Le passage

 


L’art vise à imprimer en nous des sentiments plutôt qu’à les exprimer.
Henri BERGSON


Ma première rencontre avec Bill Viola, américain, né à New York en 1951, une figure importante de l’art visuel, se déroula dans un cours intitulé « vidéo numérique, images de surfaces » de Madame Sabine Bouckaert.


Nous avons vu Migration (1976), The reflecting pool (1977-1979), A portrait in light and heat (1979), et The ancient of days (1979-1981).


Ce sont des vidéos en couleur, toujours sans paroles, qui montrent, pour moi, des réflexions proches de celles des asiatiques. En plus, toutes ses images font appel aux peintures, soit un portrait, une nature morte, un paysage, ou un tableau abstrait. Ainsi lors du défilement des images, on a l’impression de voyager entre la surface et l’espace. Les vidéos nous emmènent dans un monde à la fois inconnu et familier, lointain et proche: inconnu et lointain de sa forme; familier et proche de son fond. Bref, c’était une expérience inoubliable.


Parmi les quatre vidéos, je suis attiré particulièrement par The ancient of days. Il s’agit d’une oeuvre très énigmatique et plus longue que les autres. Je ne peux pas exprimer ou résumer précisément ce que Bill Viola a voulu dire, mais je crois pouvoir comprendre son intention et déceler à peu près sa signification.


Au début, je voulais analyser The ancient of days en lui donnant un sous-titre comme « Dieu assis au bord de la fenêtre de sa salle de séjour », mais finalement la vision de son autre vidéo Le passage (The passing), seule disponible à la médiathèque, m’a fait changer d’avis. J’éprouve une grande urgence à éclaircir un doute qui me hante depuis longtemps. Étant donné que The ancient of days est très intéressant, je serai peut-être amené à partager mon opinion à une autre occasion.


La raison pour laquelle je voudrais parler de Le passage (premier prix au Festival International de vidéo, Cidade de Vigo, Espagne) est que cette vidéo réalisée en 1991, en noir et blanc contrairement à ses œuvres précédentes, sans parole, d’une durée de cinquante quatre minutes (54’), déstabilise mon concept sur la narration d’une histoire.


Je pense que Le passage de Bill Viola se situe aux antipodes de La jetée de Chris Marker. À part le côté noir et blanc, techniquement parlant, les deux œuvres n’ont rien en commun, mais curieusement j’ai été touché respectivement par l’une et l’autre. Ainsi ce phénomène me fait réfléchir sur leurs procédés différents qui me vont également droit au cœur.


Étant amateur de littérature, j’avais tendance à faire passer les mots avant les images. Je pensais qu’un roman possédait plus de pouvoir pour provoquer l’imagination de son lecteur qu’une peinture à l’égard de son spectateur. En plus, le roman nous demande de consacrer plus d’effort pour entrer dans son univers qu’une peinture ne l’exige. Par conséquent, la littérature est une forme d’art relativement plus vénérée qui fait appel à notre intelligence, notre expérience et notre sensibilité.


Cette opinion peut servir à l’interprétation et à l’appréciation de La jetée de Chris Marker, mais est apparemment inappropriée pour expliquer Le passage de Bill Viola.


Je me demande: Pourquoi ? Comment ai-je reçu Le passage ? Comment fonctionne-t-il sur moi ? Constamment perdu dans des images temporelles, sans l’aide de parole, comment suis-je arrivé progressivement à saisir ce que Bill Viola avait voulu exprimer ? Qu’a-t-il fait pour parvenir à me communiquer ? Quelles sont les nouveautés crées dans ce bande vidéo ? Malgré l’emploi d’une stratégie opposée de celle de Chris Marker, Bill Viola réussit à m’émouvoir autant que Chris Marker. Pourquoi ces deux méthodes extrêmes peuvent-elles coexister et triompher dans le même médium (film ou vidéo) ? Ce phénomène est-il une des caractéristiques de ce médium ?


Chaque morceau d’images temporelles ou fixes a des possibilités d’idées exprimées sous une forme visuelle et sonore. Le montage est le rangement, l’organisation des images. L’ordre des images va changer la signification des données. Si on compare une vidéo ou un film avec un récit dans la littérature, on trouvera que les morceaux d’images sont parallèles aux paragraphes. Une adéquate composition des paragraphes assure la qualité d’une rédaction.


