La métamorphose de Kafka

 


Introduction

Je suis toujours fasciné par la situation étrange décrite dans le livre intitulé “La métamorphose”, écrit par Franz Kafka en 1912. Dans ce récit, le protagoniste, un représentant de commerce en tissus, s’est transformé un jour en un immense insecte et a perdu petit à petit sa capacité et son identité humaines.
Kafka est considéré comme un poète du rêve, du délire et de la névrose. Maurice Blanchot pense que “Les récits de Kafka sont, dans la littérature, parmi les plus noirs, les plus rivés à un désastre absolu”. Son univers est si mystérieux que l’adjectif “kafkaïen” est entré dans le langage pour désigner l’atmosphère absurde et illogique régnant dans ses romans et ses nouvelles.
Son influence ne s’étend pas seulement à la littérature, mais aussi au cinéma. Par exemple, il y a un film taïwanais qui s’appelle “the hole” (“le trou”) réalisé par Tsai Ming-Liang en 2000.
Le critique cinématographique le juge comme un film kafkaïen parce que dans ce film; premièrement, les gens touchés par une épidémie se comportent comme le cafard qui aime se cacher dans des endroits noirs, chauds et humides. Puis, il y a des scènes très absurdes qui racontent une histoire entre deux voisins à travers un trou au plafond.
On peut donc dire que c’est un film qui rend hommage à Kafka.
Étant amateur de littérature, je voudrais savoir d’où vient l’inspiration de cette histoire bizarre, et quel était son état d’esprit lorsqu’il l’a créée. Est-ce que pour lui, écrire est une sorte de thérapie pour évacuer toute sa folie et apaiser son désespoir?
En regardant sa photographie, je crois pouvoir déceler sur son visage une mélancolie sombre et une solitude profonde. Comme si toute la souffrance de sa vie était responsable de ses grands yeux clairvoyants sur la nature humaine, et de ses oreilles décollées qui entendent tous les bruits.


Sa biographie


Il est né le 3 juillet 1883 dans une famille juive germanophone de Prague.
De 1893 à 1901, il étudie au lycée allemand de Prague.
De 1901 à 1906, il suit des études de droit à l’Université allemande (Karl Ferdinand), puis obtient brillamment son doctorat.
En 1902, il a rencontré Max Brod (écrivain également), qui deviendra son meilleur ami tout au long de sa vie.
En juillet 1908, il entre dans une compagnie d’assurances. Il y travaillera pendant 15 ans.
En 1912 Kafka a rencontré Felice Bauer, “la Berlinoise”, chez les parents de son ami Max Brod). Kafka se fiancera puis rompra avec elle deux fois en 1914 et 1917. Leurs histoires et son état psychologique qui sont très compliquées nous demandent une recherche approfondie.
Kafka est mort le 3 juin 1924 de la tuberculose dans un sanatorium à l’âge de 41 ans. Au cours de sa vie, il ne s’est jamais marié.


Sa santé

Depuis 1905, la santé de Kafka est déjà fragile. Il a des difficultés respiratoires, des insomnies et des maux de tête. Il tente de réagir par l'exercice physique, prend des leçons d’équitation. Pour une raison obscure, son appétit sexuel est paralysé, il est hanté par l’idée de rester célibataire.
En 1917, Kafka est atteint d’une tuberculose. Il ne fume pas, il ne boit pas, il est ennemi de la chair. Il devient végétarien et il passe ses vacances dans des camps naturistes.
L’humeur de Kafka est très sombre, souvent proche du désespoir. Il a de difficulté à communiquer avec les autres. Il doute de lui-même, et il pense que le saut par la fenêtre est l’unique solution à son problème. Ainsi durant sa vie, Il fait plusieurs tentatives de suicide.
Mais quelle est la cause de sa souffrance? Quelle est l’origine de son problème?


