une main a griffonné : "bouffe-moi".

 

Pratique artistique : PEGD démiurge : acharné

Note : acharner vient de chair et, de 1160 jusqu'à la fin du XVème siècle, il est utilisé dans l'univers cynégétique au sens de "mettre en appétit de chair" les chiens et les faucons.

image

pegd propose des gestes catalyseurs

des espaces de non-temps

des gestes nus

des espaces pré-infantiles

des gestes de survie

des boucles

un espace de violence évitée

des moments d'oubli

un cannibalisme doux

pegd saoule

argument esthétique

Par une circoncision du temps instaurée par le

bouclage, les vidéos téléportent le spectateur dans un

univers atemporel. La nudité des corps et des décors

nous renvoie à un monde anté-civilisationnel, un monde

d'autarcie. Cet espace sans éducation, avant l'enfance

nous met tous à égalité devant nos corps. Seules les

fonctions vitales sont activées.

processus technique

Pegd agit par suppression : du sens, du temps, de l'espace, du scénario, de la fin.

Pegd appauvrit jusqu'à saturation, hyperrépétition du motif retenu, matraquage (la pub).

 

Habitat

Alberoni propose comme présupposé de base de différencier érotisme masculin et féminin Il en déduit une localisation spatiale différente selon les deux sexes. L'homme hérite d'un domaine érotique limité. Selon lui, l'homme cherche le cru, l'organique, la chair intérieure dévoilée directement. Alors que le plaisir de la femme est total, dans le regard, mais aussi le toucher, l'odorat. L'érotisme masculin est visuel et génital, l'érotisme féminin est, quant à lui, plus tactile, musculaire, auditif, lié à l'odorat, à la peau, au contact.

Spatialement, l'univers érotique masculin est beaucoup plus limité que celui de la femme, il a beaucoup à apprendre d'elle.

La séduction féminine le pousse à l'agrandir. La femme force l'homme à explorer les autres domaines s'il veut arriver à ses fins. Il doit la caresser, sentir son parfum, l'embrasser s'il veut qu'elle libère son génital. L'érotisme de la femme se trouve logé dans l'ensemble de sa peau, de ses cheveux mais aussi par extension dans son parfum, ses vêtements, ses accessoires (chaussures) et sa maison. Ils sont à la fois instruments de captation de l'homme et instruments de jouissance.

Pourquoi cela ?

Peut-être parce que l'acte sexuel est pour la femme un investissement plus fort que pour l'homme. Elle se laisse pénétrer, brisant ainsi, l'intégrité territoriale de son corps, sa nature intime. Elle ne peut se permettre de s'offrir à tout le monde sous peine de mettre à mal son équilibre physique et psychologique. Elle doit donc protéger son sexe. Elle voile, cache, maquille le fruit défendu derrière des artifices. L'homme fait au contraire tout pour le découvrir, le mettre à nu.

Cette distance crée la vie. L'érotisme est contenu dans ce mouvement. L'érotisme est dans la vie. Il apparaît dans ce jeu, cette parade amoureuse (souvent visualisée par la danse) où la femme fait tout pour attirer l'homme sur son territoire tout en le maintenant à distance. Elle le pousse dans ses retranchements, avec ce double jeu d'attirance esthétique et de défense charnelle. Ce double jeu serait, toujours d'après Alberoni, un reste de nos pulsions primitives.

L'homme veut consommer, vite, le plus vite possible et s'en aller vers une autre pour être sûr de féconder le maximum de femmes. Le rapport sexuel l'implique peu et la loi de la reproduction le pousse (bien inconsciemment aujourd'hui, mais toujours aussi puissamment) à multiplier ses partenaires. Il doit lutter, ruser. La femme l'excite au maximum mais lui donne peu, seulement des succédanés de sexe s'il est chanceux : un parfum, une apparence, des habits, le toucher, mais pas l'intériorité de sa personne.

Ces succédanés de femmes peuvent devenir des fétiches (cf. Flora petrinsularis de J-L Boissier où les objets tiennent lieu de sexe). Il est obligé de leurrer; chaque sexe pose ses leurres. Car la femme le maintien à distance et multiplie les moyens de séduction pour qu'il se focalise sur elle seule afin qu'il la protège ainsi que ses enfants.

Elle l'attire dans son nid.

Il n'est pas étonnant que Dominique Gonzales-Fœrster crée des espaces de repos, de contemplation, de bonheur. Elle recrée la cellule nécessaire à l'amour.

Liliane Aimée Terrier interroge aussi les gens sur les lieux d'amour dans Übersicht. Elle relie cet aspect érotique à Proust. Deux images s'y prêtent mieux que les autres : celles en intérieur, filmées dans un hôtel londonien. Les allusions amoureuses à l'hôtel sont classiques, la présence du feu et des fleurs en est une autre. Il représente l'esthétique du nid. C'est le lieu de l'amour. Elle s'en explique dans son texte accompagnateur, en citant Deleuze (Gilles Deleuze, Proust et les signes, Puf, Paris, 1ère édition, 1963). "Aimer c'est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l'aimé. C'est pourquoi il nous est si facile de tomber amoureux de femmes qui ne sont pas de notre "monde", ni même de notre type. C'est pourquoi aussi les femmes aimées sont souvent liées à des paysages, que nous connaissons assez pour souhaiter leur reflet dans les yeux d'une femme, mais qui se reflètent alors d'un point de vue si mystérieux que ce sont pour nous comme des pays inaccessibles, inconnus : Albertine enveloppe, incorpore, amalgame "la plage et le déferlement du flot". Comment pourrions-nous accéder à un paysage qui n'est plus celui que nous voyons, mais au contraire celui dans lequel nous sommes vus... où nous ne sommes d'abord qu'un objet parmi les autres ?"

 

Temps

La femme possède un sexe intérieur et se défend pourtant avec son extériorité.

L'homme possède un sexe extérieur mais veut atteindre l'intériorité. Il flatte la femme sur son intériorité pour la persuader de son attachement durable.

Car la femme vise la durée et l'homme la fugacité. Ici intervient la notion de temps. L'homme veut du rapide et direct, la femme du long et indirect. Ce jeu entre eux deux, cette danse de vie et de mort (Strindberg) crée l'érotisme, il est dynamique.

Le jeu se joue dans le temps. Soit l'homme se décourage tout de suite et il n'y a ni jeu, ni érotisme, soit il décide de plier la femme à sa volonté en dépit de ses refus (simulés ou pas). A partir de là le jeu commence. Chacun en connaît les règles (cf. cf. La règle du jeu de Jean Renoir), on peut commencer à jouer. L'homme adopte (ou feint d'adopter) les positions de la femme, à savoir flatte la globalité de son être (la totalité de son corps, mais aussi ce qui est immatériel comme son parfum, son goût ou son esprit) et la femme accepte, ou feint de croire en ses arguments. Cet abandon se doit d'être lent, sinon l'homme est déçu (et qualifie la femme de facile) et la femme s'en veut (et se déprécie au rang de salope). L'attente est très importante. La découverte progressive exacerbe le désir.

Le sexe n'est pas présent mais existe au rang de potentialité, il est virtuel. Il est dans l'atmosphère, les non-dits, les interstices. Nous sommes dans la danse, la parade, la simulation, le rituel, autant d'attitudes samplées par l'art contemporain (comme Marina Abramovic et Ulay ou Stephanie Smith et Edward Stewart.)

 

1.2.2. objets de désir

fétichisme et érotique du succédané

 

Au début du XIXème siècle, le mot "fétiche" lancé par les missionnaires pour dénoncer les idoles barbares, s'applique à tout objet vénéré de manière irrationnelle. Le terme est utilisé ensuite en anthropologie pour désigner la vénération des objets culturels, et en psychanalyse, pour évoquer le déplacement des désirs sur des objets de substitution.

En anthropologie, le fétichisme s'applique à une forme de croyance et de pratique religieuse dans laquelle des facultés surnaturelles sont attribuées à des objets matériels et inanimés, désignés sous le nom de "fétiches". La pratique fait appel à la magie, souvent associée à de nombreuses cérémonies et des rituels mineurs.

En psychanalyse, le spécialiste des déviations sexuelles, Richard von Krafft-Ebing, l'adopte pour désigner l'amour exclusif que certaines personnes portent à des objets, des matières, ou des situations érotiques. "Nous sommes tous plus ou moins fétichistes, reconnaissent les médecins du début du siècle, mais la pathologie commence lorsque le fétiche remplace la personne aimée".

Le terme "fétichisme" s'applique à un trouble sexuel qui se traduit par le fait, que le sujet, pour satisfaire ses pulsions et ses fantasmes sexuels, utilise de façon persistante des objets matériels, seul ou parfois avec un partenaire sexuel. Les pieds, les chaussures et les articles de lingerie féminine font partie des fétiches répandus dans la société occidentale.

Selon Sigmund Freud, le fétichisme dérive de la perception infantile des organes génitaux :

"Les renseignements fournis par l'analyse sur le sens et la visée du fétiche étaient les mêmes dans tous les cas. Ils se déduisaient si spontanément et m'apparurent si contraignants que je suis prêt à m'attendre à ce que tous les cas de fétichisme aient une même solution générale. Je vais certainement décevoir en disant que le fétiche est un substitut du pénis. Je m'empresse donc d'ajouter qu'il ne s'agit pas du substitut de n'importe quel pénis mais d'un certain pénis tout à fait particulier qui a une grande signification pour le début de l'enfance et disparaît ensuite.

C'est-à-dire qu'il aurait dû être normalement abandonné mais que le fétiche est justement là pour le garantir contre la disparition. Je dirai plus clairement que le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit enfant et auquel nous savons pourquoi il ne veut pas renoncer.

Le processus était donc celui-ci : l'enfant s'était refusé à prendre connaissance de la réalité de sa perception : la femme ne possède pas de pénis. Non, ce ne peut être vrai car si la femme est châtrée, une menace pèse sur la possession de son propre pénis à lui ce contre quoi se hérisse ce morceau de narcissisme dont la Nature prévoyante a justement doté cet organe. C'est d'une panique semblable peut-être que sera pris l'adulte aux cris de "Le trône et l'autel sont en danger " panique qui le mènera à des conséquences aussi dénuées de logique."

Dans l'anthropologie et la psychanalyse, le fétiche est donc un objet chargé de magie. L'effet esthétique est facile à transposer à l'œuvre d'art. L'objet d'art restitue l'émotion que l'artiste y a placée, en créant des codes pour être compris de tous. Dans l'érotisme, il est facile de réutiliser les objets chargés érotiquement par tous pour susciter une émotion. Il est amusant, troublant, de décaler ce fétichisme sur un autre objet que ceux admis traditionnellement dans ce domaine. Toute l'histoire du ready-made est là...

 

Corpus artistique : Les relais fétichistes de Flora Petrinsularis

Chaque séquence de Flora Petrinsularis est symbolisée par un objet. Clefs, rubans, dentelles, mouchoirs focalisent l'intérêt de la scène. Il semblerait que Rousseau s'est à chaque fois concentré sur un objet pour cacher son émotion, comme Godard ordonnant à Brigitte Bardot de toucher un objet (lunettes, livre, perruque...) dans Le mépris pour maîtriser son trouble et enfin, bien jouer. Rousseau n'ose pas regarder directement les femmes et ce qui l'intéresse, alors il regarde ailleurs. La caméra de JL Boissier n'hésite par contre pas du tout à plonger dans les décolletés.