On peut ajouter une voix-off dans un montage pour renforcer le lien entre les images comme le fait Chris Marker dans La jetée. Ainsi les images deviennent une sorte d’illustration, plus ou moins calquée sur la parole. La signification ou l’interprétation des images est donc imposée et dirigée par la pensée trouvée dans la parole.


Mais selon les éléments innés, comme l’objet symbolique, la forme, la composition ou le cadre, la couleur et la vitesse, on peut aussi monter les images par analogie, association, déduction ou par induction, sans appeler à l’aide la parole pour donner un sentiment justement comme dans Le passage de Bill Viola.


Dans le premier cas, le réalisateur prend la responsabilité de nous mener verbalement quelque part. La fin du voyage ou la réflexion inspirée de ce voyage, peu importe qui est une conclusion inattendue, une confusion ou une compréhension personnelle, est déjà prévue. Avec son explication détaillée, il nous aide à parcourir les images comme un touriste avec son audio-guide dans un musée. Pour un spectateur attentif, la question suscitée pendant le défilement des images, est peut-être: où va-t-il m’emmener ? En attendant que le réalisateur nous annonce la fin, on se propose parfois des possibilités et se laisse la plupart du temps emporter par lui volontairement.


Pour la deuxième situation, avec une indication vaguement présentée, l’auteur nous laisse plus de liberté pour interpréter les images. En suivant la projection des images, le spectateur est invité à organiser son propre voyage et c’est à lui aussi de filtrer et digérer les informations brutes pour trouver leurs sens. C’est un peu comme dans la vie quotidienne, devant un même événement, chacun reçoit et remarque des choses différentes, et en tire ensuite des conclusions variées. Ce qui importe est de donner au spectateur une occasion d’expérimenter la situation lui-même, et non pas de lui montrer directement une conclusion. Il nous expose la situation telle qu’elle est dans la vie de façon réaliste, et ne l’explique pas non plus comme dans ce monde où on n’a pas toujours un professeur à côté de nous. Ce qui compte est le processus et non pas le résultat.


Si l’auteur est plus habile, en gardant l’aspect esthétique il réussira plus facilement à faire ressentir à ses spectateurs ce qu’il veut montrer. Si le spectateur est assez sensible aux signes, il arrivera à saisir l’essentiel et parvenir à résonner avec son auteur. Ainsi ce genre d’approche est parfois moins efficace pour atteindre son but. Il faut souvent accumuler, préparer et laisser fermenter une sorte d’humeur ou d’émotion, le langage universel, pour rendre plus évident ou moins obscure ce que l’auteur veut dire. Cela explique-t-il peut-être la longueur presque double de Le passage par rapport à La jetée (29’).


La parole dans un film n’est pas toujours négative. Tout dépend comment l’aborder. On peut jouer avec les mots pour faire basculer la notion de temps ou employer des phrases poétiques, ambiguës ou philosophiques pour faire douter de leur sens et ainsi réussir à faire réfléchir le spectateur. Avec une parole bien travaillée, il faut aussi prêter attention aux images. C’est peut-être la raison pour laquelle Chris Marker choisit des images fixes (des photographies) pour raconter son histoire. Vu que la parole est souvent très explicite, si Chris Marker utilisait des images temporelles, La jetée nous émouvrait-elle encore? Je pense que ses photographies servent à donner des informations de base à partir desquelles le spectateur peut développer son imagination visuelle comme en lisant un livre avec des illustrations. À mon avis, La jetée est plus proche d’un livre que d’un film. Et la parole que l’on entend, est notre voix silencieuse lorsque nos yeux balaient les mots l’un après l’autre, de gauche à droite sur une page. Cela peut être justifié par la phrase montrée au début du film: « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance ». Cette phrase écrite évoque chez le spectateur l’ambiance familière lorsqu’il est devant son livre. La beauté qu’atteint ce film se situe à l’espace épargné entre la narration et les images fixes, qui est libre à son spectateur de le remplir. Si l’on apprécie ce film, une partie importante doit être attribuée à notre participation.