Ses dessins

Kafka est un écrivain très connu, mais on néglige souvent son talent de dessinateur.
En 1901, après avoir passé le baccalauréat, il s’inscrit aux Beaux-Arts, mais il l’abandonne quelques mois après à cause de l’enseignement trop académique. L’année suivante, il suit quelques cours d’histoire de l’art.
Dans une conversation, il affirme: “J’ai toujours désiré savoir dessiner. Je voulais voir et fixer ce que je voyais. Voilà ma passion.” (G. Janouch “les conversations avec Kafka”)
Lorsque Gustav Janouch, le fils d’un collègue, un jour a surpris Kafka en train de dessiner à son bureau en 1922, il lui a demandé s’il dessinait. Kafka lui a répondu avec un sourire d’excuse: “Non, ce ne sont que des gribouillages. Ce ne sont pas des dessins que je puisse montrer, ce ne sont que des hiéroglyphes personnels, donc illisibles.”
Kafka ne cesse pas de dessiner. Il dessine pendant les cours de droit, au bureau, en voyage, dans son journal, dans ses lettres et même sur son lit d’agonie lorsqu’il perd sa voix.
En fait, ses dessins ne sont pas seulement des illustrations de ses textes, ils sont souvent indépendants ou complémentaires les uns des autres. Leurs relations méritent des analyses approfondies.
Ses dessins montrent deux époques distinctes. La première, de 1909 à 1916, s’attache à l’observation de la modernité urbaine, scènes de cafés, de rue, de théâtre. La seconde, à partir de 1917, moment où se déclare la tuberculose, et la rupture des fiançailles avec Felice Bauer, le tourne vers l’intériorité.

Portraits de la mère et du fils


Ce dessin à l’encre représente le fils placé à la hauteur du ventre de sa mère. Il traduit peut-être le désir de retrouver un état prénatal, ou une positon enfantine : la tête du fils sur les genoux de la mère ou contre son ventre.
Le corps de la mère est coupé au-dessus du buste. Les deux portraits possèdent des détails réalistes, par exemple les lunettes de la mère et les oreilles décollées de Kafka.
Il n’y a pas de lien entre les deux visages. Ils sont comme deux fragments séparés par le blanc du papier. Ce dessin peut-être montre une relation désirée mais toujours distanciée entre la mère et le fils.


Portrait du père


Dans ce dessin au crayon, le père se dresse de toute la hauteur de son buste d’un air imposant et dédaigneux. L’accent est mis sur le costume et le nœud de cravate.
Des traits raides dessinent les épaules et les manches du vêtement. Ils renforcent la sévérité du père. Le visage très expressif, au contraire, est dessiné d’un trait souple mais sûr et sans repentir. On voit très bien son caractère de moquerie et de mépris.


Les acrobates


Le dessin des acrobates prend place dans les premières pages du journal de 1910.
Ce dessin montre deux acrobates chinois, l’un couché, soutient sur ses pieds une échelle dressée vers le ciel sur laquelle se tient en équilibre un autre acrobate.
Dans la partie droite, les deux tiers du dessin sont occupés par des spectateurs qui ont des contours libres, en zigzag. Ils semblent ne pas voir les acrobates, bien que leur regard soit orienté dans la direction de spectacle.
On peut interpréter les acrobates comme la métaphore de l’écrivain, malgré leurs efforts, les spectateurs ne les apprécient pas et restent indifférents.


La parade patriotique


C’est une scène de rue que l’on peut voir au moment de la guerre de 1914.
Le trait est satirique, sarcastique, plein de vie, qui dénonce l’absurdité des guerres.
Le mouvement du défilé va de la droite vers la gauche. Des courbes et des arrondis expriment la vanité des soldats gonflés d’importance.
On voit une séries de figures aux nez semblables à des becs d’oiseau, les silhouettes animalières, les pieds semblables à des sabots ou à des pattes de poulet.


La machine à torturer


Ce dessin qui se trouve dans la lettre à Milena, traductrice de Kafka en tchèque, en septembre 1920, prend fonction de commentaire indirect de “La colonie pénitentiaire”:
“Il y a quatre poteaux. A travers les deux du milieu passent des barres auxquelles les mains du délinquant sont liées; par les deux poteaux extérieurs passent des barres pour les pieds. Lorsque l’homme à été lié de cette façon, les barres sont tirées lentement vers l’extérieur jusqu’à ce que l’homme soit déchiré en deux par le milieu du corps. Contre le poteau s’appuie l’inventeur, qui, jambes et bras croisés, se donne de grands airs, comme si tout était de sa propre invention alors qu’il n’a fait que copier le boucher qui écartèle ainsi le porc vide de ses entrailles dans la vitrine.”


