Pasolini
: Œdipe roi
I. Réflexion générale
sur l’adaptation et sur l’autobiographie
L’analyse du film Œdipe roi de Pasolini est à la fois
une recherche sur son adaptation de la pièce du même nom
et l’autre pièce Œdipe à Colone de Sophocle,
celle sur ses opinions vis-à-vis de cette tragédie humaine,
et éventuellement celle sur son autobiographie.
Selon sa façon de raconter l’histoire d’Œdipe
en images, nous pouvons remarquer la partie où Pasolini interprète
les textes avec fidélité et d’autre où il s’exprime
plus librement en ajoutant sa propre expérience. Pour la première
partie, Pasolini partage plutôt l’avis de Sophocle. En tant
qu’écrivain, il trouve une affinité avec lui. Quant
à la deuxième partie, il s’écarte des pensées
de Sophocle, et montre ses idées et son centre d’intérêt
en employant une forme d’expression différente et en modifiant
l’intrigue de l’histoire.
La raison pour laquelle il a mis en images cette tragédie mérite
un examen. Peut-on la dévoiler ou la ressentir clairement en regardant
le film ? Faut-il la chercher exclusivement dans des documents consacrés
à lui et dans ses écrits ? A-t-il abordé cette histoire
parce qu’elle le concernait ? Que veut-il montrer aux spectateurs
à travers ce film ? Porte-il un regard critique ou narcissique
sur lui-même ? Vise-t-il à répéter simplement
aux gens que le destin est inéluctable ou propose-t-il en plus
une solution étant dans cette situation ?
Pour bien faire une comparaison entre les textes de Sophocle et le film
de Pasolini, cela exige au moins une lecture approfondie des tragédies
grecques Œdipe roi et Œdipe à Colone et plusieurs visions
du film. Et la connaissance de base de la théorie sur le complexe
d’Œdipe de Freud et de la biographie de Pasolini, nous aidera
sûrement à mesurer le degré d’autobiographie
existant dans cette adaptation.
L’adaptation des pièces écrites, demande surtout l’imagination
de son réalisateur sur les décors, sur les costumes, sur
le choix des acteurs et sur la manière de les mettre en scène.
Ainsi l’auteur transforme ses images mentales provoquées
par cette histoire en des images concrètes. Pour ce qu’il
trouve désaccord, manqué ou ce qui n’a pas été
bien mis en relief, il va modifier des éléments de l’histoire,
tisser un lien entre sa réalité et celle vue par Sophocle,
et insérer quelques choses comme une suite logique ou une dérivation
inattendue. C’est souvent du changement des textes originaux que
l’on voit la personnalité, la préférence et
l’univers d’un réalisateur. Ils le distinguent des
autres.
L’analyse consiste d’abord à indiquer la similitude
et la différence de cette adaptation par rapport aux textes de
Sophocle, puis à trouver des explications en appuyant sur ses propos
sur ce film, ses idéologies et sa biographie.
II. Analyse du film Œdipe roi de Pasolini
Le film se compose des quatre périodes de la vie d’un être
traversant de la naissance à l’âge mûr. Ces périodes
correspondent à deux époques : l’époque moderne
et l’époque ancienne. L’époque moderne encadre
l’époque ancienne. Et deux organes du corps, les pieds et
les yeux, établissent les transitions visuelles entre les époques.
De quelqu’époque qu’il s’agisse, l’histoire
se passe toujours autour de la ville de Thèbes. Les acteurs qui
jouent les rôles des parents du petit garçon de l’époque
moderne, jouent également ceux des vrais parents d’Œdipe
adulte dans le temps archaïque. La mère est éternellement
belle et bien conservée, le père, quant à lui, porte
une barbe grise qui nous rend un peu difficile de le reconnaître.