L'objet ouvre la scène, caché derrière une sorte de voile (ou de papier). C'est une ombre. Nous pénétrons derrière le mystère de la mémoire par l'objet qui sert de relais. Il accroche la mémoire de Rousseau et l'attention du spectateur. Il permet une classification des scènes. Les objets pourraient donner leur titre au séquence, comme dans Moments. JL Boissier a choisi de donner le nom du personnage principal de la scène comme titre. L'alliance des deux est intéressante. Chaque objet devient le blason du personnage.

A la fin du cédérom, avec les fleurs, le montage est inversé . Nous partons de la séquence dans la nature puis nous cueillons et séchons la plante. Elle passe derrière le voile et devient une ombre. Elle devient vestige, elle entre en mémoire.

 

Après avoir noté que la fleur est un fétiche classique du sexe de la femme, nous verrons que l'herbier symbolise une utilisation du cédérom chère à JL Boissier et liée au travail de la mémoire.

JL Boissier accorde une grande importance à la capacité d'archivage du cédérom, métaphore de la capacité de stockage de notre mémoire personnelle. Un cédérom permet de nous décharger de certains souvenirs pour décharger notre cerveau, disque dur de notre corps-ordinateur. La capacité augmentée est occupée à des tâches plus essentielles. Les souvenirs sont consultables à tout moment.

La mémoire s'attache à un objet pour trouver ses repères, utilise cette clef pour entrer dans la scène puis la rejoue en entier. L'objet est utilisé comme le numéro d'une plage de disque. Une scène de la vie de tous les jours est épurée, par la mémoire, du superflu pour garder un détail qui lui servira d'étiquette.

Nous parlons ici de mémoire consciente. Nous allons voir que la mémoire inconsciente, spontanée est aussi primordiale en art et dans l'érotisme.

 

1.3. Érotique de la madeleine
La remémoration proustienne

Proust nous montre combien nos émotions actuelles empruntent à notre mémoire. Notre plaisir visuel est stimulé par des plaisirs entrevus il y a bien longtemps. Dans le domaine érotique, il en est de même.

Freud démontre que notre orientation sexuelle et notre attirance vers autrui sont motivés par le désir de retrouver les émotions érotiques vécues dans l'enfance avec ses parents. Les images sont érotiques si elles ont la capacité de remémorer, inconsciemment ou non, des images ou des objets attachés à une émotion érotique, sensuelle, sexuelle, passée. Elles seraient en sorte des fétiches. Fétiches temporels cette fois.

Ainsi Felix Gonzales-Torres ne représente-t-il jamais le corps mais ses attributs, comme le jean, ou un objet lié à la sensualité qu'il érige en symbole du corps, comme le bonbon ou le miroir. Hitchcock n'a pas appelé pour rien Madeleine l'héroïne de Vertigo comme le fait si justement remarquer Chris Marker dans son cédérom Immemory. James Stewart veut faire l'amour avec une femme qui n'existe que dans sa mémoire. Il le sait puisqu'elle est morte sous ses yeux. Il ne veut qu'elle et va donc la recréer, faire une Madeleine virtuelle, en demandant à une femme qui lui ressemble de prendre tous les attributs de la morte, et en particulier son fameux chignon. Cette attirance pour des êtres foncièrement imaginaires et virtuels puisque morts, est récurent dans l'art. Le pavillon des pivoines, opéra traditionnel chinois, repris par Peter Sellars en 1998 sous le nom de Peony Pavilion, et Les contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi ne parlent aussi que de cela.

C'est une érotique du fantôme. Pietro Citati (Pietro Citati, La colombe poignardée, Gallimard, 1997) analyse ainsi le "mal de Swann" : en réalité, toute attente, tout désir, toute recherche amoureuse nous conduit aux enfers, parmi les corps obscurs, parmi les fantômes des morts, à la poursuite d'une Eurydice que l'on ne trouve pas. Swann y descend : les portes se referment derrière lui, et, pendant toute la durée de son amour, il erre parmi les fantômes des morts, qui lui envoient des "lettres de feu dont ses mains sont brûlées."

 

Corpus artistique : JL Boissier, Flora Petrinsularis
Jean-Louis Boissier invoque aussi la mémoire dans son projet pour Flora Petrinsularis :

" Une cartographie de la mémoire."

On suivra Jean-Jacques Rousseau, toujours ici et toujours parti : de sa biographie conçue comme itinéraire absolu ; de la promenade comme collecte, comme herborisation. En fin de compte, un relevé topographique (lui aussi travailla au cadastre), une accumulation d'images pour mémoire. Il faudrait refaire le chemin des Confessions et des Rêveries, de scène en scène. Tracer une manière de jardin anglo-chinois aux découvertes renouvelées à chaque détour du chemin. On fera comme on ramasse des plantes, systématiquement, patiemment et dans des endroits choisis. On procédera comme pour les plantes d'un herbier : par un classement en feuilletage serré, en fixant les choses pour qu'elles deviennent des images, supports de toute réminiscence. On construira un réseau épistolaire qui ne se saisit que de l'intérieur, par l'expérience de ses liens de correspondances et dont chaque lieu ne peut être compris que du point de vue des autres." Les souvenirs érotiques de Rousseau constituent en effet le ferment de ce cédérom. Il est permis de dire qu'un des ressorts majeurs de cette pièce est cet aspect "revivessence" (comme la mousse) des émotions. Il est possible de recréer la magie d'un moment fugace, comme le préconise Proust. Le cédérom suivant de Jean-Louis Boissier s'intitule d'ailleurs Moments. Ce sont des moments de temps retrouvé. Jean-Louis Boissier herborise la mémoire de Jean-Jacques Rousseau. Il la collecte, il la rentre en mémoire. L'accès au cédérom présente seul cette particularité de faire entrer dans la mémoire et dans la Mémoire.

 

1.4. Esthétique du voile
Felix Gonzales-Torres et Gilles Deleuze

Pourquoi confronter un artiste contemporain mort et sanctifié et un philosophe non moins mort et sanctifié ?

Pour ce seul point commun ? L'un est américain et fier de sa nationalité d'adoption, l'autre français et particulièrement méfiant à l'égard du totalitarisme américain. L'un a axé son œuvre sur une esthétique du couple homosexuel ne concernant a priori qu'une minorité, l'autre a défendu toute sa vie la fin du "je" au profit de l'humanité entière. L'un travaille l'infra-mince et l'autre le planétaire. Deleuze aimait Bacon dont le langage était tout à fait différent de celui de Gonzales-Torres. Qu'est-ce qui nous autorise donc à les rapprocher au risque de perdre notre temps ?

 Nous pensons que les théories deleuziennes quant à l'art s'appliquent à Felix Gonzales-Torres de par son esthétique et sa personnalité.

Tout d'abord, Felix Gonzales-Torres, s'il a pour thème de base son propre couple ne l'a jamais figuré. Cela pourrait paraître un détail mais il indique par cela que ce n'est pas sa propre personne qu'il entend représenter, mais le couple homosexuel, et même le couple en général. Ce sujet touche tout le monde a priori. Tout le monde cherche sa moitié.

Gilles Deleuze déclarait être contre les "petits secrets cachés" de l'art de l'intimité, mais aussi contre l'art désincarné, "mort", contre l'art officiel, greenberguien de son époque.

Or, le propre de l'art de Torres est de sublimer son expérience intime vers un langage universel.

Maria Lind observe, au sujet de l'exposition Manifesta 2 : "Au cœur de tout cela, Felix Gonzales-Torres. Non pas comme figure de proue ou source directe d'inspiration, mais comme un artiste dont les œuvres expriment ce qui engage l'artiste d'aujourd'hui : intérêt pour le personnel et le biographique, combiné à un engagement de critique sociale..."

L'intimité devient "samplable" par tous. Il opère sur sa propre histoire un travail d'abstraction. Il la cache derrière un voile. Il rend flou (comme un filtre Photoshop), il met à distance. Il suggère. Il laisse deviner, imaginer. Il donne des signes à déchiffrer et interpréter selon le vécu du spectateur. Chacun y trouve sa part, son compte. Il dévoile les signes non verbaux de l'amour.

Deleuze, analysant Proust déclare : "devenir amoureux, c'est individualiser quelqu'un par les signes qu'il porte ou qu'il émet. C'est devenir sensible à ces signes, en faire l'apprentissage." Torres montre, représente un signe érotique puisé dans son vécu mais commun au monde entier. Le lit défait est le signe de l'amour qui vient d'avoir lieu et le jean celui de l'amour qui va avoir lieu. Le poids en bonbons de l'amant est son signe au monde, la masse spatiale qu'il occupe et émet vers la nature et les autres humains.

Il nous transmet ce signe : le bonbon peut s'emporter. L'amant de Felix est suçable par tous.

"Je vous donne cette petite chose sucrée ; vous la glissez dans votre bouche et vous sucez le corps de quelqu'un d'autre. De cette manière, mon travail s'intègre à d'innombrables autre corps. C'est très excitant. Pendant quelques secondes, j'ai mis quelque chose de sucré dans la bouche de quelqu'un, et je trouve ça très sexy." Il nous donne son homme à partager, à manger, comble de l'érotisme. C'est la conclusion du Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (moins subtile, à mon sens).

Il nous contamine. Son érotisme nous pénètre insidieusement. Il a trouvé le langage pour franchir nos tabous.

Il nous ensemence. Il transmet son corps et celui de son amant. Sa vision de l'amour et du bonheur croît en nous, celle que le destin ne lui a pas permis de faire durer.

D'autre part, Deleuze aime Bacon, nous le savons, or Bacon possède un point commun avec Torres : l'homosexualité. Ce n'est pas un critère bien artistique, mais nous parlons d'art qui part du privé.

Les homosexuels sont les premiers artistes à avoir parlé de leur intimité avec les femmes. Elisabeth Lebovici émet l'hypothèse que le privé est donné au jour par des minorités habituées à être privées du centre artistique et social. "... l'intime engage forcément une pensée minoritaire ou plutôt une pensée "du minoritaire", en ce sens qu'en quelque point de notre vie, de notre travail ou de nos amours, nous sommes obligés de nous définir par ce que nous ne sommes pas et de nous en exclure, par le même mouvement contradictoire."

Les artistes homosexuels sont donc plus favorisés que d'autres pour partir de l'intime et l'abstraire.

D'autre part, l'homosexuel est schizophrène, au sens où en parlent Deleuze et Guattari dans Pourparlers, à savoir déterritorialisé, adaptatif, intégrant les modèles. L'homosexuel est érotiquement hermaphrodite. Il peut être charmeur ou charmé, dragueur ou dragué, change de rôle quand il le désire, souvent dans un laps de temps très réduit. Il possède en lui les pulsions féminines et masculines, et peut en changer quand il le désire. Il a d'autre part, été obligé de se faire au maniement de la "persona" pour se cacher de l'hostilité qu'il suscite, son modèle de vie remet en cause le modèle hétérosexuel.

 

2 Action érotique

 

 2.1 La simulation comme exorcisme

Francesco Alberoni souligne que les pulsions de conquête, dites Don-Juanesques sont extrêmement importantes dans la vie pulsionnelle de l'homme par rapport à la femme qui oppose, elle, des pulsions de conservation. L'homme est "programmé" pulsionnellement pour féconder le plus grand nombre de femme.

Cet état de nature étant impossible à gérer en société ("tu ne convoiteras point la femme de ton voisin" étant un des dix commandements) l'homme ne peux assouvir ses pulsions et demeure frustré. Il a besoin de l'évacuer, souvent sans aller au bout de ses actes sous peine de développer une dépression nerveuse.