Durant le défilement des images de Le passage, bien que l’on ait toujours une impression dans le brouillard, un certain niveau de compréhension s’établit petit à petit. Ainsi malgré sa complexité, on arrive à conclure que Le passage comprend les principales scènes suivantes:


L’homme barbu (joué par Bill Viola lui-même), respirant difficilement dans son lit, est constamment dérangé par quelque chose. Tourmenté, il passe de l’éveil au sommeil. Des images sans relation évidente défilent tour à tour. On se demande: Quelles sont ces images ? Représentent-elles sa pensée, sa mémoire et son rêve ? On ne sait pas non plus s’il s’agit de la réalité ou de l’illusion.


La projection des images s’interrompt lorsque l’homme se réveille à cause peut-être de la chaleur, de l’angoisse, de la peur ou du bruit. On le voit dans sa chambre au milieu de la nuit. On entend l’aboiement d’un chien, le bruissement des insectes ou le vacarme des voitures dans le voisinage.


En gros plan, ses yeux clignant dans l’obscurité symbolisent une porte et une clé qui nous conduisent vers le territoire mystérieux de son âme. Quand ses paupières se ferment, il semble que l’on entre dans le tunnel du fil de ses idées et que l’on perçoit son paysage intérieur.


Les scènes dans lesquelles il ne dort pas bien et tourne dans tous les sens, offrent une indication de l’espace, du temps et de son état d’esprit. Elles constituent un élément essentiel de la narration de cette vidéo et lui donnent un rythme du déroulement de l’histoire. Lorsque le spectateur perd son repère et risque de se noyer dans une mer d’images, elles le sauvent et l’emmènent sur la terre ferme qui appartient au domaine sûr de la conscience.


Si on enlève les scènes des yeux et les remplace par la vue subjective avec la chambre, le verre et le réveil pris dans la main, l’histoire sera probablement moins évidente mais plus proche de la réalité.


La naissance d’un bébé; une vieille dame malade et sa mort à la fin; l’enfant de deux ou trois ans sort de l’eau, court sur la plage ou tombe par terre; le vieux monsieur tenant compagnie à sa femme dans son lit d’agonie, perd son équilibre sur une colline rocheuse; la catastrophe d’une inondation où des maisons et des voitures sont détruites; désignent plutôt le passé réel, mêlé de joie et de peine, dans sa mémoire.


La scène étrange de la nature morte sous l’eau, la scène angoissante de l’homme se débattant dans l’eau et la scène absurde de l’homme conduisant une voiture dans son sommeil sont peut-être l’oeuvre des rêves.


Les cieux étoilés, les paysages désolés du sud-ouest des États-Unis devant lesquels on se sent petit et insignifiant, la ville déserte dans la nuit reflètent probablement un état d’esprit solitaire et un monde froid où habite cet homme qui dort.


Le train et le tunnel, les voitures sur la route, l’avion dans le ciel, le vélo d’un enfant et sa voiture miniature, symbolisent le voyage dans l’espace et dans le temps pour chercher ou échapper à quelque chose. Ils font penser que la vie est aussi un itinéraire allant de la naissance à la mort.


On peut dire que les deux cas décrits ci-dessus font partie d’un sentiment ou d’une pensée non-verbalisée avant d’entrer dans la léthargie profonde.


Ainsi toutes les scènes marquent la transition de la conscience à l’inconscience et le passage du regard des yeux au regard du cœur.


Mais comment Bill Viola organise-t-il les images afin de leur donner du sens? L’ordre de ces images correspond-il au fonctionnement de notre cerveau ? Quels moyens Bill Viola adopte-t-il pour qu’une parole silencieuse puisse engendrer des images?


En fait, Bill Viola rassemble ses images d’une façon très subtile. Entre les morceaux d’images, on trouve toujours une sorte de lien qui d’abord permet le montage audiovisuel, puis assure le déroulement de la pensée ou du sentiment.


Par exemple, il y a une image qui montre le portrait de l’homme barbu, un regard vers le spectateur, l’image suivante, c’est le visage d’un enfant qui nous regarde de la même manière. Le montage insiste sur l’analogie (en réalité, l’enfant est le premier fils de Bill Viola), mais aussi pour nous dire que malgré son âge, son attachement à sa mère, la vieille dame mourante, s’identifie à celui de l’enfant.