La naissance d’un bébé, le bas âge de cet enfant
qui marche déjà dans l’époque moderne et l’abandon
puis la découverte du bébé dans l’époque
ancienne construisent la première période. Pour atténuer
peut-être le choc du changement des époques et pour donner
une impression de continuité, le même nourrisson dans l’époque
moderne réapparaît dans l’époque ancienne. À
vrai dire, il y avait trois enfants qui ont joué le même
rôle : le bébé Œdipe, probablement à cause
de la difficulté du tournage dans le paysage marocain. La deuxième
période décrit comment Œdipe a quitté Corinthe,
puis est devenu le roi de Thèbes. La peste marque le début
de la troisième période qui se terminera ensuite par l’exil
d’Œdipe aveuglé. Dans la quatrième période,
l’acteur qui joue le rôle d’Œdipe devient un mendiant
jouant de la flûte dans l’époque moderne, accompagné
par un garçon nommé Ange qui était un messager dans
la période précédente.
Dans la première période, au début du film, en allaitant
le bébé Œdipe, la mère s’immerge dans
sa pensée. Sur son visage en gros plan, on ressent tour à
tour la joie et la peine. On assiste à une scène énigmatique,
émouvante et inquiétante. Il semble qu’elle se souvienne
des choses du passé, dans ses rêves de la veille ou qu’elle
prévoie déjà des péripéties de sa vie
et celle de son fils ou de son mari. Son regard pénètre
dans le déroulement du temps et le dépasse comme un soupir
éternel qui s’appelle le destin. Ce regard ambigu, très
psychologique, est-il celui de sa mère, Susanna Pasolini ? Cette
scène donne un ton tragique mais solennel au film. Les images du
bébé s’allongeant tout seul sur le pré, évoquent
chez le spectateur un acte d’abandon. Heureusement, les scènes
suivantes nous libèrent de cette angoisse. En fait, en le laissant
par terre, sa mère est en train de s’amuser avec des filles
comme si elle était encore une jeune fille. Plus tard, après
avoir entendu l’accusation de Tirésias sur Œdipe, en
se moquant de sa parole, Jocaste quitte sa chambre, se joint à
des filles et joue avec elles dans la cour. Tout à coup, on se
rend compte qu’elle n’est pas si heureuse qu’il n’y
paraît. Sa joie est un déguisement d’une inquiétude
profonde. Cela nous fait repenser à l’abandon éventuel
au début du film. Tout en jouant, elle hésitait sur le sort
de son fils.
Dans cette période à l’époque moderne, Pasolini
met en scène son enfance d’une façon synthétique
et analogique. Synthétique, car Pasolini a choisi de montrer des
bouts des situations plus frappants et non pas leurs développements
graduels. Analogique, car les anecdotes qu’il a présentées
ne se sont pas vraiment passées comme il le dit. Il a recréé
une enfance à partir des éléments de sa mémoire
pour illustrer la sienne. Ou bien il a fabriqué l’enfance
adéquate pour démontrer le complexe d’Œdipe en
appuyant sur ses souvenirs d’enfance. Aux Cahiers du cinéma,
Pasolini précise : « L’enfant du prologue, c’est
moi, son père est mon père, officier d’infanterie,
et sa mère, une institutrice, est ma mère. Je raconte ma
vie, mythifiée, naturellement, rendue épique par la légende
d’Œdipe. Mais, comme c’est le plus autobiographique de
mes films, Œdipe est celui que je considère avec le plus d’objectivité
et de détachement, … »
La mère porte des vêtements reproduits d’après
de vieilles photographies. Le pré dans le film correspond à
celui où sa mère l’emmenait en promenade lorsqu’il
était enfant. Dans le film le costume de l’officier est identique
à celui d’un officier des années 30 . Son père
porte un amour excessif et passionnel à sa mère, mais elle
ne partage pas le même sentiment avec lui . Pasolini met donc un
intertitre : « Tu es venu au monde pour prendre ma place, me rejeter
dans le néant, me voler ce qui m’appartient. Et ce que tu
me voleras en premier, ce sera elle, la femme que j’aime. Tu me
voles déjà son amour. », pour montrer la haine qu’éprouve
le père pour l’enfant. Pasolini raconte qu’à
partir de trois ans, il commence à ne plus aimer son père,
parce qu’il a versé du collyre dans ses yeux pour calmer
sa douleur de brûlures . Et cet âge-là est justement
le moment où l’on commence à développer le
complexe d’Œdipe . Il semble que toute la responsabilité
du malentendu et de la haine entre père et fils ait été
attribuée au père. Et l’enfant était toujours
innocent et fragile. Le joli rideau rouge dans la chambre d’enfant,
trouvera sa réplique à la fin de la deuxième période
et à la troisième période dans la chambre conjugale.