Il "drague", se retourne sur les femmes dans la rue, il cherche à séduire. Son épouse peut ne pas comprendre que ce n'est qu'une comédie, une parade destinée à évacuer ce stress pulsionnel. S'il ne peut l'évacuer par ces succédanés, il prend carrément le parti de la quitter au "démon de midi".

Les hypermédias peuvent selon moi jouer un rôle de soupape pulsionnelle grâce à leur navigation par choix de l'interacteur. Dans cette esthétique de la bifurcation, l'intéracteur décide d'où il va.. Il est libre, il éprouve du moins un sentiment de liberté puisque nous savons que sa marge de manœuvre est en fait limitée par ce qu'a décidé pour lui le concepteur de l'hypermédia. Il poursuit, donc, l'illusion de choisir, de mener sa vie, d'évoluer dans un monde imaginaire, parallèle, où les codes sociaux ne sont plus les mêmes. Son "ça" est alors en accord avec le monde dans lequel il évolue. Ses pulsions primaires, présentes dans chaque être humain, n'entrent pas en désaccord avec les codes de ce nouveau monde. Ce monde est vécu comme réel. Il existe bel est bien, même s'il est virtuel.

Les jeux vidéos nous en ont donné l'habitude. Dans Duke Nukem ou Tomb Raider, on peur allègrement assassiner qui l'ont veut, ce qui n'a pas, à priori de contenu sexuel. Il est cependant étonnant de constater que ces deux héros sont d'un sex-appeal rare. Ce n'est pas fortuit. Les hommes associent sexe et violence. Nous sommes dans la décharge. Pourquoi ? L'homme est poussé à forcer la femme. Une femme qui accepte facilement le sexe est une salope, une femme violée est une sainte. Pourquoi ?

Pascal Quignard signale que cet état de fait n'existait pas dans la Grèce antique. Il apparaît dans la Rome impériale où le viol est érigé en devoir. Pourquoi ? La Rome impériale instaure la hiérarchie dans tous les rapports de la société. L'intimité n'y faillit pas. L'homme est empereur chez lui, et en particulier avec sa femme. Si elle lui cède trop facilement, il ne sent pas sa puissance sur l'autre. Il est frustré de sa domination trop facile. George Bataille note que, que, de toute façon, le sexe est associé à la mort. Chaque partenaire partage cette angoisse dans une relation d'égalité. La position romaine présente l'avantage pour l'homme, de se décharger de l'angoisse sur la femme, en la plaçant sur un mode relationnel et non plus organique.

Il apparaît donc que les pulsions de sexe sont associées à une image de violence chez les hommes, l'érotisme féminin étant plus axé sur l'amour. Nous avons vu aussi que ces pulsions doivent être exorcisées par l'homme.

Les jeux vidéos, cédéroms de charme et sites internet permettent d'évacuer ce genre de pulsion sans danger, mêlant apprentissage de l'amour et gestion de la violence et des fantasmes non-avouables.

Au Japon, ce système se pratique déjà plus fréquemment. Les jeux vidéo ne font plus seulement du joueur le protagoniste d'une aventure, ils cherchent à servir d'exutoire à ses fantasmes les plus intimes.

Princess Maker I et II (près d'un million d'exemplaires vendus selon le producteur Gainex) instaure par exemple une relation entre un père et sa fille adoptive dans un univers fantaisiste de bonbonnière. Le joueur nomme sa "fille", l'élève, la câline quand elle est malade, choisit ses vêtements et surveille ses fréquentations. Mais elle n'est pas toujours facile et peut se rebeller. Âgée de dix ans au départ, elle atteindra dix-huit ans en cinq heures de jeu. Si le "père" n'a pas bien éduqué sa "fille", celle-ci finira mal., comme un "Tamagotchi".

Une troisième version est en cours d'élaboration sous le titre La Fée rêveuse. Son créateur, Takami Akai, sourit des critiques de certaines féministes selon lesquelles son jeu tendrait à instaurer un rapport incestueux simulé entre le "père" et sa "fille adoptive". "Toutes les interprétations sont possibles. L'ambiguïté ajoute du sel au jeu, mais celui-ci est destiné aux filles comme aux garçons", explique-t-il. En tout cas, elles permettent d'exorciser les pulsions pédophiles.

Les jeux dits d'éducation sont particulièrement prisés. Fin d'études I et II, dont la première version date de 1992, sont révélateurs de ce succès : 900 000 exemplaires vendus. Ils permettent au joueur de devenir le professeur de lycéennes et de manipuler leur vie. Quel professeur n'en a pas rêvé ?

Un autre jeu, Souvenirs émouvants (600 000 exemplaires) offre de vivre une relation amoureuse par écran interposé avec l'une des dix jeunes filles figurant au casting, chacune possédant son caractère et sa personnalité propres. Le joueur peut exprimer ses désirs, ses fantasmes, et tester les réactions de sa partenaire, sans crainte de la choquer ou de la perdre, puisqu'il peut inlassablement reprendre la partie au début et espérer, en pianotant sur son clavier, réaliser une meilleure performance.

 

Les sites internet "roses", privés ou professionnels permettent aussi cette fonction d'exorcisme. Il est possible de trouver tous ce que l'on désire, les fantasmes les plus pointus comme les plus étranges. Plusieurs solutions s'offrent alors :

Veut-on vivre seul cette expérience ? L'onanisme n'est pas une sexualité plus honteuse qu'une autre. Ou veut-on engager le dialogue par les mails ou les forums de discussion ?

Nous verrons dans la partie "mots d'amour" que le principe de l'hypertexte permet naturellement de nous retrouver dans la sexualité qui nous attire., grâce à la partie "liens" de ce genre de site.

 

2.2. « Prière de toucher »
l'interactivité ou le geste érotique

Tirant parti des observations de Rousseau, Jean-Louis Boissier explore dans Flora Petrinsularis la sensualité gestuelle. Les hypermédias possèdent et décuplent, nous l'avons vu, toutes les possibilités, les richesses des médias qu'ils centralisent. Ils ajoutent cependant une puissance, une esthétique de plus : l'intéractivité. Elle permet au spectateur de décider dans une certaine mesure du déroulement du film Director. Elle est action spatiale et temporelle.

"L'amour c'est l'espace et le temps rendus sensibles au cœur." Marcel Proust

 

Temporellement :

Le spectateur décide du défilement de l'œuvre, non pas comme au cinéma où le réalisateur impose au spectateur le défilement du film. Le spectateur décide décide du temps qu'il souhaite impartir à l'œuvre et de son rythme même. Nous allons voir si cette liberté est aussi évidente qu'il y paraît.

 

Spatialement :

Il décide d'où il va aller et de l'occupation spatiale de l'écran par lui, c'est à dire le curseur. L'installation procure aussi ce plaisir. Un facteur vraiment nouveau apporté par l'interactivité est le plaisir du geste. Il décide du type de geste qu'il va produire, quel type d'action.

 

2.2.1. « Attends-moi »
ou l'esthétique de la frustration dans Flora Petrinsularis

 

La pulsion est au centre de l'œuvre d'art. Il la stimule, il est au centre de son processus créatif. L'artiste sublime ses pulsions en les faisant dériver vers une représentation décalée de la pulsion, devenant fantasme dans sa scénarisation. Il peut faire poindre ses fantasmes dans un roman par exemple, mais ce n'est pas encore de l'art s'il ne sait pas, comme l'analyse Catherine Millot intégrer son "fantasme comme style". Prenant le cas de Flaubert, elle montre comment il traduit son masochisme personnel par l'avilissement de ses personnages, non seulement dans le déroulement de l'intrigue, mais par "ce qu'on pourrait appeler l'écrasement grammatical du sujet". Il les rabaisse "par la pauvreté volontaire des termes qui les qualifient, contrastant avec la richesse technique du vocabulaire descriptif. Cette dominance des choses au détriment du sujet confère sa marque sublime au sens kantien, du style de Flaubert".

Jean-Jacques Rousseau estime pour sa part que sa vocation littéraire est née à l'occasion d'une célèbre scène de fessée : " ... coucher dans une autre chambre, et j'eus désormais l'honneur dont je me serais bien passé être traité par elle en grand garçon. Qui croirait que ce châtiment d'enfant reçu à huit ans par la main d'une fille de trente a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela, précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'en suivre naturellement. En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé ils ne...".

Il a ensuite toute sa vie reproduit cette passivité et ce plaisir à la douleur. Nous reconnaissons bien entendu qu'une pulsion masochiste l'a mené toute sa vie.

Pour en revenir à l'expression de "fantasme comme style", je pense qu'il s'agit donc ici de "pulsion comme style". Ce n'est pas un scénario précis dont il a envie, mais d'une pulsion brute de masochisme, pouvant habiter d'autres formes que la fessée, comme la soumission, l'attente, la frustration, le manque.

Jean-Louis Boissier joue à la fois sur le fantasme et sur la pulsion dans Flora Petrinsularis.

Il fait rejouer par des acteurs les scènes déjà vécues. L'œuvre de Rousseau est employée comme un scénario, c'est un fantasme à rejouer à la lettre. Il n'est d'ailleurs pas gratuit que la scène de fessée ouvre le cédérom.

D'autre part il va déplacer le contenu masochiste de ces textes dans la technique de prise de connaissance de l'œuvre. Il travaille la frustration, comme pour essayer d'amadouer ce que Deleuze appelle "la première malédiction du désir : le désir est manque". (Deleuze, 26/03/73, Dualisme, monisme et multiplicités http://www.imaginet.fr/deleuze/TXT/260373.html)

Une première application assez classique passe par le cadrage même des scènes tournées qui induit un manque. Ses cadrages sont très serrés. Ils sont sensés restituer la vision de Rousseau, très myope. Le spectateur est forcément frustré de "ne pas voir" : pas de contexte, de décor, de corps, il y a une focalisation sur des parties du corps très précises. C'est bien là une vision masculine (non-continuité de l'espace érotique).

Nous sommes ici dans une figure d'esthétique du hors-champ. Le hors-champ stimule l'imaginaire par le besoin de remplacement de l'image manquante par le spectateur. Mais il frustre aussi car la pulsion scopique parle. Le spectateur "veut voir". Attention, s'il ne voit pas et s'il ne supporte pas la frustration qu'il endure ou, s'il n'a pas d'imagination, il peut dire que "le film est mauvais". Car il s'agit là d'une esthétique très cinématographique ou photographique.

Le mode de narration cédéromique introduit un nouveau paramètre dans cette narration par le non-retour de la scène capitale dans le déroulement de la narration. Le narrateur fait avancer la séquence par Rollover en franchissant la moitié de l'écran dans un sens ou dans l'autre. Il peut la rejouer sans cesse, en boucle. Un plan ne lui est cependant donné à voir qu'une fois, le principal : le dévoilement du sein, l'eau sur la main, les cerises dans le corsage. Ce "donné à voir" est retiré pour mieux frustrer le spectateur. La disparition est associée à la phobie de castration, seule peur absolument commune à toute l'humanité (même au sexe féminin). Elle est ici rejouée sur le mode artistique.

Celui qui croyait être actif et maîtriser le cédérom s'aperçoit qu'il doit laisser la main. Il doit apprendre à laisser le contrôle de la situation à la machine. Il peut s'énerver par des clicks rageurs, mais l'eau du lac sera là pour lui répondre, impartiale et cruelle dans sa sérénité éternelle. Le spectateur est vite "maté" par Flora. Il est obligé de faire le dos rond s'il veut la parcourir, d'accepter une certaine passivité, un certain abandon. Le médium a imposé un certain masochisme au spectateur. Il doit l'assumer, ou alors il est libre de partir. Le Rollover est ici utilisé comme demandeur plutôt que comme déclencheur (à l'inverse du clic, beaucoup plus agressif, refoulé par Flora). L'intéracteur demande à passer à la scène suivante, Flora dispose.