Les six figurines noires


Les figurines dessinées à la plume peut-être en 1922, constituent une sorte d’autobiographie graphique, très stylisée qui peut se lire comme une bande dessinée, une suite d’ombres chinoises.
La première, avec une épée à la main, est en position dynamique de combat.
La deuxième, de dos, debout, regarde en dehors de la cage.
La troisième, la tête posée sur le bras, en position d’abattement mélancolique.
La quatrième, le buste posé sur la table, la tête sur ses mains, est aussi en position d’abattement mélancolique.
La cinquième de dos, debout, regarde un tableau blanc.
La sixième tenant une canne à la main, est de face, en position dynamique de marche. Elle nous regarde.
On voit alterner la combativité et l’abattement; le mouvement et le repos; l’affrontement et la chute mélancolique et les positions debout et couchée comme un défilé des hiéroglyphes.
On dit que ses figurines sont des hommes-lettres, mais je ne vois pas le rapport, peut-être sont-elles des lettres de l’alphabet hébreu?


Sa vie d’écrivain

Kafka commence à écrire très jeune en allemand.
A partir de 1910, il tient régulièrement son Journal. Dans les treize carnets qu’il nous laisse, on voit sa tendance à l’introversion et à la méditation solitaire.
Il considère la profession d’écrivain comme une vocation, et son métier d’assureur n’est qu’un gagne-pain. Sa façon de vivre est organisée uniquement en fonction de la littérature.
Il a affirmé un jour: ”Je ne suis que littérature et ne peux ni ne veux être rien d’autre.”
En 1915, Kafka obtient le prix Fontane, qui est une récompense littéraire, après le désistement du vainqueur, le poète Carl Sternheim, très admiratif à l’égard de Kafka.
Bien que Kafka se consacre à la littérature, il refuse à plusieurs reprises de publier ses textes. Il considère que certaines de ses œuvres sont faites pour être écrites et non pour être lues.
Ainsi de 1912 à 1924 (l’année de sa mort), Kafka a publié seulement six récits, qui sont Regard (1912), Le verdict (1913), Le soutier (1913), La métamorphose (1915), Dans la colonie pénitentiaire (1919), Un médecin de campagne (1919).
Ses plus grand romans, Le procès (1925), Le château (1926) ou L’Amérique (1927), sont publiés à titre posthume, grâce à son ami intime, Max Brod qui a refusé d’exécuter ses testaments de brûler à sa mort tous ses manuscrits inachevés, ses textes non publiés, ses journaux intimes, ses lettres et ses dessins. (controverse)

Sa langue maternelle

Kafka vit au carrefour de trois civilisations: tchèque, allemande et juive, mais il est marqué avant tout par la mentalité et la langue allemandes. En 1900, les germanophones comptent seulement 7,5% de la population totale à Prague. Et Kafka est issu de la minorité juive germanophone.
Étant écrivain d’expression d’allemand, Kafka éprouve un isolement et une solitude dus à la marginalité. Dans une lettre destinée à Max Brod, Il dit que les écrivains allemands de Prague vivent entre trois impossibilités:
1) l’impossibilité de ne pas écrire
2) l’impossibilité d’écrire en allemand
3) l’impossibilité d’écrire dans une autre langue, et peut-être aussi
4) l’impossibilité d’écrire, tout court.
L’écrivain allemand de Prague est héritier d’une langue que parlait seulement un petit groupe. Cette langue est coupée de tout langage populaire et tenue à l’écart de la vie profonde en Allemagne. La littérature de cette langue et de cet écrivain qui se trouvait privée d’une tradition et d’une histoire, souffrait du même déracinement que les hommes.
Il est hôte toléré d’un pays qui n’était que légalement le sien, il se regardait comme l’invité de la langue allemande qui était pourtant sa langue maternelle.
Ainsi durant sa vie, il rencontre plusieurs périodes de stérilité littéraire, et parfois il perd confiance en lui-même.
Dans son journal, daté du 30 août 1914, il écrit: “Froid de vide. Lorsque je ne suis pas absolument saisi par l’inspiration, je sens par trop les limites de mes facultés qui sont sans aucun doute fort étroites.”
Dans son journal, daté du 30 novembre 1914, il note: “Je ne peux plus continuer à écrire. Je suis arrivé à la dernière frontière, devant laquelle il me faudra peut-être attendre encore des années avant de commencer une nouvelle histoire qui, une fois de plus, restera inachevée. Cette destinée me poursuit.”