L’ambiance sombre et familière donne à Œdipe
l’impression d’être enfin rentré chez lui, un
espace tant cherché depuis environ vingt ans. Cela fait penser
au voyage des saumons. Après des années d’aventures
dans la mer, ils rebroussent leur chemin et retournent à l’endroit
où ils sont nés, font l’amour, puis meurent.
Dans son entretien avec Jean-André Fieschi de 1967 , Pasolini non
seulement explique que l’idée du film date du tournage d’Accattone,
mais que son écriture définitive et sa véritable
mise en route s’est faite à Cannes, à la mi-mai 1966,
pendant la présentation de Uccellacci e uccellini, tout en écrivant
le projet de Théorème. Et ce sont les thèmes du divin
et de l’inceste qui ont redonné vie à Œdipe,
qui s’est imposé à sa fantaisie et qu’il a tourné
en premier.
Peut-être ces thèmes préoccupent-ils Pasolini depuis
longtemps et il éprouve une urgence à les éclairer
afin de s’en débarrasser. Étant homosexuel, on se
demande pourquoi il s’intéresse à cette histoire d’Œdipe
et au complexe d’Œdipe. L’amour pour la mère et
la haine pour le père, sont-ils les supports d’une auto-justification
sur sa sexualité ? Au cours de son développement sexuel,
s’arrête-t-il au stade du narcissisme à cause de son
complexe d’Œdipe ? Sa sexualité, est-elle une protection
naturelle contre son désir incestueux pour sa mère ? Et
son penchant d’aimer les hommes l’empêche-t-il de tuer
son père ?
Dans le texte de Sophocle Œdipe roi, le Chœur décrit
à la fois la situation et la pensée des personnages. Étant
présent physiquement sur la scène, le Choeur fonctionne
comme une voix-off qui explique l’intrigue et l’ambiance de
l’histoire. Dans le film, Pasolini a supprimé le Chœur
et l’a remplacé par la musique et des chants populaires.
Puisque les paroles dans ces chants populaires ne sont pas tout à
fait compréhensibles pour les spectateurs, de ce fait, Pasolini
a enlevé en même temps le contenu prévu pour être
chanté par le Chœur, mais ils donnent une émotion générale
comme la tristesse ou la gaieté. Ainsi dans des scènes où
les personnages ne parlent pas entre eux, mais se regardent, Pasolini
a inséré des intertitres pour montrer leurs pensées.
Ce ne sont pas les paroles dans les films muets, mais plutôt les
communications entre les esprits. Curieusement, de cette façon,
le film se rappelle son origine textuelle.
Un geste unique d’Œdipe parcourt les quatre périodes
de sa vie. À chaque fois qu’il ressent une tension ou rencontre
une difficulté, il se cache derrière sa main ou se mord
le dos de la main droite. C’est la manifestation du symptôme
d’un malaise psychologique sans quoi la personne en question ne
peut faire face à la situation confrontée. On ne sait pas
exactement quelle est la cause de ce geste hystérique. On constate
seulement que la première fois où il a fait cela, il était
dans une poussette sous le regard haineux de son père. Une fois
imprégné par cette angoisse qui n’a pas ensuite été
réconfortée, ce geste devient un acte défensif qui
l’accompagne tout au long de sa vie. Ce geste rend Œdipe humain.
Bien qu’il soit roi, il est avant tout un homme, un homme ordinaire
qui a peur et qui a de la faiblesse comme tout le monde. Dans le film
de Pasolini, le jeune Œdipe a triché dans le lancé
de disque. Lorsqu’il a rencontré la charrette de son père
à un carrefour, il a poussé des cris épouvantables
pour à la fois intimider les soldats et aussi dissimuler sa peur.