L'attente inhérente au changement de séquence participe de cette esthétique de la frustration. Le spectateur attend de savoir si l'objet accepte ou non de lui répondre. Elle ne le fera pas toujours, nous l'avons vu. Même un "bugg" serait perçu ici comme un refus technologique, il semblerait voulu. Flora rend le spectateur qui l'accepte masochiste. Un des facteurs esthétiques produit par Flora passe par l'acceptation de cette domination. Jean-Louis Boissier met le doigt dessus lorsqu'il déclare : "L'interactivité est ordinairement présentée comme une liberté qui irait à l'encontre de la passivité. Mais il faut aussi la comprendre comme la possibilité de diriger le spectateur. C'est pourquoi je parle d'une dramaturgie de l'interactivité." Il tourne la frustration en plaisir, résolvant la tension entre désir et manque soulignée par Deleuze : "L'idée du plaisir, c'est une idée complètement pourrie - y'a qua voir les textes de Freud, au niveau désir-plaisir, ça revient à dire que le désir c'est avant tout une tension désagréable."

Cette tension est en fait nécessaire à l'accomplissement de l'amour. Francesco Alberoni note que la frustration stimule le désir de l'homme. Il doit croire que l'objet de désir est dur à atteindre pour chercher à conquérir. L'attente fait monter le désir.

 

Proust décrit très bien se phénomène. Swann voit Odette de Crécy tous les soirs mais n'a jamais fait vraiment attention à elle. Un soir elle manque à l'appel des habitués des Verdurins et là il panique.

Pietro Citati nous en parle : "Un soir Swann qui n'a aucune envie de voir zéphora, arrive si tard chez les Verdurin qu'Odette est déjà partie. Jusque là, elle n'avait été pour Swann qu'une habitude : une de ces habitudes qui, pour Proust, rendent la vie supportable ; mais lorsqu'il ne la voit pas (et bien qu'il sache qu'il pourra la rencontrer le lendemain), il ressent soudain un coup au cœur. L'angoisse, une angoisse sans bornes se déchaîne. Il tente de la rejoindre chez Prévost, dans un salon de thé ; mais, à chaque pas, sa voiture est arrêtée par d'autres, ou par des gens qui traversent. Il compte fiévreusement les minutes ; il s'aperçoit qu'il n'est plus le même, qu'il n'est plus seul, mais qu'un être nouveau est là avec lui."

Swann a en fait intégré Odette dans son imaginaire lorsqu'il a noté sa ressemblance avec un tableau (hyperimage). Puis, le temps et les obstacles aidant, cette image s'est enracinée en lui. L'attente est un instrument d'harponnage. La frustration est un moyen comme un autre, un artifice, un leurre de plus pour faire naître l'amour et le solidifier.

Jean-Louis Boissier ajoute une dimension morale : "Dans les confessions, Jean-Jacques Rousseau se voit innocenté de la part honteuse du désir, à la fois par la transparence à laquelle il prétend et par la passivité dans laquelle il reste. Pour moi, le lecteur doit, dans le même mouvement, connaître plaisir et frustration, être exonéré de toute faute : ce ne sont que des images, et de toute manière, c'est la machine qui a fait des avances."

Il rejoint en cela l'opinion esthétique de Freud selon laquelle la véritable jouissance de l'œuvre d'art "provient de ce que notre âme se trouve par elle soulagée de certaines tensions. Peut-être même le fait que le créateur nous met à même de jouir désormais de nos propres fantasmes sans scrupules ni honte contribue-t-il pour une large part à ce résultat ?".

Catherine Millot résume très bien l'attrait esthétique d'une œuvre comme Flora Petrinsularis : "L'œuvre d'art fonctionnerait ainsi comme une sorte de permission de jouir, une sorte de nom du père à rebours qui lèverait un interdit. Jouissance pulsionnelle, satisfaction fantasmatique des désirs inconscients, plaisir de l'épargne du refoulement sur le modèle du mot d'esprit : l'œuvre d'art apparaît comme le lieu de convergence de plusieurs sources de jouissance, ce qui rend compte de la puissance de son attrait."

 

Pratique artistique : Glory hole

image

Un écran noir. Le mystère. Qu'est-ce que veut montrer cet écran noir ? Le curseur a disparu. On bouge la souris à l'aveugle. Sur certaines parties apparaît un rond avec une image derrière. C'est une sorte de serrure au travers de laquelle on regarde.

Le rond est petit. On ne comprend pas vraiment ce qui se passe derrière. On est frustré. On cherche. Il faut deviner. Il y a des corps, de la décoration, des visages, des plantes. On ne sait pas bien.

On pallie par l'imagination. Les parties manquantes de l'image sont remplacées par notre cerveau. Un petit bout de figuration et on croit deviner tout le reste. Il suffit de bouger un peu et toutes nos assurances s'écroulent. La partie à côté ne correspond pas à l'image projetée. Il faut tout remodeler, reconstituer.

On le fait, on est pris au jeu, on devient créateur de cette image-prétexte.

 

argument esthétique

Un "glory hole" est un trou pratiqué dans les toilettes masculines ou les cloisons des clubs de rencontre pour laisser passer un sexe masculin ou les yeux des curieux.

J'ai choisi la diffusion sur internet de glory hole pour surenchérir sur les sites voyeuristes qui fourmillent sur internet. Ces sites proposent de voir l'intimité de couples moyennant finance. On accède alors à des photos, des vidéos, ou, plus rarement, des webcams.

L'intimité passionne les foules. "L'affaire" Clinton-Lewinski ayant atteint un summum de voyeurisme. Ces dévoilements impudiques sont toujours traités obscènement sur ces sites. Pourtant nous avons vu que l'art contemporain sait traiter ce sujet de manière poétique. L'impudeur est une des rares plages de liberté que nous laisse la société urbaine contemporaine. La paranoïa de l'image a atteint les masses. Chacun cherche à se cacher derrière un masque. (Persona grecque vue par Bergman).

L'homme urbain se repose sur l'indécence des autres. Les personnes qui se donnent à voir sans culpabilité libèrent le public de la leur. Ils n'ont pas peur du jugement. Ils libèrent le spectateur de la culpabilité judéo chrétienne. Ce simple évitement du malaise est analysé par Freud comme un des facteurs esthétiques majeurs, nous l'avons vu. Il détermine une sorte de "cœfficient d'art". C'est le type d'esthétique que vise Elke Krystufek et Matthias Herrmmann. Plus qu'une esthétique de la transgression, ils sont dans une esthétique du dévoilement exactement inverse de celle de Felix Gonzales-Torres.

Torres est plus riche selon moi. Il souligne le pouvoir du regard, ce bonheur de découvrir un corps. Le fantasme est dans le non-voir, ou le voir un peu, ou voir mal. Je rajoute une dose de plaisir dans le glory hole par le dispositif de monstration.

Ici le spectateur est mis dans une situation de voyeur notoire. Il est désigné comme tel. Ce mode de présentation de l'image exacerbe le fantasme voyeuriste que chacun porte en lui, comme le montrait Duchamp dans Étant donnés 1° La chute d'eau 2° Le gaz d'éclairage. Il n'y a pas de honte à cela. Nous sommes tous obsédés par la pulsion scopique. Le ridicule de la honte à regarder est là aussi, en suspend. Le procédé ne véhicule pas de point de vue, c'est le spectateur qui le fait. Il se positionne selon son propre vécu. Le procédé est assez neutre et minimaliste pour cela.

J'ai fait disparaître le curseur pour souligner son importance sur l'écran. En le remplaçant par un rond symbolisant l'œil, je souligne le rôle de guide du curseur, son pouvoir haptique. Tout comme les enfants s'aident avec le doigt pour lire dans les livres, le curseur est un œil sur l'écran.

 

2.2.2. «Esthétique de la caresse»
L'intéractivité comme sensualité

Les pages sans doute les plus passionnantes de La chambre claire de Roland Barthes sont celles qui traitent du geste. Parcourant de vieilles photos, il retrouve l'essence même de sa mère défunte sur un geste. De là, part sa fascination pour la photographie et son étude sémiologique de l'image. L'image restitue le geste et le geste, le défunt. La mort est vaincue, le temps retrouvé. La mère possède un geste "rien qu'à elle". L'enfant le reconnaît, le recherche. Il lui est familier, il le rassure. Adulte, il le retrouve chez une femme. Il le reconnaît comme sien. Il ne se rappelle plus que c'est celui de sa mère, mais son corps s'en souvient. Il devient l'amoureux, "l'enfant qui bande" selon Barthes. Un geste caractérise plus encore qu'un trait physique. C'est un langage du corps qui parle au corps même, sans relais de la conscience et son cortège de barrières.

Robert Bresson effectuait son montage par raccord dans l'axe, grâce aux mains et aux regards. Ils étaient selon lui synonymes, les mains traduisant autant la volonté et le désir que les yeux. Les scènes de vol de Pickpocket son célèbres pour leur sensualité.

Rousseau lui-même, toujours dans une optique de fétiche temporel, se souvient du geste de la fessée qui a modifié sa vie. Il a tout au long de sa vie été sensible aux gestes des femmes. Son goût pour l'observation et son talent d'écrivain en ont été fortement stimulés. Certaines femmes l'ont battu froid, les autres l'ont "caressé".

La main est capable des deux, elle traduit les sentiments en gestes, ou bien est-ce le contraire ? Le cerveau ne ferait qu'abstraire des notions tactiles. Ce serait une manière de comprendre la "morale sensitive" de Rousseau.

Il existe en tout cas une grande proximité lexicale entre les actions de la main et de la personne. La main manipule. Elle manipule l'autre, devenu objet. Mais est-ce la main ou le cerveau qui manipule ? La main est-elle un outil ou décide-t-elle de son parcours ? Rousseau pose la question.

 

Corpus artistique : JL Boissier, Flora Petrinsularis

L'interface de Flora Petrinsularis fonctionne par Roll-over. La navigation d'une séquence à l'autre et au sein même de la séquence, se fait en bougeant la souris sur l'écran. Le clic est banni, vite calmé par une boucle d'eau tranquille. La souris glisse sur l'image sans la pénétrer par le clic. Elle caresse.

L'œil enregistre chaque glissée de souris sur la peau des femmes, sur l'objet du désir par excellence, femmes réifiées par l'homme, sorties de la mémoire de Jean-Jacques Rousseau, comme autant de Madeleines, ainsi que leurs objets fétiches. L'œil caresse grâce au phénomène haptique. La vue opère l'effet du toucher. Le toucher "délègue" son pouvoir à la vue. Jean-Jacques Rousseau parlait déjà de "regard touchant".

 

Pratique artistique : Touche-moi

Image :

Une des œuvres les plus charmantes de Marcel Duchamp appelle on ne peut plus clairement à l'interactivité : Prière de toucher. Cette invocation délicieuse nous invite à toucher un sein de papier mâché. J'ai fait glisser le style fleuri de Prière de toucher vers un "Touche-moi", plus conforme au vocabulaire actuel de l'immédiateté sensorielle.

Touche-moi est un écran basique, le bureau de macintosh lambda, doté d'interactivité.

Un super-pouvoir pour un écran.

Mais il ne fonctionne que si on le touche. Il ne se transforme que par l'action du spectateur.

Il respire pour se faire remarquer.

Son râle aguiche le spectateur pour l'inciter à caresser ses icônes.

Et là il jouit.