Son père


Il a publié “Lettre au père” en 1919. C’est une longue lettre d’environ 100 pages, destinée à son père, Hermann Kafka, mais jamais envoyée.
Dans cette lettre, Kafka décrit son père comme quelqu’un de tyrannique, non seulement dans son magasin de nouveautés, mais aussi dans sa maison.
Une nièce de Hermann Kafka, Mme Bergmann, le décrit en ces termes: “Mon oncle Hermann avait aussi de bons côtés, il était très travailleur, ce qui lui avait permis d’acquérir une grande fortune, mais il ne négligeait jamais de rappeler à ses enfants son enfance et sa jeunesse difficiles. Cette constante répétition était particulièrement désagréable à Franz. Il est très regrettable que mon oncle Hermann ait refusé de comprendre les dons que possédait son fils, qu’il se soit irrité de son mode de vie ou de l’habitude qu’il avait de se retirer quelquefois plusieurs jours dans sa chambre sans se montrer. En affaires, il était assez exigeant envers ses employés, il avait peu de compréhension pour les jeunes gens, tout au contraire de tante Julie.”
Grâce au témoignage de sa cousine, on comprend mieux pourquoi la relation entre Kafka et son père joue un grand rôle dans ses récits. En fait, son père est à l’origine de sa souffrance.
Pour un homme pragmatique comme son père, écrire n’est pas une chose utile, c’est seulement un prétexte à ne rien faire.


Sa mère


Par contre, Julie Löwy, la mère de Kafka, est une personne très discrète et modeste.
Il écrit dans son journal: “Ma mère travaille toute la journée, elle est gaie ou triste, comme cela se trouve, sans revendiquer le moindre égard pour sa propre situation.” (journal 24 octobre, 1911)
Dans la “lettre au père”, la mère apparaît comme une créature consolatrice et protectrice, mais qui provoque en fait la colère du père par son amour filial exclusif : “Ma mère se contentait de me protéger en secret contre toi, en secret me donnait ou me permettait quelque chose, et j’étais de nouveau à tes yeux la créature sournoise, le tricheur qui se sentait coupable.”

 

La métamorphose


La métamorphose est un sujet traditionnel dans la littérature. On la rencontre souvent dans l’univers mythologique et dans le conte. Dans l’univers mythologique, les dieux changent souvent de forme pour abuser les humains. De même, le conte met fréquemment en scène des transformations d’hommes en animaux ou d’animaux en hommes. Par exemple:
(Charles Perrault, ) “Cendrillon” ou “La petite pantoufle de verre” (1697);
(Mme Leprince de Beaumont,) “La belle et la bête” (1757);
(Lewis Carroll,) “Les aventures d’Alice au pays des merveilles” (1865).
Donc le thème de la métamorphose de Kafka, n’est pas novateur en soi; mais il l’utilise de manière très personnelle.