Puis il a tué la Sphinge avec la violence d’un être
brutal, et non pas grâce à son intelligence. La Sphinge n’a
même pas eu le temps de lui formuler sa fameuse énigme que
tout le monde connaît bien. Mais Pasolini n’a pas trahi le
texte de Sophocle, car les paroles de la Sphinge n’y existent pas.
Par contre, la Sphinge a demandé à Œdipe quelle était
l’énigme qui l’avait assombri, mais Œdipe ne voulait
pas le savoir. D’ailleurs dans le texte, il s’agit de la Sphinge
ou l’horrible Chanteuse, mais dans le film, Pasolini l’a changée
en le Sphinx. Du moins on voit un corps d’homme et on entend une
voix masculine. En plus, cet être portant un masque qui ressemble
à une chouette n’a pas de corps de lion ou de lionne. La
chouette fait référence à la sagesse, on peut donc
l’associer à l’énigme, seulement Œdipe
s’en désintéresse. Il est l’homme d’action
et non pas un intellectuel qui réfléchit. Pourtant il cherche
à comprendre son rêve, à connaître la signification
de l’oracle et à découvrir la réalité.
Barthélémy Amengual souligne que : « Toute l’œuvre
de Pasolini se place sous le signe de la contradiction entre ignorance
et savoir : besoin de savoir quand on ignore, inutilité de savoir
lorsqu’on sait. » Pasolini dit lui-même : « Chez
Sophocle, c’est cela qui m’a le plus inspiré : le contraste
entre l’innocence totale et le devoir de savoir. Ce n’est
pas tant la cruauté de la vie qui produit les crimes que le fait
que ces crimes soient commis parce que les gens n’essaient pas de
comprendre l’histoire, la vie et la réalité. »
Le texte de Sophocle Œdipe roi a globalement été transformé
en images dans la troisième période de la vie d’Œdipe,
bien sûr avec des modifications. Et la deuxième période
peut être considérée comme le passé évoqué
dans le texte au fil du développement de l’histoire. Seulement
au lieu d’insérer le passé dans le présent
avec le flash-back, Pasolini raconte l’histoire en respectant l’ordre
chronologique des événements. De ce fait, Pasolini peut
joindre cette histoire à l’époque ancienne à
celle à l’époque moderne sans recourir aux allers-retours
du temps. Grâce à cette structure, on peut traiter l’époque
ancienne comme un cauchemar et la vie est une suite de mauvais rêves.
On peut aussi considérer l’histoire d’Œdipe comme
une forme originale de la tragédie humaine, le temps passe, les
personnages changent, le décor de l’événement
n’est plus le même, mais les habitudes et les dispositions
naturelles n’évoluent toujours pas. Mais selon la façon
dont Pasolini a filmé Œdipe dans la quatrième période,
on se demande aussi si cette période est réelle. Avec de
courtes focales et des objectifs déformants, les images donnent
l’impression que la quatrième période est le futur
prévu par Œdipe aveuglé, car il est devenu lui aussi
un devin, un autre Tirésias.
Ainsi on peut dire qu’en utilisant une tragédie qui est déjà
là, Pasolini se met à l’époque ancienne pour
raconter une histoire contemporaine. De cette façon il peut éviter
de montrer des scènes banales de l’époque moderne,
ne pas répéter une classique avec une simple variation et
enfin susciter son imagination fantastique sur cet univers lointain et
le réaliser de sa manière. Pasolini a dit : « Je n’ai
rien voulu reconstruire du point de vue archéologique ou philologique.
Je n’ai (…) lu aucun texte critique ou historique (…)
concernant ce « moyen âge » grec où je voulais
situer l’histoire. J’ai tout inventé. Pour moi, c’est
la partie la plus inspirée du film. » Une chose curieuse,
c’est que malgré le libre mélange du peuple, de l’endroit,
de la musique et du costume fantastique, Pasolini a réussi à
nous présenter une époque lointaine où l’histoire
a eu lieu. Sa mise en scène décrit très bien le rite,
le sacré et la faible nature humaine.