Il pousse un petit cri ou un soupir à chaque icône caressée par la souris.

Il n'en demande pas beaucoup, juste un peu d'interaction.

Comme le prostitué de l'art contemporain Alberto Sorbelli, mon écran est un écran prostitué. Il aguiche. Il attend pour servir à quelque chose que son spectateur le parcoure. Il met en avant des artifices pour attirer le client : petits curseurs-mains et gémissements quand on approche.

procédé esthétique

Le concepteur de cédéroms doit pour rendre son objet fonctionnel lui donner une vie interne, une interface-individualité. J'ai surenchéri sur ce principe en faisant respirer l'écran. Flora petrinsularis y parvient par de légers mouvements et des sons en boucle.

La boucle simule une vie autonome. Elle exploite l'illusion de vie qui frappait les spectateurs des frères Lumière regardant le vent dans les arbres derrière Le repas de bébé. La boucle et la réactivité ajoutent l'illusion de l'autonomie à celle de la vie. Tout ce qui semble n'avoir besoin de personne séduit, particulièrement dans le domaine érotique .

Ensuite il doit attirer l'attention sur l'interactivité, sur les possibilités de réaction offertes au spectateur. Les sons et les curseurs en sont les indices.

Nous sommes dans une esthétique de l'appât.

Les cédéroms sont des sirènes.

Touche-moi est axée sur la métaphore entre corps humain et ordinateur. Elle est traduite par des procédés minimaux. Ajonction de sons (respiration et cris par Roll-over sur les icônes) et déformation de l'écran donnant l'illusion d'une cage thoracique respirant. Un tressautement sur les deux barres de menu simule le rire et la douleur.

Le Roll-over est métaphore de la caresse. Le curseur est une main. Flora m'avait déjà montré les possibilités énormes du Roll-over. Ses fonctions étaient cependant divisées entre esthétique de la caresse et de la bifurcation. J'ai, ici, isolé la simulation de la caresse, en surenchérissant non sans ironie.

Le spectateur est ainsi à la fois surpris de voir "réenchanté" son écran d'ordinateur et amusé de la basicité du pari. Il parcourt ensuite l'écran avec la souris dans le but de percer ses secrets. Chaque icône réagit quasiment de la même façon. Ses cris de jouissance sont cependant modulés d'une note à l'autre . Tous les cris ont été collectés dans l'atelier interactif durant l'année 1998-1999. Cette pièce constitue aussi une photo de classe sonore de cette promotion. On peut jouer une mélodie de jouissance si on le désire.

procédure technique

Touche-moi est un film Director composé de six images d'écran montées en boucle. La première image d'écran est identique à un bureau basique de Macintosh, les autres sont progressivement déformées. Je me suis penché sur l'interface de l'ordinateur car je crois qu'une nouvelle culture autour du computer se met en place. Il est devenu l'outil principal pour un très grand nombre de métiers, autant dans les domaines créatifs que dans la bureautique et, de plus en plus, chez soi. Chaque utilisateur s'habitue à son interface. Il se crée une véritable relation affective avec elle, particulièrement avec le système MacOS. Il n'y a qu'à voir avec quelle rage les "macintoshistes" défendent leur machine contre l'invasion PC. Simuler la vie d'un "bureau" de macintosh c'est donc s'adresser directement à la fibre émotionnelle d'une "tribu" esthétique, c'est s'interroger sur un lien social de plus en plus fort.

La boucle donc se compose des six images dans un sens, puis dans l'autre. L'illusion de respiration est parfaite. Le trouble à voir son écran déformé l'est aussi. Le cri de JL Boissier lorsque je l'ai fait pour la première fois : "Qu'est-ce que vous avez fait à l'écran?" m'a confirmé dans ce choix.

 

2.3. « L'image n'est pas seule »
l'hyperimage comme induction amoureuse

Chaque histoire d'amour renvoie à une autre. Nous avons vécu d'autres histoires avant, virtuelles ou pas. Toutes les histoires que nous avons lues, toutes les images que nous avons vues sont en nous. Elles discutent avec notre expérience actuelle. Ce corps me rappelle cet autre, cette situation aussi. Nous le savons ou pas, nous avons le recul ou pas pour l'accepter, mais c'est un fait. Il faut pouvoir assumer par exemple que la première image qui nous manque, d'après Pascal Quignard, celle que nous ne verrons jamais et qui nous manquera toute notre vie (motivant tout désir d'image) est celle de notre conception.

Tous nos attraits érotiques seraient mûs d'après Freud par notre enfance et les expériences érotiques vécues avec nos parents ou nos camarades. Deleuze montre, dans Proust et les signes, comment Proust décortique ce phénomène. Nous sommes arc-boutés en permanence entre présent et passé, et ce phénomène est exacerbé dans l'érotisme et toute la sensualité en général. Nous croyons avoir des goûts, des attirances, qui nous dépassent, mais leurs racines sont à chercher dans le passé.

Le cédérom et internet représentent, par le principe des hyperliens, le passage et l'équivalence entre ces deux mondes. Les images érotiques sont en rapport avec des images passées. Les hypermédias proposent un mode de lecture permettant de le retranscrire : l'hyperimage. En cliquant sur une image nous pouvons passer à une autre image, ou à un texte (qui est une image imaginaire). Il crée une esthétique de la passerelle. Ce mode de lecture relie des thèmes. Mais il fait plus que cela. Il induit leur équivalence. Ce point est très important car il suscite un mode de pensée très spécifique, du point de vue de l'esprit, qui peut relayer un certain point de vue du corps.

Un mode de lecture n'est pas anodin. Il induit une philosophie, un état d'esprit particulier. Il n'y a qu'a voir la condamnation de l'Encyclopédie pour s'en persuader. Au XVIIIème siècle, la sortie de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert a été condamnée par l'église française non pas pour le caractère libéral de ses articles, mais pour les renvois qu'elle instaurait. Après chaque article se trouvaient, comme ils se trouvent encore, mais pour la première fois, des renvois vers d'autres articles. Ces renvois sont les ancêtres des hyperliens internet, ou plutôt, ces derniers ne sont que la résolution technologique de ce principe. Il suffit aujourd'hui de cliquer, alors qu'il fallait tourner les pages auparavant. Nous avons gagné en instantanéité. Ces renvois donc, étaient selon l'Eglise catholique très dangereux. Ils contredisaient en fait le principe hiérarchique de la pensée catholique, où dieu domine, puis le pape, puis l'église etc... L'Église sentait la menace d'un tel mode de lecture. Elle allait être classée à côté, et non pas au dessus des autres articles. La hiérarchie comme principe de pensée, et d'organisation sociale d'ailleurs, est hérité de la Rome antique (que l'église catholique perpétue depuis les empereurs chrétiens). Il est tout à fait différent par exemple, des pays protestants. Max Weber a montré comment ces modes de pensée différents que sont le catholicisme et le protestantisme avaient influé sur le développement économique de ces deux blocs.

On peut faire le parallèle avec le fonctionnement de l'art. Le mode de recyclage artistique des images est basé en France sur la hiérarchie et sur l'équivalence dans les pays anglo-saxons. Il est clair aujourd'hui que les artistes de pays latins, et en particulier français se heurtent, dans la critique et en eux-mêmes, à une hiérarchisation esthétique et culturelle. Ils répugnent à prendre leur matériel et leur inspiration dans les arts dits "non-nobles" ou dans les "sous-cultures" (le terme montre bien la hiérarchie). Cette hiérarchie est incompréhensible pour l'artiste anglo-saxon qui n'hésite pas à s'abreuver partout. Il n'a pas de problèmes de culpabilité face à ce qui peut être futile ou pas, digne des "beaux-arts" (terme stupide, typiquement français XIXème) ou pas. Leurs œuvres sont de ce fait beaucoup plus en accord avec leur temps et beaucoup plus efficaces, les soi-disant "sous cultures" se révélant aujourd'hui beaucoup plus répandues (donc accessibles émotionnellement à tous) et esthétiquement innovantes que les soi-disant "beaux-arts".

L'hyperlien entre en adéquation avec la pensée post-moderne de la citation, de la contamination sémantique, du rhizome. Il nous engage à tout relier, à enrichir notre domaine d'inspiration et de redistribution. Tous les domaines sont samplables à volonté, la musique, la publicité, les jeux vidéos, les magazines, la mode. Il nous montre l'équivalence esthétique de ces domaines, il détruit leurs frontières. L'hyperlien est en train de rompre notre frilosité catholique.

Il participe déjà à généraliser l'esthétique relationnelle comme l'a souligné Nicolas Bourriaud dans sa conférence au sujet de son dernier ouvrage. Il va sans doute généraliser ces passerelles entre les genres, créer une esthétique du décloisonnement. Cette esthétique rencontre de plein fouet la définition de l'érotisme selon Bataille :

"Tout le travail de l'érotisme tend, dans son principe, à la destruction de la structure de être fermé qu'est chaque partenaire du jeu dans son état normal..."

L'amoureux est pénétré dans son imaginaire par l'être aimé.

Swann tombe amoureux d'Odette de Crécy car en un éclair de remémoration il lui trouve une ressemblance avec Zéphora, la fille de Jéthro, que Boticelli a peint dans la chapelle Sixtine. (R 1, 215, 219). Il se rendra compte beaucoup plus tard, avec le recul, qu'il a perdu énormément de temps avec une femme qui n'était même pas son genre. Il est tombé amoureux d'une image, elle est entrée dans son imaginaire. Il a ensuite cru qu'elle faisait partie de lui et, le manque aidant, en est tombé amoureux pour autre chose que ce qu'elle était. Il est tombée amoureux d'une image, d'une icône, d'une virtualité. Barthes décrit ce phénomène.

Le désir agit par induction.

L'hyperlien transcrit dans son fonctionnement même, le principe de relation entre les images effectué automatiquement et perpétuellement par l'imaginaire : nous sommes dans l'hyperimage.

 

pratique artistique : Madeleines

argument théorique :

La madeleine de Proust symbolise aujourd'hui un procédé esthétique classique. Les sens remémorent un épisode enterré dans la mémoire. Le plaisir du retour d'une émotion est selon Proust l'essence de l'art. Son but est, selon lui, de vaincre le temps, principal moteur de ses recherches. Il utilise ce procédé à maintes reprises dans la recherche : la petite phrase de Vinteuil pour Swann, la madeleine ou les pavés de Venise pour lui. De petits embrayeurs (shifters pour JL Boissier et L Terrier) sont placés sur le chemin du spectateur par l'artiste pour aller chercher en lui les émotions enfouies dans sa mémoire ou son inconscient.

J'ai cherché à appliquer ce procédé à l'érotisme, à mon propre érotisme. Je me suis demandé à quel âge une image plate avait gagné en profondeur érotique à mes yeux. Comment un signe a-t-il déclenché en moi une émotion prenant sa source dans mes pulsions vitales et non plus grâce à sa seule esthétique ?

Je me suis alors souvenu des catalogues de vente par correspondance. J'étais fasciné sans savoir pourquoi par les pages de sous-vêtements. J'étais jeune, je n'en comprenais pas la raison. Mais je pouvais rester des journées entières à les feuilleter dans un sens, puis dans l'autre. J'étais fasciné par les corps, garçon ou fille.

J'ai demandé autour de moi, à des garçons comme à des filles si ça leur était aussi arrivé. Absolument tous m'ont répondu oui. Nous en avons beaucoup ri, chacun me racontant son expérience émue. C'était une évocation bon enfant, sans honte du voyeurisme par innocence du sujet regardeur et non-vision du sexe. Le sous vêtement est d'ailleurs placé à la place du sexe comme fétiche.

