Zeno’s paradox

 


Je ne connaissais pas du tout le travail de Robert Arnold . Grâce aux conseils de mes professeurs, j’ai assisté à des projections dans le cadre des 8èmes Rencontres Internationales Paris/Berlin le 7 Novem-bre, 2004.


Ayant vu et beaucoup apprécié “La jetée” de Chris Marker, j’ai donc choisi le thème sur le “Photo/montage” dans le programme. Cette séance était focalisée sur la relation entre les images fixes et le film. Les réalisateurs participants nous ont montré toutes sortes de possibilités pour interroger cette relation selon la sensibilité personnelle et le thème traité.


Parmi les six ou sept films présentés, j’ai été particulièrement attiré et même fasciné par la simplicité et la profondeur de “Zeno’s paradox” de Robert Arnold. il s’agit pourtant d’un petit film en noir et blanc d’une durée de cinq minutes et quinze secondes.


Robert Arnold est un artiste américain. Il enseigne à l’université de Boston. Il a remporté plusieurs prix pour ses court-métrages. La liste de ses œuvres connues est la suivante (en anglais):


Four movements for double-eight camera, 1983, 4:00
Travelogue, 1991, 12:00
The morphology of desire, 1998, 5:45
Triptych, 2000, 2:45
Zeno’s paradox, 2003, 5:15


Il s’intéresse notamment à la relation entre images fixes et tempo-relles dans leurs rapports avec la perception de l’espace et du temps. Cela me donne envie de voir ses autres films, mais malheureusement je ne les ai pas trouvés soit au Centre Georges Pompidou soit sur Internet.


Zeno’s paradox, Le paradoxe de Zeno, récompensé par le grand prix du “Split international festival of new film in Croatia” 2003, peut être vu indépendamment, sans connaître l’origine de son histoire. Mais si on la connaît, ce film dévoilera plus de dimensions.


En fait, il s’agit d’un ancien théorème des philosophes grecs, déve-loppé par Zeno d’Elea (né le 490 Avant Jésus). Achille, le héros, dix fois plus rapide qu’une tortue, n’arrivera jamais à dépasser cette-dernière, s’il lui donne cent mètres d’avance. Car si Achille parcourt en dix se-condes ces cent mètres, en même temps, la tortue arrivera exactement à la hauteur des cent dix mètres. Achille n’aura besoin que d’une se-conde pour parcourir ces dix mètres, mais au cours de cette seconde, la torture avancera d’un autre mètre et ainsi de suite, jusqu’à l’infini.


L’histoire décrite ci-dessus, est le point de vue plutôt passif de ce-lui qui court toujours derrière quelqu’un d’autre pour rattraper son retard. Au lieu de courir après la tortue, si Achille met l’accent sur le temps re-quis pour la surpasser, une attitude plus pragmatique, douze secondes lui suffiront pour atteindre cent vingt mètres et son concurrent n’atteindra que cent douze mètres. Ainsi à travers les époques, ce théorème a dé-montré l’écart entre le monde abstrait des nombres et celui concret de la vie.


A partir de cette histoire, Robert Arnold nous montre son interpré-tation visuelle de ce théorème sur l’écran conventionnel d’une salle obs-cure de cinéma. Avec la caméra sur pied, d’un point de vue plutôt objec-tif, nous nous retrouvons dans une aire de pique-nique. De loin, on voit un paysage hivernal et maussade avec des arbres sans feuille.


Toujours sur pied, La caméra se rapproche avec lenteur de l’arbre au milieu du champ, en même temps on voit passer des voitures et des promeneurs à l’arrière plan. La caméra n’avance pas directement jus-qu’au bout. De temps en temps, Robert Arnold introduit un montage avec le même plan, la même taille d’images mais à une heure différente signifiant aussi le changement de temps, comme le relais des images, puis continue à se rapprocher de l’arbre.


Progressivement, on remarque que sur l’arbre, s’accroche quelque chose de rectangulaire. L’auteur garde le même cadre mais change en-core les images en une douce transition, parfois recule un peu, ensuite poursuit son voyage.


Lorsque l’on voit bien les rides sur l’écorce, on distingue enfin le contenu de la forme rectangulaire: une photographie prise comme tout au début du film mais avec le paysage ensoleillé. Pour un spectateur sensible, il pressent déjà une sensation bizarre éprouvée souvent dans les films policiers, voire d’horreurs.

Le déroulement du film nous dirige vers la photographie jusqu’à ce que son cadre coïncide parfaitement avec celui de l’écran. Ainsi à partir de ce paysage lointain mais plus lumineux, on recommence le même cycle avec des variations de vitesses et de directions de mouvements comme une sorte d’hésitation ou de vibration. C’est peut-être à cet ins-tant que le public commence à avoir une vague compréhension sur l‘intention de son auteur et à saisir un peu la règle du jeu.