À part les raccords des pieds et des yeux, la cohérence
entre les deux époques a été encore renforcée
par des effets de miroir. Le pré vide vu par le bébé
dans la première période et vu par l’adulte à
la fin de la quatrième période, indique le commencement
et la fin. La boucle est donc bouclée. La rencontre des deux vieillards
à la fin de la première période et leurs retrouvailles
à la fin de la troisième période, montrent la cause
et la conséquence d’une tragédie qui est au-delà
des efforts humains. Ainsi le moment où le grand prêtre joué
par Pasolini lui-même demandant à Œdipe de sauver la
ville de la peste devant son palais, divise le film en deux parties. La
première partie décrit le développement involontaire
de la tragédie, et la deuxième partie expose la douloureuse
recherche de cette réalité. Comme si Pasolini se mettait
devant un miroir pour faire une rétrospective de sa vie précédente
et ensuite selon le bilan, il envisagerait son avenir.
Pasolini a dit : « J’ai tenu le rôle du grand prêtre
pour deux raisons : parce que je n’avais pas trouvé de personne
adéquate, et parce que la longue phrase que je récite est
la première du texte de Sophocle (la tragédie commence ainsi),
et il me plaisait d’introduire moi-même, en tant qu’auteur,
Sophocle à l’intérieur de mon film. »
Pasolini a prêté beaucoup d’attention à la difficulté
de prendre des décisions dans des moments cruciaux de la vie. Dans
la deuxième période, Pasolini montre longuement comment
Œdipe a choisi ses chemins en fermant les yeux et tournant plusieurs
fois sur lui-même, mais il s’est dirigé toujours vers
la direction prédéterminée. Le poids du destin est
si lourd qu’on ne puisse se battre que vainement. Ainsi à
tous les instants décisifs, mais en même temps il n’y
a pas de choix, on entend la musique japonaise qui retentit. Elle fonctionne
comme la providence ou un rappel à l’ordre. Elle est la voix
qui montre la voie. Malgré le détour que l’on fait,
on retourne sur le même chemin et exerce un acte. Pasolini la nomme
« Le Thème du destin d’Œdipe » .
Ici, selon la logique, il y a peut-être une erreur de montage dans
le film. D’abord, un adolescent est parti avec le grand chapeau
d’Œdipe. Puis, Œdipe l’a cherché auprès
de lui sans le trouver. Tête nue, pour décider quelle direction
il va prendre, il tourne sur lui-même une dernière fois.
Ensuite, il poursuit son chemin. Il fait chaud, il arrache donc une branche
avec des feuilles et la met au-dessus de son crâne pour se protéger
contre le soleil. Mais dans le film, Œdipe a fait la toupie avec
son grand chapeau sur la tête. Et la scène suivante, il a
tenu une branche devant son front.
La perte du chapeau a un effet grave dans le destin d’Œdipe.
Car sous l’attaque de la chaleur, Œdipe ne voit pas bien et
devient très irritable. Lorsqu’il rencontre son père,
dans cette situation désagréable, personne ne veut céder
la voie. Alors, le massacre est inévitable. En contre-jour, on
voit la silhouette d’Œdipe tuant les soldats et son père
avec barbarie dans un état second comme s’il avait achevé
une tâche assignée à lui depuis sa naissance. Il exécute
simplement la volonté divine. Cela fait penser à la lumière
aveuglante dans L’étranger d’Albert Camus au moment
où le protagoniste a tiré plusieurs fois sur l’Arabe.
De sa vie, Pasolini mène constamment une lutte contre sa sexualité.
En dépit de sa volonté, à cause de la faiblesse humaine,
il chute à chaque fois qu’il tente de changer la situation.
Il cherche à atteindre à la sublimation à travers
diverses créations artistiques. Car il n’a pas choisi son
penchant homosexuel, mais il l’a subi comme une leçon à
apprendre durant sa vie.
Dans la biographie de Pasolini, écrite par René de Ceccatty,
on trouve des pages de photographies illustrant des moments de sa vie.
À la dernière page, deux photographies se juxtaposent verticalement.
En haut, on voit Pasolini nu, assis sur un lit dans une chambre ; en bas,
son corps écrasé allongé couvert d’un drap.