Le visage du bébé, qui vient de naître, avec beaucoup de plis, renvoie à celui de la vieille dame rempli de rides, comme si sur leurs visages, le début et la fin de la vie se rejoignaient, et le cycle humain se répétait. Mais l’interprétation ne s’arrête pas là. Le bébé est encore lié à sa mère par le cordon ombilical. Il faut le couper pour qu’il puisse être indépendant et commencer sa vie. En revanche, la vieille dame, maintenue en vie par un tube sous la gorge, est en train de mourir. Un jour, inévitablement, on lui enlèvera ce tube et on la laissera partir vers un autre monde.


Tout cela n’est pas anormal. Comme dans les cieux, certaines étoiles brillent, clignotent, puis s’éteignent, mais en même temps d’autres naissent.


Bill Viola crée une métaphore entre le visage rude de la vieille dame et la terre érodée comme si lorsque la dame décédait, la vie de l’homme barbu se transformerait en désert sans plus aucune inspiration.


L’homme barbu, ayant un problème respiratoire, préfère peut-être vivre dans l’eau de la mer, c’est à dire : dans le liquide amniotique dans le ventre de sa mère où il se sent à l’aise. Sans sa mère, il coupe tout le lien avec ce monde et choisit de se noyer dans son chagrin comme à la fin de cette vidéo.


Rien d’étonnant à ce que la lumière occupe une place de choix dans ce film. Elle est à la fois fantastique, poétique et inquiétante. Par exemple on trouve la pleine lune; la lumière éblouissante d’un train sortant du tunnel; les phares de voitures en forme de spermatozoïdes qui se croisent sur la route; une bougie dans un restaurant que l’enfant regarde attentivement; une longue bougie allumée par la vieille dame lorsqu’elle était encore en bonne santé, à l’occasion d’une panne électrique (à cause de l’inondation ?); les bougies dont les flammes flottent au vent dans une église, un cimetière ou une ruine; les lumières scintillant sur les cimes des bâtiments modernes et une lampe sous l’eau qui compose une partie de la nature morte. Je pense que la lumière dans ce film représente les moments intenses de la vie quotidienne et éclaire notre existence ordinaire. La lumière signifie aussi la force et la valeur que l’on transmet de génération à génération comme le relais dans une course.


Dans Le passage, un simple drap joue aussi un rôle important à différentes étapes de la vie humaine. D’abord on fait l’amour sous le drap, puis on accueille le nouveau né avec une serviette, ensuite il dort dans la couette et enfin on le recouvre d’un linceul après sa mort. Chaque fois que le drap apparaît, il prend une forme, une matière ou une fonction différente. Pourquoi cette image de drap ou sa ressemblance nous revient-elle plusieurs fois au long de ce film ? Bill Viola a peut-être sa raison personnelle, mais n’est-ce pas parce qu’un enfant ne peut jamais se séparer de son doudou afin de se sentir en sécurité ?


« La nature morte » que j’ai mentionnée plus haut, se compose d’une lampe allumée, d’un vase avec des fleurs, des récipients, des papiers ou un journal sur une table, devant se trouve une chaise. Tous ces objets rassemblés ressemblent au motif déployé par un peintre durant son exécution d’une toile.


La nature morte est un thème déjà abordé dans le début de The ancient of days, mais à ce moment là, elle était en couleurs et se rapprochait d’une peinture qui est peut-être sa source de création. Dans Le passage, la nature morte non seulement devient une grisaille ou une photographie en noir et blanc, en plus Bill Viola la met sous l’eau. Après avoir vu un homme sortir de l’eau (un mouvement ralenti et à l’envers), entouré de boules, la tranquillité présentée par la nature morte a été secouée et tous les objets sur la table y compris la chaise ont été renversés. Qu’est-ce que Bill Viola veut dire ? Cela implique peut-être que sa vie a été bouleversée quand il a voulu s’éloigner de l’origine de son inspiration et renoncer à la protection de sa mère.


Si la surface est le début de la démarche artistique chez Bill Viola, on comprendra mieux sa préférence de garder le côté muet de la peinture dans ses images. Il laisse les images nous parler dans une langue picturale tel qu’un tableau nous frappe.


Si Bill Viola pense avec des images, on peut présumer que Chris Marker fonctionne avec de la prose, et le film est un beau métissage de la peinture et la littérature. Cela explique pourquoi malgré leur différence, les deux façons extrêmes de Bill Viola et Chris Marker peuvent réussir également dans ce domaine cinématographique.