La pensée chinoise


En chinois, le mot “métamorphose” signifie souvent une progression d’un état inférieur à un état supérieur comme la transformation de la chenille en papillon.
Pour la pensée de la réincarnation, les chinois disent que si l’on ne s’est pas bien conduit dans cette vie, la punition ou la condamnation sera de se transformer dans la vie suivante en insecte ou en animal parce qu’ils représentent des êtres inférieurs aux hommes et vont souffrir plus que nous.
En revanche, être un homme est aussi difficile, il y a trop de souffrance, il vaut mieux devenir un insecte ou un animal qui ne sont pas sensibles à toutes sortes d’ennuis, donc a priori moins malheureux.
Ainsi le fait d’animaliser ou la régression devient à la fois une échappatoire à une vie humaine difficile et une condamnation de mauvais actes. C’est peut-être là que la pensée chinoise rejoint celle de “La métamorphose” de Kafka.
Ce récit ne met l’accent ni sur le processus de transformation physique, ni sur l’acceptation ou le rejet psychologique de son héros. Kafka la prend pour un fait ou un phénomène certain et irréversible, qui marque simplement le point de départ de son histoire.
Comme pour beaucoup de douleurs dans la vie, lorsqu’il est impossible de trouver la cause de ses souffrances, et qu’il est impossible de les changer, on ne peut que les assumer comme son destin, comme une punition divine ou une dette à rembourser. Lorsque l’on accepte cette situation, tant bien que mal, la vie peut enfin continuer.


Un cafard?

Quel est exactement cet insecte ou cette vermine? Kafka ne donne pas une idée très précise de son insecte, mais on peut l’imaginer comme un cafard, un cancrelat, un coléoptère, un scarabée ou un bousier. Lorsque son récit est imprimé en 1915, Il a insisté pour que l’insecte ne soit pas dessiné ou représenté.
En effet, si Kafka décrivait exactement de quel insecte il s’agissait, le lecteur n’aurait plus d’espace d’imagination. En plus, si l’image de l’insecte était présentée d’une manière réaliste, le lecteur aurait du mal à entrer dans son histoire, et risquerait de se détourner de l’essentiel.
Ainsi l’insecte restant dans l’obscurité symbolise peut-être un désir, un péché, une honte, un tabou et le côté sombre de la nature humaine qui sont indescriptibles.

Le nom du héros


Le héros de “La métamorphose” s’appelle Gregor (Grégoire) Samsa. Ce nom de “Samsa” est dissyllabique comme celui du héros de “Préparatifs de noce à la campagne” : Édouard Raban, et aussi comme celui de Kafka, il est manifestement calqué sur le nom de l’auteur. Quant à son prénom, Gregor, il est presque l’anagramme de Georg qui est le héros dans “Le verdict”, et aussi le prénom du petit frère de Kafka, mort à six mois.
On remarque que Kafka donne souvent des noms de famille et des prénoms à ses héros de cette façon (Samsa, Raban, Georg, Gregor), même simplement avec la lettre K, c’est peut-être parce que sa vie est tellement pénible et son chagrin est si profond, qu’il éprouve le besoin de raconter la même histoire sous des apparences et des angles différents.


Une fable moderne sur l’exclusion

Le récit s’intéresse moins à la métamorphose d’un personnage qu’à la métamorphose d’un groupe humain, plus précisément sa famille. Au long du déroulement de l’histoire composée en trois chapitres, on remarque une évolution allant de l’amour à la haine.
Gregor, présenté au début comme un fils modèle, est considéré progressivement par sa propre famille comme un intrus, un étranger, un parasite.
Transformé en insecte, chaque fois que Gregor essaie de sortir de sa chambre, son père l’agresse, soit un coup de pied par-derrière, soit un bombardement de pommes. Il est donc condamné à vivre dans l’espace confiné de sa chambre.
Dans le troisième chapitre, le héros expérimente une exclusion et un isolement complets. Ses facultés physiques et sensorielles se dégradent. Il ne parle plus, il ne voit plus, il ne mange plus, il ne bouge plus. Ses parents montrent enfin leur vrai visage. Le héros n’est plus seulement un étranger, un exilé ou un malade qu’on met en quarantaine; c’est un monstre. Il faut s’en débarrasser pour que la famille retrouve la tranquillité et le bonheur.
A la fin du récit, Gregor est mort, on le jette dans une poubelle comme un déchet. Soulagés et heureux, le père, la mère et sa sœur vont se promener dans la campagne pour prendre l’air.
En fait, Kafka se sert du thème de la métamorphose pour montrer comment un être victime d’une monstrueuse transformation finit par être considéré par sa propre famille comme un “bouc émissaire”, la personne rendue responsable de tous les maux, de toutes les fautes.
La métamorphose de Kafka peut donc se lire comme une fable moderne sur l’exclusion.
Cette histoire me rappelle celle d’un patient en mort cérébrale, maintenu en vie artificiellement par des machines, et réduit à l’état de légume, pire qu’un insecte, et dont la famille a du mal à le supporter. La situation est encore plus délicate, si le patient est atteint de SIDA, sa famille aura peur et honte de prendre soin de lui.
Le lecteur peut être sensible à la profonde cruauté d’un récit qui donne un avant-goût de ce que l’on appellera plus tard le “kafkaïsme”, qui représente l’expression littéraire d’une angoisse devant l’absurdité de l’existence.