Le destin semble tracer une ligne droite entre le sexe et la mort. Pourtant
grâce à son talent polyvalent et à la souffrance de
son attirance pour les garçons, il témoigne une vivacité
créative inégalée.
Pasolini enlève la partie, proche de la fin de la troisième
période, où le berger a raconté comment il avait
trouvé Œdipe quand il était bébé, du
texte d’Œdipe roi. Vu que tous les spectateurs ont vu cette
scène à la fin de la première période, cela
ne vaut plus la peine de la répéter. Mais pour le texte,
cette partie n’a pas encore été exposée, il
y a donc la nécessité de la décrire . Pourtant cette
partie a été vraiment écrite dans le scénario
. On voit donc une différence entre le texte, le scénario
et le film. Sur ce point, dans le même entretien mentionné
plus haut, Pasolini a son explication : « En tant que scénariste,
je ne connais jamais d’hésitations. En tant que metteur en
scène, quand je tourne, et surtout quand je monte, j’ai des
inquiétudes infinies, mais, comme scénariste, jamais. (…)
J’écris ainsi le scénario du premier au dernier mot,
sans connaître l’angoisse de l’hésitation. Mes
scénarios naissent comme ils naissent, ils ne sont jamais récrits.
» Grâce à ses inquiétudes de metteur en scène,
il réexamine ses images et surprime celles qui ne sont pas nécessaires.
Sinon, le tournage devient une simple réalisation suivant de près
le scénario. Il est lui-même écrivain, il a ses idées.
Lorsqu’il écrit un scénario d’après un
texte des autres, il ne travaille pas comme un traducteur. Il ne transforme
pas seulement les mots et les phrases en des scènes qui peuvent
ensuite être jouées par des acteurs. En gardant ce qui est
essentiel et ce qui le touche, il change le texte et le reforme comme
une sorte de recréation. L’adaptation fidèle n’est
pas ce qu’il cherche. Ce qui compte, c’est l’esthétique
du produit final.
À la fin de la troisième période, Œdipe a enfin
connu la vérité. Après la mort de sa femme ou de
sa mère, qui s’était pendue, il s’est creusé
les yeux avec la clé qui décore le vêtement de sa
femme ou la clé qui garantie la chasteté de sa mère,
pour ne plus voir ses péchés et sa honte à travers
le regard des autres. Quand il est sorti de son palais, le messager s’est
approché de lui et lui a tendu la main. Ce qui n’est pas
le cas dans le texte d’Œdipe à Colone. En fait, dans
la version de Sophocle, c’est sa fille Antigone qui l’accompagne
dans son exil. Un enfant issu de la relation incestueuse est une situation
délicate. Sa présence pose toujours des problèmes,
car l’enfant n’est pas montrable. L’existence de cet
enfant dans les images va attirer une pitié trop importante vers
lui et faire brouiller le thème principal. Dans le texte Œdipe
roi, Sophocle a mis beaucoup d’accent sur l’idée d’être
à la fois père et frère, mari et fils. Il s’impose
presque pour les enfants d’Œdipe de se suicider ou d’être
tués pour mettre fin à la souffrance. Il est donc plus humain
de ne pas toucher ce sujet. Supposant que Pasolini est Œdipe, comme
la première et la quatrième périodes le suggèrent,
il est logique qu’il n’ait pas d’enfants. Alors, la
présentation des enfants dans les images va éloigner cette
identification entre Pasolini et Œdipe. Ensuite, pour vagabonder
dans la rue en mendiant, la relation entre maître et serviteur ou
apprenti est plus convaincante et pratique que celle entre père
et fille. Dans la réalité, l’acteur, Ninetto Davoli,
qui joue le rôle de messager et Ange, est l’amant de Pasolini,
un vrai compagnon. L’un est intellectuel, sophistiqué, vicieux
et vieux, l’autre est pur, insouciant, joyeux et jeune. Ils sont
complémentaires. Pasolini a toujours une fascination pour des gens
simples qui n’ont pas reçu beaucoup d’éducation.
