Homesick Blues, poésie
sonore, 1'32", Paris, 2005.
Cette masse vague de homesick blues
Va-t-elle cesser un jour?
Issue d’une simple chanson d’amour
désaccordée mélangeant une chanson d’enfant
familiale
Va-t-elle cesser un jour ?
De ne plus répétitivement tambouriner, graver sur le cœur
Va-t-elle cesser un jour ?
Issue d’une flotte errante sans fin sans retour durant 3 ans et
demie
Dans cette immense mer sans bord sans limite désertée
Il est la seule planche de sauvetage
J’y grimpe, y aborde, m’y attache
Continuer à être l’ancien moi ignorer ce qui est
devant moi
Ignorer cette tristesse sans fin ronger
la dernière subconscience restante
Va-t-elle cesser un jour ?
Cette mélancolie lourde, pesante
De ne plus jamais submerger, imbiber, m’imprégner tout
corps
dans le passé sanglant
Devrait déjà être desséché, tari,
fané
Devrait déjà être cicatrisé, effeuillé,
tombé
Devrait déjà être coupé le cordon ombilical
mais affecter, s’attacher encore
Va-t-elle cesser un jour ?
Va-t-elle cesser un jour ?
« Est-ce que » n’est qu’un « est-ce que
»
C’est le poème que j’ai composé
avant de retourner à Taiwan.
Comme des lapins qui commencent à sentir le manque d’espace
et de nourriture, l’instinct de survie, le côté animal
chez les humains surgit. Mes écritures expulsent plus ce côté
non refoulé. L’ensemble de mes créations démontre
et dégage l’ambivalence de ce que je suis aujourd’hui.
Un proverbe chinois dit : tout est dans le non dit.
N’y a-t-il rien à dire ou sont-ce les mots qui manquent
?
Physiquement « je » n’est pas présent, que
la trace (photos) de traces (peintures), la trace de pensée (poèmes).
Pourquoi ne pas recourir à une autre trace intouchable, désincarnée,
le son ?
Ce poème est conçu pour être entendu plus encore
que lu, autant recourir au son ; mais de façon presque inaudible,
à travers le murmure, le chuchotement.
Le poème Homesick blues est d’abord écrit
en chinois, traduit en français, ensuite enregistré dans
le studio de son à Paris VIII. Parmi les versions en haute voix
et en chuchotement, je choisis le dernier en mélangeant les deux
langues car pendant l’enregistrement, je me sens mieux à
l’aise en chuchotant mon propre poème. Ai-je honte de ce
que je fais ? C’est audacieux de le prononcer en haute voix sans
hésiter, de laisser couler le sentiment. À cet instant-là,
je le sens inapproprié et gênant et je serais mieux à
l’aise et être moi-même en me voilant derrière
le chuchotement. Tout cela vient naturellement et instinctivement. C’est
le côté refoulé du moi, un cri sourd, étouffé,
une violence de se tenir, de ravaler le cri dans la gorge.
A l’aide du logiciel « Audacity », mélanger
deux langues différentes, augmenter ou baisser le volume, répéter
en écho quelques phrases pour renforcer les effets de l’entente
et de la non-entente, qu’il ne reste que les sons des mouvements
de la bouche et de la langue.
C’est une composition destinée à trois genres d’auditeurs
: ceux qui parlent français, ceux qui parlent chinois, et ceux
qui comprennent les deux langues. Leur superposition me permet de jouer
en alternance de la question « va-t-elle cesser un jour »
en français ou en chinois, et des thèmes principaux, comme
« cette mélancolie lourde, pesante » en chinois ou
en français.
Jouer avec le son les rend plus bruts, plus directs, plus provocateurs
ces mots ; et plus susceptible de capter, d’attirer l’attention
des spectateurs.
Les phrases comme « va-t-elle cesser un jour » se répète
dans le poème pour interroger et m’interroger en même
temps. D’autres comme « passé sanglant », «
la dernière subconscience restante » sont mises en valeur
pour résonner, provoquer des émotions primaires, faire
réagir l’auditeur. Il aura été rendu d’autant
plus perméable et réactif que sa curiosité aura
été amorcée, irritée par le chuchotement
et l’usage de l’écho. Envie de connaître, mots
mêlés de deux langues qu’on arrive presque à
saisir ; mais qui reste pourtant hors de portée. Ceci provoque
une incapacité à écouter, à analyser ce
poème selon des critères culturels plus rationnels ou
théoriques et permet cette réaction émotionnelle
plus profonde, plus inconsciente qui est aussi recherchée dans
mes peintures.
L’auditeur n’est lui alors plus en retrait, protégée
par sa carapace culturelle et ses outils d’analyse logique. Les
quelques mots et phrases saisies suffiront à faire travailler
librement son imagination ou sa mémoire, à lui faire saisir
l’essentiel du poème, son émotion ; plutôt
que de courir le risque qu’il ne s’arrête qu’à
l’esthétique de la composition.
Ainsi, en dehors de l’image, la lecture, le son, peuvent créer
une troisième dimension, qui renforce l’immersion dans
le monde de l’artiste afin que les spectateurs/auditeurs ne puissent
plus se distancier si facilement de l’œuvre présentée.
On peut en effet s’empêcher de regarder quelque chose, ou
ne pas s’y confronter directement beaucoup plus facilement qu’on
échappe au son.
Le son entre, qu’on le veuille ou non, directement dans les oreilles.
Le visible n’est pas toujours lisible, mais l’audible est
plus direct et fait réagir le cerveau, influence ou perturbe
la pensée, et crée toujours une atmosphère, un
environnement qui vous submerge.
Comme les poèmes, indépendants ou inspirés par
les images, sont venus en général après une saturation
de souffrance, peut-être est-ce pourquoi mes poèmes sont
plus forts que les images, exprimant encore plus directement et touchant
le point essentiel. Le français, autrement que ma langue maternelle,
ne me contraint plus à suivre toutes les règles. N’ayant
jamais eu non plus de formation académique littéraire,
plus de fardeaux de déjà-vu ni de référence,
il n’y a donc plus de barrières. Je me suis rendu compte
aussi de l’avantage ou plutôt de la particularité
de mes poèmes, c’est la formation d’origine artistique,
me permettant d’avoir une vision d’images avant l’écriture,
qui y en évoque.