Lorsque les images nous sautent aux yeux, elles réveillent chez nous quelque chose et déclenchent une série de souvenirs personnels. Surtout quand il s’agit des sentiments fondamentaux comme l’amour, la mort, la souffrance, etc... où le langage est superflu, on peut vraiment recevoir l’essence du message envoyé par son auteur. Mais si l’on veut traiter une histoire dans laquelle les intrigues sont compliquées ou un cas spécial, une expérience particulière que peu de gens ont vécue, la méthode de Bill Viola fonctionne-t-elle encore? Avant tout, les peintures au premier temps, provoquent plutôt des émotions que des idées. Ce qu’elles sont chargées de transférer est une sensation plus vague et moins descriptible, qui est le contraire du rôle des paragraphes dans la littérature.


Bill Viola applique dans ce film des effets comme le mouvement ralenti et l’inversion pour faire ressentir au spectateur le temps. Le mouvement ralenti d’une main (d’une infirmière ?) essuyant le nouveau né avec une serviette, nous fait assister à un moment intense du début d’une vie. Face à un événement émotionnel, on a tendance à ralentir chaque seconde de son déroulement comme si les images résidaient encore dans nos yeux, ou comme si nous étions encore sur place. Le défilement des images à l’envers, démontre une intention soit de revenir en arrière pour revivre un instant du passé, soit de chercher la cause du problème et éventuellement de le résoudre. Le mouvement à l’envers nous donne l’impression d’être aspirés dans un trou noir et disparaissons dans le néant d’où nous venons. Notre existence est comme un grain de sable dans l’océan, léger et sans importance.


Le choix de filmer Le passage en noir et blanc, parfois avec de gros grains, n’est pas innocent. D’abord, il convient au thème traité dans ce film, particulièrement la mort. Puis, la frontière ou le passage entre la conscience et l’inconscience se déplace dans une gamme infinie de gris qui est aussi la couleur de la matière de notre cerveau. Ensuite, l’inconscience chez un individu est très obscure. Il est difficile de la déchiffrer, ainsi que le mystère du noir. Ce choix est un lien avec la nuit et les ténèbres où règnent notre désir et notre peur. Ainsi dans le ciel crépusculaire, des rêves prennent forme. Lorsque nous voyons des étoiles filantes, nos vœux vont peut-être s’exaucer. Je comprends pourquoi Bill Viola trouve que le noir est la couleur de l’intérieur de notre tête.


En restant au noir et blanc, Bill Viola utilise parfois des images négatives. Ainsi le noir devient blanc, et réciproquement. Les images négatives interrompent notre habitude visuelle et révèlent une atmosphère fantomatique. Elles impliquent la vue d’un autre monde du patient qui passe de vie à trépas. Elles montrent aussi la scène inquiétante d’un rêve où l’on reconnaît seulement la forme des choses mais non leur valeur intrinsèque. De même on peut les interpréter comme notre visage caché ou notre intention camouflée. Elles nous donnent une occasion de nous interroger sur nous-mêmes.


Quant au son, Bill Viola essaie de garder fidèlement le bruit original de sa source pour ainsi reconstruire la même relation entre les images, le son et l’impression que l’homme a éprouvée dans cet espace-temps. Il invite le spectateur à prendre le rôle de cet homme et à passer la même épreuve. Il n’a pas mis des morceaux de musique dans le but de donner un ton à ce film, peut-être parce qu’il considérait cette manière artificielle et manipulatrice.


Le titre de ce film Le passage décrit une notion générale sur toutes sortes de transitions dans la vie. Les personnages dans ce film, sans nom et sans voix, représentent seulement des gens ordinaires pour raconter des situations humaines. Il faut patienter jusqu’à la fin pour que ce film nous dévoile son côté personnel. Lorsque l’on voit apparaître la phrase « in memory of my mother », on comprend la genèse de ce film et le sentiment de Bill Viola. S’il mettait cette phrase au début du film comme on le fait souvent dans les livres, cela aurait donné une instruction de son interprétation. Pour faire le deuil, Bill Viola éprouve la nécessité de s’exprimer en faisant un film. Malgré sa tristesse, il garde toujours la lucidité pour traiter ce sujet sombre d’une manière sobre. Ainsi une histoire personnelle atteint la hauteur humaine et touche tous ceux qui la regardent.

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