Dans le film, quand Tirésias a tout dit sur la vraie identité
d’Œdipe et sur les péchés qu’il a commis,
le compassionnel messager qui n’existe quasiment pas dans le texte
Œdipe roi de Sophocle, commence à jouer de la flûte
pour alléger l’atmosphère misérable et pour
réconforter Œdipe d’un tel choc. Il est sensible à
la souffrance d’autrui et il a du cœur. Il n’a pas encore
perdu les anciennes valeurs. Ainsi en écoutant la musique, les
personnages dans le film et les spectateurs peuvent respirer et se détacher
un peu de la détresse étouffante. Pasolini a regretté
que le film soit trop plein. Il pense qu’il aurait dû faire
danser Ninetto Davoli, pour seulement le contempler, même si sans
lien direct avec l’histoire.
Pasolini a mentionné que dans la quatrième période,
Œdipe était au début un poète décadent,
puis un poète engagé comme lui-même dans la réalité.
Dans le film, on ne voit qu’un mendiant aveugle qui joue de la flûte
dans des endroits différents à Bologne et personne ne s’intéresse
à son art. Par contre, guidé par le messager, son allure
ressemble tellement à Tirésias qu’on l’identifie
à un prophète qui prédit ce qui va se passer comme
un poète visionnaire. Lorsque ces deux hommes se sont rencontrés
la première fois au pied des collines, Œdipe a admiré
le sang-froid que gardait Tirésias devant la catastrophe causée
par la Sphinge en se disant silencieusement : « Comme je voudrais
être toi ! Toi qui chantes, car tu es au-delà de destin !
» Et voilà, Pasolini est un prophète de notre temps,
aveuglé par sa passion pour sauver l’âme de ses compatriotes,
aveuglé par son jeu sexuel et son engagement politique, il court
un véritable danger, mais il est toujours clairvoyant dans la décadence
du monde qu’on vit et est très lucide face à son impossibilité
de changer le monde.
Dans la même période, à la fin du film, Œdipe
est retourné à l’endroit où il est né.
Malgré sa cécité, il sent ou voit miraculeusement
les couleurs éclatantes du pré. Il dit une phrase à
peu près comme celle qui a été prononcée vers
la fin d’Œdipe à Colone de Sophocle : « Ô,
lumière que je ne voyais plus, qui avant était en quelque
sorte mienne, maintenant tu m’éclaires pour la dernière
fois. » Il est arrivé et sa vie finit là où
elle a commencé. Ainsi dans l’époque moderne, on retrouve
la trace laissée par l’époque ancienne. Les deux époques
se mêlent. Elles ne font finalement qu’une et représente
des périodes différentes d’une vie, d’une vie
d’un quelconque qui est la proie du destin, sa vie.
Ce film d’adaptation qui compose quatre périodes de la vie
d’Œdipe, à part la troisième qui est en gros,
proche du texte original et pour ses spectateurs qui est la partie la
plus facile à comprendre, les restes sont, soit d’une interprétation
libre et fantastique, soit de l’histoire personnelle, au début,
un peu narcissique, mais à la fin assez pessimiste, car personne
ne l’écoute. C’est dans ces parties-là que les
spectateurs ont plus de difficulté à entrer dans son esprit
et à comprendre son cri solitaire dans le désert.
III. Conclusion
Pasolini se sent toujours très proche de sa mère, et très
distant vis-à-vis de son père. Il n’a pas couché
avec sa mère, il n’a pas non plus tué son père.
Son homosexualité, est-elle la métaphore d’une relation
incestueuse avec sa mère ? Vu qu’il ne donnera jamais un
descendant qui portera son nom, son homosexualité, est-elle une
malédiction de la famille Pasolini ? Dans cette interprétation,
il semble que l’oracle horrible dans le mythe d’Œdipe,
soit sa tendance sexuelle. À cause de cette tendance, malgré
ses efforts, il mène une vie prédestinée douloureuse
et tragique. Ainsi en réalisant le film d’adaptation, Œdipe
roi, il nous dévoile l’histoire d’un artiste «
Pasolini roi » , son autobiographie.
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