Un portrait de l’écrivain


“La métamorphose” peut se lire aussi comme un portrait de l’écrivain, parce que l’on reconnaît dans le héros la figure de l’écrivain. Gregor, exclu de la communauté des hommes et totalement incompris par ses semblables ressemble à l’écrivain qui est un être inutile et improductif vivant solitairement en marge de la société.
Gregor n’est pas comme ses parents qui sont médiocres et uniquement préoccupés par les soucis du quotidien, par exemple le besoin d’argent, la recherche d’emploi, etc... Il aime écouter sa sœur jouer du violon et envisage de l’envoyer au conservatoire. Il n’est pas attiré par les nourritures terrestres, il est à la recherche d’une nourriture inconnue ou spirituelle. Employé modèle, Gregor ne cesse de revendiquer une sorte de droit naturel à la paresse, pour rêver, imaginer, contempler ou méditer.
Donc on peut considérer le caractère de Gregor comme une métaphore de l’écrivain, peut-être aussi comme un portrait de Kafka lui-même.


L’humour


Cette histoire est tragique en apparence, mais elle comporte également des aspects comiques. Après avoir lu son récit à ses amis chez Max Brod, au début du mois de mars 1913, Kafka a raconté à Felice dans une lettre que: “Nous avons passé un bon moment et avons beaucoup ri.”
A la fin du première chapitre où, pour la première fois, Gregor se montre à son entourage, on a vraiment envie de pouffer de rire: la mère s’évanouit, le fondé de pouvoir dévale l’escalier quatre à quatre, le père se charge de repousser Gregor dans sa chambre en lui donnant un coup de pied par-derrière.
L’humour est un des traits constants de l’art de Kafka. Il apparaît même dans ses récits les plus sombres en apparence.
Je pense que l’humour est la meilleure distance artistique et psychologique gardée par l’auteur devant une histoire vécue et personnelle pour ne pas se lamenter ou se mettre à crier. Et c’est seulement au moment où l’auteur peut rire avec ses lecteurs qu’il arrivera à se détacher de la réalité douloureuse. Si histoire est tellement burlesque, c’est que la souffrance est si pénible à supporter, et que la situation est si absurde, on ne peut que se moquer de soi-même pour alléger son humeur sombre.


Le cri désespéré d’un fils incompris cherchant l’amour filial, ou l’appel à la réconciliation familiale


Il y a trois récits de Kafka qui peuvent nous aider à mieux comprendre la genèse de “la métamorphose”. Ils sont “Préparatifs de noce à la campagne”, “Le vacarme” et “Le verdict”.


Préparatifs de noce à la campagne


Dès 1906, à l’âge de 23 ans, Kafka rédige un récit intitulé “Préparatifs de noce à la campagne”. Dans ce récit, il raconte l’histoire d’un homme (Édouard Raban) qui s’imagine métamorphosé en insecte pour échapper à sa responsabilité conjugale et ne pas prendre un train afin de rejoindre sa fiancée à la campagne.
D’ici il semble que Kafka prévoit déjà la naissance d’un récit comme “La métamorphose”, bien que la raison de sa fuite ne soit pas la même. Kafka pressent aussi ses probables relations avec les femmes, notamment Felice Bauer, dans sa propre vie.