Les pages sous-vêtement des catalogues de VPC sont des madeleines.

Image

Un écran internet noir. Une image de petite taille est accrochée au milieu. Elle s'affiche petit à petit, représentant un homme ou une femme en sous vêtements. Quelquefois le corps est coupé, souvent la tête. On peut voir un prix, éventuellement une description. Les mises en scènes sont surannées, elles cherchent à représenter l'intime, le quotidien et le bien-être. Elles évoquent immanquablement les catalogues de VPC de grande diffusion, ceux que tout le monde a feuilleté un jour en France : La redoute, Les 3 suisses, la CAMIF... C'est une madeleine partagée par un très grand nombre. En cliquant sous la petite flèche en dessous, on peu feuilleter les pages internet en avant ou en arrière. L'œuvre en comporte des dizaines, toutes sensiblement identiques. De petites variations dans la pose, le décor, le vêtement justifient le parcours.

On peut voir un garçon, puis une fille, quelquefois deux...

Les légendes accompagnent les images : madeleine pour les hommes, en référence à Proust, et Madeleine pour les femmes, en référence à Hitchcock. L'héroïne de Vertigo, femme-image appelée à incarner la mémoire de James Stewart. Je rajoute leur provenance et leur date entre parenthèses (Camif 98, La redoute 99).

Argument esthétique

Le but de cette série d'image est de réactiver chez le spectateur ses premières émotions érotiques.

La banalité des images les rend accessibles à tous. La conservation des prix, des descriptions, ainsi que la légende en désignent la provenance. Chacun peut ainsi se replacer dans la situation de lecture primordiale.

Leur débanalisation par le fond noir permet d'extraire l'image de son contenu habituel, que le spectateur continue peut-être à commander, pour le renvoyer vers ses émotions de jeunesse.

La succession homme-femme vise à ne pas discriminer aucune préférence sexuelle. Les travaux ne jugent pas. Le spectateur est libre de déterminer ses goûts, ses attirances. L'âge auquel fait référence cette pièce connaît théoriquement une indifférenciation du sexe de l'objet désiré.

La multiplicité de leur nombre est inspirée des procédés de Claude Closky. La multitude enlève l'importance du choix. Elle souligne la banalité et l'universalité de ce type d'image.

L'esthétique des photos se rapproche de celles de Manuel Ismora (collection Yon Ja et Paul Devautour). J'ai cherché comme lui des catalogues anciens pour me rapprocher de la période visée dans mes souvenirs et ceux de cette génération. Je n'en ai pas trouvé. Ce genre de catalogue se jette, de par sa banalité et son encombrement. Manuel Ismora refait carrément les photos. Je radicalise un peu plus le minimalisme de cette démarche, en samplant les images.

Les deux flèches en dessous des photos visent à conserver le procédé de feuilletage propre au catalogue. Je rends symboliquement le geste, associé à l'émotion par l'hypertextualité "rembobinable".

Technique

Les images ont été scannées puis réduites en JPEGS de qualité moyenne (Photoshop), pour rendre la qualité médiocre des pages catalogues.

Les pages internet ont été créée avec Claris Home Page. Un tableau élastique invisible permet de toujours maintenir les images et les flèches au milieu de la page et la légende en bas à gauche. Les liens sont seulement soulignés par la transformation du curseur en main.

 

3 Contamination érotique

 

3.1. Mots d'amour
projet pour une hypertextualisation des Cent-vingt journées de Sodome du Marquis de Sade

 

La littérature érotique est un genre très répandu et codifié. Les manières de transgresser les codes thématiques et narratifs de ce genre ont été poussées très loin ; par la littérature japonaise en particulier.

Dans le domaine français, le marquis de Sade est connu pour ses recherches sur les limites du corps (ou plutôt sa non-limite) et de la jouissance par la douleur. Si sa qualité d'écriture est attestée, il est plus rarement étudié pour l'audace narrative de ses ouvrages. Une de ses entreprises les plus hardies est sans doute la construction des Cent-vingt journées de Sodome. L'œuvre se structure mathématiquement.

La retraite érotique de quatre libertins est retracée en quatre parties. Chacune retrace trente jours, chaque jour faisant l'objet d'un chapitre. Cette division souligne que, comme dans tout territoire a-moral, la vie y est très réglée (horaires, rites...). La métaphore avec l'univers carcéral apparaît très clairement. La première partie présente les protagonistes et campe la logique de l'initiation, motivée en particulier par une liste d'êtres humains "amenés" pour servir d'arguments sexuels. Quatre sont assez inattendus : deux vieilles maquerelles très laides occupent une place de choix dans la hiérarchie du lieu. Elles sont invitées (et non kidnappées comme les autres protagonistes) pour scander le récit par des "histoires".

La grande histoire est là pour raconter des histoires ("petits récits" prônés par Liotard). Les cent-vingts journées traite autant des différentes manières de parvenir à la jouissance sexuelle que de les raconter. Plus on avance dans le récit et plus la narration est elliptique. La première partie est assez classique, les trois suivantes sont de plus en plus résumées, jusqu'à ne plus contenir qu'une série de mots par jour. Ce sont des scripts de narration, des voies de recherche données à l'imaginaire pour imager la suite. La montée dans la cruauté motive aussi ce choix. Nous pénétrons de plus en plus l'irreprésentable.

Il a été avancé que Sade n'avait pas fini son livre, que les trois dernières parties ne sont qu'un brouillon appelant un travail d'écriture plus approfondi. Je crois pour ma part qu'il a désiré ce montage. Voulu ou pas, le résultat s'avère lumineux. Il donne des scénarios d'images érotiques, des traces, des directions. Le lecteur entrevoit seulement par un "glory hole" verbal les scènes. Il surenchérit sur ce qu'est la littérature érotique, un prétexte à l'imaginaire. Il appauvrit au maximum l'écriture pour enrichir sa portée. Il supprime le superflu pour dégager l'essentiel : le mot, verbe ou substantif, pas d'adjectifs ou de conjonctions, le mot seul, sans fioritures pour le masquer, le mot cru que l'homme refuse d'entendre, l'image qu'il ne peut regarder en face sans la refouler immédiatement. Les mots reviennent jour après jour, médicalement presque. Chaque jour rythme la confrontation à des mots, ceux que Lacan traque dans ses séances de psychanalyse. Ceux que tout être humain remplace par d'autres tant ils leurs font peur.

Un site internet présentant les travaux de Lacan m'a montré quel usage faisait Sade de ces mots. Chaque phrase clef de Lacan comporte des hyperliens reliés aux mêmes termes, dans des phrases différentes.

Ils mettent en valeur le poids de certains mots (tabou, pulsion, manque, objet...). Le dernier chapitre des cent-vingt journées pourrait aussi se présenter comme cela. Cette lecture transversale mettrait en lumière les thématiques de Sade (sécrétions, membres, virginité...). Sade nous attend à chaque coin de chapitre pour nous assener des images irreprésentables selon une logique progressive, raisonnée, machiavélique.

Le principe d'hyperlien met en évidence de tels systèmes d'écriture et les optimise. Il est l'outil pertinent pour transcrire le mode de "propagation" de l'imaginaire, particulièrement au sujet de l'érotisme. Les images et les mots s'enchaînent par proximité, par contamination et non par logique. Un hyperlien permet d'atteindre le but que nous désirions inconsciemment sans savoir (ou oser) le formuler. Le domaine du sexe et de l'amour est de l'ordre du chaotique, non encore du formulé. Nous portons en nous une foule de pulsions que nous n'assumons pas. La morale, toujours garante de l'ordre social, opprime les pulsions du "ça" : crime, viol, inceste... Ce pouvoir d'auto-restriction est nécessaire à l'humanité, mais engendre des névroses et des psychoses qui ressortent sous une forme détournée dans la société. Le problème n'est donc pas réglé. L'homme présente toujours des pulsions animales de mort et de vie. Elles veulent surgir malgré les barrières du "moi" et ce sous n'importe qu'elle forme, détournées et morbides, quelquefois beaucoup plus grave que dans leur état primitif.

Un hypertexte érotique permettrait de mettre à jour les pulsions enfouies de chacun. Comme dans le livre dont vous êtes le héros, le participant se révèle au travers de ses choix : c'est l'enseignement de toute initiation.

Ensuite se pose la question éternelle : la représentation d'une pulsion ou d'un fantasme (pulsion scénarisée) pousse-t-elle à leur réalisation ou au contraire l'assouvit-elle ?

L'exemple de leur traitement par les tribus primitives me parait instructif. Ils font vivre aux jeunes de la tribu leurs pulsions lors d'initiations. Elles sont inscrites dans une histoire et dans l'Histoire de leur peuple, souvent dans leur cosmogonie. Elles sont strictement encadrées et dirigées pour permettre aux jeunes de vivre ce qu'ils n'ont même pas conscience de vouloir vivre. Ils le simulent, le dansent, l'exécutent symboliquement. Ils le vivent et l'évacuent ainsi, sans doute pour la vie entière. Les rites sont régulièrement renouvelés pour la santé mentale de la tribu. Nous sommes dans l'exorcisme de la simulation.

L'occident ayant coupé les ponts avec le merveilleux ne peut plus expulser ses pulsions, à part sur un divan de psychanalyste. Une simulation ou un récit bien mené pourrait permettre une évacuation plus saine et rapide de ces pulsions. La simulation du parcours initiatique de Sade optimisé par l'hypertexte permettrait une mise à jour des pulsions refoulées et leur jeu symbolique. L'intéracteur mettrait à jour ses pulsions et les résoudrait dans le même temps : double plaisir esthétique.

L'intérêt de présenter ce travail sur Internet, par rapport à la simulation cédéromique, est l'ajout d'un choix fondamental en fin de parcours hypertextuel : l'actualisation. Il faut toujours un but, une récompense à un parcours initiatique. Dans un livre dont vous êtes le héros, on délivre une princesse, on sauve un peuple, on tue un dragon, on trouve un trésor, ou tout à la fois. Ici, nous pourrons actualiser notre aventure par un retour au réel. Un dernier lien vous amènera vers un site en rapport avec vos fantasmes profonds, révélés par vos choix. Vous pourrez voir des photos de ce que vous désirez au fond, et converser sur un chat ou un forum avec votre communauté de désir.

 

3.2. Fenêtre sur l'intime
le site personnel

Deux citations sur l'éternelle ambiguïté reel-représenté :

"... implosant de l'intérieur et se disséminant sur toutes ses marges en direction de la vie et du monde, un art qui se déploie de plus en plus souvent aux limites de l'art et du non-art, entre lieux institués et lieux communs, entre culture et nature, en alléguant l'imprésentable, et qui se plaît même à se situer "hors-limites", comme à transgresser les frontières qui séparaient les disciplines traditionnelles et à explorer "l'informe". La volonté de rupture avec le passé qu'avaient manifesté les avant-gardes s'accentue alors, d'une part dans les techniques, qui se veulent les plus mixtes possibles, sans spécialisation et qui tiennent plus du bricolage que du métier; d'autre part, dans les tentatives de retrait de la conscience individuelle au profit de l'intuition, qui visent à restaurer l'unité oubliée du moi et de la nature." (Pierre Lamaison, Des trous dans le réel in Connexions implicites, catalogue de l'exposition organisée à l'Ecole Nationale Supérieure de Beaux-Arts en 1997).