Au cours du film, le volume du son, qui n’est pas mélodieux, sim-plement un bourdonnement, est synchronisé avec la rapidité du zoom. Ce bruit, qui n’est pas humain, à la fois incompréhensible et universel, renforce l’aspect insaisissable et surnaturel d’un paysage banal. Il nous rappelle l’environnement chaotique où vivaient nos ancêtres dans la nuit des temps.


En suivant le mouvement accompagné par la sonorité monotone, le public entre dans l’espace puis en sort, il pénètre dans le secret du temps, parcourt les saisons puis s’en éloigne. Petit à petit, le spectateur ne sait plus où il se trouve et se perd entre le passé et le futur. La même situation se répète en boucle.


Le paysage ouvert en plein air, en noir et blanc, très sobre, souli-gné encore plus par des arbres verticaux et des lignes horizontales, nous renvoie au voyage du début de “2001, l’Odyssée de l’espace”. On est dans un endroit où la gravité n’existe plus, où le temps est éternel: un angle de vue céleste de Dieu. Enfermés dans un univers inconnu, ensorcelés par un murmure indéchiffrable, nous errons entre les images, sans savoir pourquoi.


On peut dire que la photographie, qui sert de repère, saisit une partie de la vérité instantanée, et les images temporelles qui gardent les traces du trajet, représentent l’autre partie de la vérité d’une période. Mais il ne faut pas oublier que les images temporelles sont construites par l’accumulation des photographies prises successivement. L’une est l’origine des autres et les autres prennent le relais pour construire la première. Et à chaque instant, si l’on arrête les images temporelles, celle qui reste sur l’écran devient à la fois une autre conséquence et une au-tre origine. La fin est le commencement.


La photographie signifie aussi une fenêtre qui symbolise l’espoir. Par cette fenêtre, nous trouverons le soleil. Mais au bout d’un moment, nous réalisons qu’elle ne nous mène pas à la terre promise, et que tout est une illusion à laquelle nous nous attachons.


Lorsque nous montons dans ce véhicule de lumière, nous tombons aussitôt dans le tunnel du temps et rencontrons une sorte de destin in-contournable: tous les efforts sont inutiles. Ainsi nous nous sentons très fragiles et très désespérés. Peut-être est-ce à ce moment là que le film m’a fait peur, et que j’ai éprouvé une admiration pour Robert Arnold.


Sans intrigue, ni parole narrative, Robert Arnold nous démontre le pouvoir fort des images. Comme une magie, avec peu de moyens et une maîtrise bien dosée, il provoque chez le spectateur une violente émotion qui est à la fois solennelle et inquiétante. L’ambiance qu’il donne est tel-lement intense que l’on a l’impression de ne pouvoir jamais s’en sortir. Sauf si la mort nous emporte ou si le courant électrique de la cabine de projection est interrompu. Nous sommes manipulés par seulement quel-ques morceaux d’images temporelles et une seule image fixe.


On peut faire une analogie entre le théorème de Zeno et le film de Robert Arnold. Robert Arnold démontre ce paradoxe par des images tandis que Zeno en débat avec des mots.


Au début, la distance entre l’arbre et l’objectif de la caméra est de cent mètres. C’est à dire, la photographie qui est sur l’arbre marque la borne de cent mètres. Le spectateur s’appelle Achille. Il court à la vi-tesse du zoom. La photographie qui n’a pas l’air mobile, ressemble à la tortue. Chaque fois qu’Achille arrive au pied de l’arbre, la tortue a déjà grimpé sur un autre arbre.


Mais si au moment où nous arrivons à la hauteur de la photogra-phie, au lieu d’entrer dans le cadre et d’accepter d’être hypnotisé, nous passons à côté de l’arbre et continuons notre chemin, le cauchemar s’arrêtera.


Suivant le même raisonnement, si le film continue à nous hanter comme un cercle vicieux, il suffira que le spectateur détourne son regard de l’écran et sorte de la salle de projection pour s’empêcher de chuter.


Inspiré par Robert Arnold, ma version de l’interprétation de ce théorème est très simple et très familier. Je change le contenu de cette photographie par mon visage reflété par un miroir. Lorsque le spectateur parcourt mon beau visage puis se rapproche de l’une de mes pupilles, il y trouvera mon sourire mystérieux éclairé par mes yeux brillants. De cette façon, il entrera dans l’abîme de mon âme qui paraît très profonde mais en réalité très superficielle comme l’épaisseur d’un miroir.


Cela me rappelle une histoire racontée par Oscar Wilde. Après la mort de Narcisse, le lac a dit: “Je pleure pour Narcisse, mais je ne m’étais jamais aperçu que Narcisse était beau. Je pleure pour Narcisse parce que, chaque fois qu’il se penchait sur mes rives, je pouvais voir, au fond de ses yeux, le reflet de ma propre beauté.”

retour