Depuis les années dix de nombreux artistes regroupés dans un courant qui peut être qualifié d'essentialiste, à la suite de Kandinsky et de Malevitch, traitent de la "purification croissante des formes délivrées de toute attache au monde" (Anne Mœglin-Delcroix, Ce qu'il y a de vivant dans l'art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, p.ç) , prônent l'art pour l'art en s'attachant à la mise en évidence de la nature du médium. Cette conviction poussait les artistes à mettre en avant les procédés qu'ils employaient pour montrer qu'ils restaient dans la sphère de l'artefact et non du réel. Cette conviction esthétique se doublait d'une conviction éthique de "dire la vérité" au public sur leur création et de pas le tromper par l'illusion. Nous en sommes arrivés à des extrémités comme le groupe support-surface, qui atteignît dans cette optique la perfection, c'est à dire la mort.

L'école duchampienne qui pose la question de l'art en tentant toutes les possibilités de son élargissement est aujourd'hui beaucoup plus d'actualité, et plus en phase avec le mouvement de la vie dans son imperfection.

L'artiste contemporain puise dans tous les domaines et particulièrement ceux non-artistiques. La limite entre art et non-art, entre réel et représenté, se brouille. Le domaine de l'érotisme n'est pas épargné par ce phénomène. Le recours à la forme documentaire et l'irruption de plus en plus fréquente, de l'intime comme sujet, l'attestent. Les frontières sont de plus en plus floues. Des œuvres de "non-art" sont récupérées par le milieu de l'art et, d'autre part, des œuvres d'art sont diffusées comme objets manufacturés (comme l'atelier von Lieshoup). Jean-Noël René-Clair (JNRC, sigle de sa maison de production) par exemple, fameux réalisateur de films pornos gay s'est vu offrir une place de choix dans une exposition organisée par Bloc-notes. Pourquoi ce choix ? Tous les pornocrates vont-ils devenir artiste ?

 

corpus artistique : Jean-Noël René-Clair

Observons les photographies exposées. Des hommes, cadrés en plan américain se masturbent devant l'objectif. La lumière est crue, le décor est visiblement une chambre d'hôtel économique. Les hommes sont trapus, d'une musculature et d'une beauté raisonnables, l'air ennuyés d'être là. Ces représentions diffèrent radicalement de l'iconographie pornographique gay classique (esthétique nord-américaine) où les acteurs demeurent exagérément beaux et musclés, le décor est soigné, et surtout ils font semblant d'éprouver du plaisir.

Chez JNRC pas de "cinéma", le processus est toujours le même, l'homme se présente, se masturbe et s'en va. On peut l'apparenter à une démarche artistique contemporaine dans la rigueur, le minimalisme et la répétition du motif. L'utilisation de techniques documentaires (environnement volontairement précaire, accent mis sur la position socio-économique des modèles, mise en évidence du non-professionnalisme par la mostration de l'ennui des modèles) nous donne l'illusion de transgresser les barrières habituelles de l'intimité. Nous sommes "l'œil dans la chambre". Les photos exposées par Bloc-notes sont des "portraits en érection", poussant au bout la logique du portrait, à savoir révéler une part intérieure du sujet par son aspect extérieur. Nous voyons là révélée, la plus grande intimité, le phallus et, dans les films, la sécrétion séminale.

Cette esthétique est en fait calquée sur celle du "porno amateur" qui connaît une mode énorme dans le monde entier. Ce style est en fait très ancien puisqu'on en a retrouvé qui datent des années 10 aux États-Unis. Ils étaient appelés "stag films". Ils on souvent été commandés par l'état américain à des fins scientifiques, comme le Human sexual response ou le rapport Kinsey Ils ont en suite circulé sous le manteau. L'esthétique ayant plu, des studios américains clandestins ont décidé d'en produire. Ils reproduisaient cette esthétique de la proximité : "the girl next door".

 

Internet permet la diffusion de cette esthétique et la radicalisation de son impact par sa diffusion en "flux-tendu". L'entrée directe dans l'intimité et l'indécence d'autrui crée un espace de projection psychique des plus intenses. On voit, on entend les corps et les espaces d'intimité relatifs à l'érotique du nid. L'illusion est totale. Cette représentation comme un œil lancé dans le territoire d'autrui, comble du voyeurisme et de l'exhibitionnisme.

Loin de simuler, comme les sites japonais, l'expérience est réelle, quoique légèrement différée. Les exhibitionnistes ou autres acteurs de charme laissent une part de leur corps et de leur séduction sur un serveur, sorte de coffre renfermant leur part la plus personnelle, comme les modèles de JNRC.

Les sites personnels mêlent plusieurs traditions : le journal intime, le livre d'artiste, l'autobiographie, le book. Il permet de se livrer le plus complètement possible. Il apporte trois améliorations notables à ces médiums classiques :

- La technique permet une surenchère de voyeurisme grâce à la webcam, véritable caméra de surveillance de l'intime. Elle est à rapprocher de l'esthétique de la surveillance développée en particulier par Julia Scher. Cet outil vient se rajouter aux traditionnelles photos et vidéos diffusées sur le net.

- Sa médiatisation via internet et son référencement sur les moteurs de recherche permet une diffusion quasi-universelle.

- L'existence d'un lien vers le mail de l'auteur permet une prise de contact directe et anonyme. Celui qui restait auparavant distant, celui qu'on n'osait approcher par politesse ou peur devient accessible. L'accès neutre par l'écrit, esquivant toute crainte ou agressivité, facilite la communication. L'auteur n'est pas obligé de répondre.

C'est une connexion dans le respect car cette proximité reste virtuelle. Nous sommes dans un biface distance-proximité.

Une œuvre artistique va nous aider à mieux définir une esthétique du site personnel.

 

 

corpus artistique : Liliane Aimée Terrier Übersicht, 1998

Liliane Terrier montre à travers Übersicht que l'homme délimite son univers par des mots. Il se l'approprie par la description, en lui prêtant ses qualités, ses jugements, ses habitudes. L'homme habite le lieu par les mots, marque son territoire. Elle tourne de petites vidéos de ces espaces, on n'hésitera pas à emprunter leurs paysages à des personnes rencontrées sur des lieux qui leur "appartiennent", lieux exotiques pour nous, mais dont elles s'empresseront de nous donner un mode d'emploi possible. Il pourra s'agir aussi bien d'une propriétaire d'hôtel, d'un employé de vaporetto, ou d'un auteur ayant "bosquettisé" irrémédiablement un paysage et que nous nous plairons à citer. JNRC montre l'acte, donc l'amour et l'angoisse, Liliane montre elle, les lieux de l'amour, sans l'angoisse.

Le langage étant commun à tous les hommes, Liliane Terrier relie par un système d'hyperliens ces univers, "liens hypertextuels ne retenant que les shifters (agents de "fluidité amoureuse" selon Barthes)". Elle crée des passerelles entre nos intimités, des couloirs de dialogues entre des espaces habités par des mots. Nous avions délimité notre espace vital par un discours. Nous nous apercevons que ces bornes, ces petits cailloux de langue, délimitent un territoire contigu au notre. Il peut être à des milliers de kilomètres de là, mais une partie des mots qu'on lui a apposé pour le rendre intelligible nous est commune. Übersicht construit un système de connexions entre ces univers, une sculpture où les mots sont des liens à travers l'espace, des moteurs de téléportation. Un des facteurs esthétiques d'Übersicht vient de ce jeu intellectuel de croisement entre les univers, ce pouvoir d'ubiquité donné au spectateur. Un autre plaisir esthétique provient de cette joie particulière de rentrer dans la vie d'autrui. On l'est déjà lorsqu'on va chez quelqu'un pour la première fois, on l'est aussi sur internet, cela va plus vite, mais la présentation artistique de l'intime apporte une dimension nouvelle au plaisir.

L'artiste nous épargne la honte sociale de l'indiscrétion. On peut observer cet instant précieux de l'autre puisqu'on y est convié par un artiste qui assume cette transgression (Freud).

Übersicht réunit plusieurs univers personnels, plusieurs sites personnels, c'est une métaphore du serveur internet. Il relie l'image au lieu, condensé d'espace intime et une phrase, élixir de texte personnel. Il expose en une vision, un instant ce qu'est un site personnel : une bouteille dans la mer internet avec quelques indications pour retrouver l'expéditeur, juste un indice pour se retrouver. Les lieux d'intimité sont avant tout des lieux d'amours, Liliane Terrier les connecte dans un vaste territoire de l'amour. Nous avons vu dans nid d'amour que les lieux d'intimité sont des lieux d'amour, Übersicht les porte à l'échelle planétaire, abstraite, fidèle aux théories deleuziennes, comme Felix Gonzales-Torres.

La diffusion Übersicht sur internet est tout à fait pertinente, elle augmente sa portée par l'aspect symbolique qu'il endosse sur ce médium. Il fait sortir l'œuvre de son serveur pour aller sur tous les ordinateurs qui le veulent. Son aura en est agrandie (plus que le cédérom de Dominique Gonzales-Fœrster par exemple, refermé sur lui-même).

Amour universel quasi mystique. Il n'est pas inutile de rappeler que les pulsions amoureuses et sexuelles étant liées, ici, les sentiments débouchent sur du sexuel. Mais qu'en est-il si l'on ne sait pas où l'on va sur ce terrain ? Si l'amour va à celui qui saura éclairer votre lanterne ?

 

3.3. Lieux de rencontre
érotique conversationnelle

Nous l'avons vu, l'hypermédia privilégie le travail imaginaire, et par là l'érotisme. Le médium internet augmente ce processus en reliant directement l'interacteur à l'imaginaire d'autres êtres humains, à distance. Ils connectent les libidos. Les sites "roses", ceux de rencontres, les chats, les forums de discussion font légion et demeurent une source de revenus et d'échanges énormes.

Internet réactualise une figure classique de l'érotique littéraire ou cinématographique : la rencontre amoureuse. Il la met en scène, l'élevant au rang d'œuvre d'art, et ouvre la porte à l'actualisation (parfois décevante) du fantasme de rencontre.

Nous pouvons parler, pour l'adapter à internet, d'esthétique de la conversation, pour reprendre le terme de Paul Devautour :

"Il s'agit maintenant de réinventer entre artistes une communication généreuse et et désintéressée, capable de construire un monde de l'art transparent et coloré, basé sur le partage et l'échange." Nous y voyons là le retour à une utopie de l'amour un peu "baba cool" et certainement ironique.

Internet aurait favorisé ces habitudes, ou les habitudes artistiques de collaboration auraient favorisé l'émergence d'internet ?

D'après Liliane Terrier analysant Devautour, "L'art était en quelques sorte en avance sur les techniques, ces techniques peuvent devenir des modèles pour comprendre l'état présent du monde de l'art et même pour le transformer positivement." La technique révèle la réalité car elle est en fait une métaphore de la société. La société libérale est dangereuse et sans pitié. Il faut se relier par l'internet pour se soutenir contre ses agressions. Nous retournons à des valeurs de respect de l'autre par le biais d'internet.

Maren Köpp : "Richard Barbourgh rappelle que cette communication fait penser aux échanges de lettres au cours du XVIIIème siècle». Nous retournons donc dans vers un art érotique très prisé à cette époque-là : la conversation, mixée à l'art épistolaire, puisqu'il faut respecter un code scriptural à part entière.

Liliane Terrier fait cependant remarquer que Proust et Rousseau se défiaient au contraire de la conversation.

Rousseau se défiait de toutes les conventions, ce qui n'en fait pas un argument très valable contre la conversation : "Je ne sais si ceci tient à ma mortelle aversion pour tout assujettissement; mais c'est assez qu'il faille absolument que je parle pour que je dise une sottise infailliblement." Il était d'autre part très timide, ce qui le rendait sans doute peu agile à ce genre d'exercice, et donc amer à son égard. Mais nous pouvons cependant noter que la langue peut être un obstacle à la communication.

Les réserves de Proust son plus directement liées à l'amour. Deleuze note : "Devenir amoureux, c'est individualiser quelqu'un par les signes qu'il porte ou qu'il émet. C'est devenir sensible à ces signes, en faire l'apprentissage (ainsi la lente individualisation d'Albertine dans le groupe de jeunes filles). Il se peut que l'amitié se nourrisse d'observation et de conversation, mais l'amour naît et se nourrit d'interprétation silencieuse." En effet les mots trompent, pas les signes et les images. Les signes non-verbaux sont plus révélateurs.

Tenant compte de ces remarques, j'ai élaboré une pièce destinée à internet appelée Connexions et destinée à être réalisée à Bruxelles pour le projet IMAW durant l'année 1999-2000.

 

Pratique artistique : Connexions

Bruxelles parle deux langues, le flamand et le wallon. Les deux langues sont apprises à l'école. Cependant, chacun y parle forcément mieux la langue de ses parents. Il doit exister des difficultés de langue ralentissant les rencontres, de quelque ordre qu'elles soient. La rencontre est un de mes thèmes de prédilections. Il est la part de hasard du quotidien. Il est en cela une forme d'art personnel à réinventer chaque jour. Je suis en cela très influencé par l'esthétique relationnelle, dont Nicolas Bourriaud, son principal penseur, impute la paternité à internet (vecteur de discussion et collaboration gratuite). J'ai intégré ces facteurs de création : Bruxelles, la rencontre, le langage et internet pour le projet Bruxelles 2000.

Même si dans la pratique les bruxellois doivent fournir les efforts nécessaires pour communiquer, ce bilinguisme m'a poussé à réfléchir sur le statut de la langue et ce qu'internet pouvait y changer. Même si on parle souvent d'un retour à l'écriture sur internet nous avons aujourd'hui les moyens technologiques de détourner l'usage courant pour dialoguer sur internet. Nous sommes dans le domaine de l'effort quand nous cherchons à comprendre une langue étrangère, et non celui du plaisir et du hasard facilitant l'échange et la rencontre. Je propose une expérience différente de dialogue, au regard des évolutions techniques et psychologiques ( étudiées notamment par Sherry Turkle) qu'apporte internet dans notre vie.

Cette pièce sera un site internet de mise en relation d'intimités sans mot. Il parlera un langage universel : celui de l'émotion et de l'imaginaire, à savoir l'image.

Le principe est simple :

II consiste en un site internet basique détourné pour les besoins de la pièce. Ce pourrait être un site de rencontre (amical, amoureux...) banal, certains le prendront peut-être comme tel d'ailleurs, l'ambiguïté ne peut que renforcer la force de la pièce. Je n'apporte qu'un décalage de base au sites déjà existant, mais de taille. Il est obligatoire de s'y exprimer en images. Ce léger décalage amènera selon moi un discours tout différent des interacteurs, beaucoup plus poétique ou humoristique, en tout cas plus personnel.

 

Première page : un texte pour emmener progressivement l'interacteur de son monde de mots à celui du non-mot. Une première page bilingue (français-néerlandais) ou même trilingue (en ajoutant l'anglais pour respecter les codes du web) explique le principe de fonctionnement du site : c'est un site de rencontre où chacun doit passer des annonces par image.

Il est possible de consulter les annonces déjà passées ou de rajouter la sienne. Là, deux possibilités, donc deux liens hypertextes possibles : "preview des annonces" ou "remplir tout de suite son formulaire".

 

La page servant à rajouter son annonce consiste en un formulaire bilingue ou trilingue à remplir comme on en trouve des dizaines sur le web, mais au lieu de remplir les cases de réponse avec des mots, on est invité à le faire avec des jpegs ou des gifs (formats d'images utilisés sur le web). Leur qualité est égale (photo, dessin, logo, pictogramme...). Elles peuvent être tout simplement automatiquement jointes par e-mail, ou un autre moyen de transmission. Le formulaire sert de déclencheur imaginatif pour les intéracteurs, un tremplin pour libérer leur inspiration, pour la diriger dans toutes les directions. Ses termes en sont volontairement abstraits et poétiques ou au contraire très concrets, mais toujours inhabituels et décalés pour ce type de site. C'est une contrainte incontournable visant à établir des critères de dialogue de ce type de langage. Son efficacité passe par le choix pertinent des questions et leur nombre réduit. J'en entrevois trois pour l'instant, mais je monterai peut-être à cinq. Je préconise pour l'instant :

1- votre image préférée

2- une image de vous

3- une image de votre environnement

Ces catégories sont volontairement vagues pour être détournables à loisir. Leur formulation pourra changer (peut-être : devant vous, vous, autour de vous... ou des icônes).

 

La page de consultation des annonces comprend à nouveau cette liste. L'utilisateur clique sur la catégorie qui l'intéresse et tombe sur l'ensemble des images de cette catégorie. Il voit par exemples toutes les images fétiches des participants. C'est une sorte de mosaïque. Il va cliquer sur l'image qui l'attire. Il porte son choix sur une vision, un objet sollicitant son intuition, ses associations d'idées, son imaginaire et non sa rationalité comme peuvent faire certaines annonces. Au clic sur une image, on passe à la page de la personne dont est extraite l'image cliquée. Il y a là l'ensemble du questionnaire imagé répondu par un participant précédent.

 

Sur cette page, les différentes images du questionnaire, toujours rangées dans le même ordre pour que le consultant s'y retrouve instinctivement. Une icône désigne où cliquer pour y répondre. L'interacteur est averti qu'il ne peut répondre que s'il a déjà rédigé son annonce, sorte de fiche personnelle en quelque sorte. Il a été prévenu dès la première page du site. Sa réponse sera un lien établi vers les images de la personne qui le séduit. Il met en relation son bloc d'images avec celui de quelqu'un d'autre. Il établit une sorte de sollicitation de son monde à entrer en connexion avec celui de l'autre. La personne visée est jointe automatiquement par e-mail avec les images en question et l'e-mail de l'expéditeur. Elle décide alors si elle veut répondre, en texte classique à ce stade-là, de manière tout à fait privée. Les liens sont ajoutés au site. La rencontre naîtra de manière intuitive. Ce site ouvrira la porte à toutes les opérations mystérieuses se produisant dans une rencontre en chair et en os. Il évite ainsi les déconvenues des rencontres organisées par médias papiers, radio ou minitel par exemple.

 

Au bout d'un an, à la fin du programme Bruxelles 2000, une architecture d'images existera. Une sculpture relationnelle à parcourir. Un certain nombre de personnes fréquenteront le site, comme un café. Il est possible d'arrêter l'expérience ici. J'aimerais cependant pouvoir la continuer pour enrichir les deux expositions à venir. Pendant l'exposition à Bruxelles et Helsinki, j'aimerais pouvoir disposer d'un scanner pour permettre aux visiteurs d'interagir avec le site. Il me serais possible d'être là pour les aider à numériser les images qu'ils auront sur eux. Une caméra CUseeMe pourra servir à prendre une image des visiteurs s'ils le souhaitent...

Ou alors suffira-t-il de graver sur CD-Rom le premier site. Cela constituera la pièce à part entière. Il sera peut-être intéressant de maintenir un lien avec le site (qui serait encore en activité) après cette date.

 

Conclusion

 

Les hypermédias ouvrent de nouvelles portes dans la représentation de l'érotisme. L'imagination déployée depuis des milliers d'années au sujet de la sexualité se voit traduite par la simulation, l'hyperlien et l'hypercorps. Ce sont de nouveaux modes de représentation qui réactualisent certains thèmes anciens. Des figures oubliées de l'iconographie érotique renaissent de sous une autre forme.

La représentation du geste érotique a presque disparu de l'iconographie européenne depuis le 18ème siècle. Deux dimensions sont en effet bien courtes pour en saisir la grâce et la puissance d'évocation. L'interactivité et les ressources haptiques du curseur simulent cette part essentielle de l'érotisme.

Le jeu du curseur change l'esthétique du geste instrumenté. Le rollover induit une esthétique de la caresse, le clic une esthétique de la pénétration et le glisser-déposer de la conquête ou de la boulimie. Tous ces gestes exorcisent la pulsion du toucher tabou dans la tradition occidentale.

Le principe de l'hypertexte et de l'hyperimage rejoue le processus d'induction et de remémoration de la beauté et du désir comme l'a illustré Marcel Proust. Ils poussent à trouver son chemin sexuel en contournant les barrages de l'inconscient, de rejeter ses préjugés moraux devant la découverte de nouvelles normes communautaires et de simuler certaines pulsions tabous (violence, viol...). les chemins hypertextuels mènent à confronter ses pulsions avec celles d'autres personnes dans la découverte des sites personnels par exemple.

Les sites personnels dont certains sont de véritables œuvres d'art satisfont les pulsions voyeuristes et exhibitionnistes. Ils se relient à l'esthétique de l'intime (que j'ai appelée du nid) très prisée actuellement dans l'art contemporain. Les meilleurs sites sont faits par des minorités, ceux dont la pensée rejetée s'est construite à part en un monde cohérent.

Le recours aux mails et aux forums de discussions permet la rencontre et structure un hypercorps mondial.

Ce débouché sur l'actualisation d'un désir virtuel pousse à s'interroger sur la réalité d'une esthétique de la connexion. A quelle parenté esthétique peut-elle se rattacher ? L'esthétique relationnelle ou de l'intime en sont-elles les précurseurs ? Faut-il rester dans la conversation ? L'actualisation, la rencontre concrète via internet peut-elle s'inscrire dans une logique artistique ?

 

Bibliographie

G. Bataille, L'érotisme, Les éditions de minuit, arguments, Paris, 1957.

G. Bataille, Histoire de l'œil, Gallimard, L'imaginaire, Paris, 1967.

R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, éditions du seuil, «Tel quel», Paris, 1977.

P. Quignard, Le sexe et l'effroi, Gallimard Folio, Paris, 1994.

F. Alberoni, L'érotisme, Ramsay Pocket, Paris, 1987.

M. Duras, Les yeux bleus, cheveux noirs, éditions de Minuit, Paris, 1986.

 

L'intime, École supérieure nationale des beaux-arts, Paris, 1998.

 

catalogues d'exposition

 L'image n'est pas seule Exposition, Bibliothèque de l'université Paris 8, Saint-Denis, 1998.

Haptisch La caresse de l'œil, Cahiers de l'Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d'Olonne, 1993.

Manifesta 2, Biennale européenne d'art contemporain / Luxembourg, Agence luxembourgeoise d'action culturelle a.s.b.l. et Casino Luxembourg-Forum d'art contemporain a.s.b.l., Luxembourg, 1998.

 

presse

Positif n°96, Lexique de l'érotisme au cinéma, Paris, juin 1968.

 

Cédéroms

3ème biennale d'art contemporain de Lyon, Réunion des musées nationaux, Paris, 1995.

 

artintact 1, ZKM, Karlsruhe, 1997.

 

Sites internet

Liliane Terrier, L'art de la conversation sur le net ?

http://www.labart.univ-paris8.fr/artifice/artifices_4/terrier.html

 

Maren Köpp, Art sur réseau, quelques exemples

http://www.labart.univ-paris8.fr/artifice/artifices_4/koepp.html

 

remerciements

Je tiens à remercier : François Lenczner, Emmanuelle Grangier, Marie Chevais, Isabelle Arvers et tout particulièrement Frédéric Chanut.

mail : melt@cybercable.fr