Le vacarme


“Le vacarme”, avant d’être imprimé, est rédigé d’abord dans son journal le 5 novembre 1911. Dans ce texte très autobiographique où sa sœur apparaît sous son véritable nom, Kafka montre l’univers bruyant de sa vie familiale. Il entend tout le bruit lorsque l’on ouvre ou claque les portes. Il raconte dans ce texte : “Je suis assis dans ma chambre, au quartier général du bruit de tout l’appartement.”
Le plan de l’appartement de ce texte devient plus tard le décors de “La métamorphose”. La chambre théâtralisée de Gregor comporte trois portes: une porte située au chevet de son lit et deux portes latérales. Ainsi les personnages peuvent entrer et sortir tels des comédiens.
A la fin de “Le vacarme”, Kafka imagine ramper comme un serpent dans la pièce d’à côté et supplier ses sœurs de faire un peu de silence. Dans “la métamorphose”, au milieu du chapitre trois, ému par la musique jouée par sa sœur, en rampant Gregor s’avance vers la salle de séjour et tient la tête très près du sol afin de croiser éventuellement le regard de sa sœur.


Le verdict


Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, Kafka rédige “Le verdict” d’un seul trait. Au moment où le protagoniste (Georg Bendemann) annonce ses projets de fiançailles à son père, son père entre en fureur et annonce son verdict à son fils: ” Je te condamne à présent à la mort par noyade!” Rongé de remords, prenant son père au mot, le héros se précipite dans un fleuve en s’écriant: “Chers parents, je vous ai pourtant toujours aimés.”
Comme dans “Le verdict”, “La métamorphose” reprend les mêmes thèmes: la haine du père pour son fils et la supériorité absolue des pères sur les fils. Manifestement, Kafka anticipe ici sur la possible réaction de son propre père quand il évoquera en famille l’existence de Felice Bauer. Sachant que la fiancée dans “Le verdict” s’appelle Frieda Brandenfeld, elle a les mêmes initiales que Felice Bauer.
Dans ce récit, pas seulement Georg et Franz ont le même nombre de lettres, en plus Georg est le prénom du petit frère de Kafka, né juste après lui, mort à six mois. Franz Kafka se sent responsable de la mort de son petit frère qui était peut-être la cause secrète des problèmes de Kafka avec son père. De fait, “Le verdict” dit la souffrance d’un fils unique que son père préfère à un lointain “ami de Russie”, aussi peu présent que le petit Georg Kafka.
“La métamorphose” trouverait probablement son point de départ dans une querelle familiale déclenchée par un proverbe de son père adressé à Franz Kafka.
Irrité par les fréquentations que Franz Kafka entretenait avec des comédiens juifs, Hermann Kafka s’était écrié au début du mois de novembre en 1911: “Qui couche avec des chiens attrape des puces.”
Kafka a dit dans une lettre à Felice que: “Je veux transcrire une petite histoire qui m’est venue à l’esprit tandis que j’étais couché en pleine détresse, et qui m’obsède au plus profond de moi-même.”
Conscient d’être un mal-aimé, Kafka décidait donc de riposter en prenant son père au mot comme dans “le verdict” et de raconter l’histoire d’un homme métamorphosé en un monstrueux insecte qui est considéré comme un parasite par son entourage.
Cette nouvelle aurait été pour Kafka un moyen de régler ses comptes avec sa famille et de décrire les relations orageuses qu’il entretenait avec son père.
Contrairement à toute attente, le personnage principal ne nourrit aucun sentiment de haine à l’égard de sa famille, aussi comme dans “le verdict”. Gregor aime son père bien que ce dernier soit souvent désagréable et détestable.
Kafka a raconté à Felice dans une lettre que: “Pleure, Chérie, le moment de pleurer est venu! Le héros de ma petite histoire est mort il y a un instant. Si cela peut te consoler, sache qu’il est mort assez paisiblement et réconcilié avec tous.”
On peut donc lire ce récit comme le cri désespéré d’un fils incompris cherchant l’amour filial ou comme l’appel à la réconciliation familiale. Car le père détesté est admiré et secrètement aimé.
Si cet amour n’avait pas existé, Kafka aurait depuis longtemps choisi la révolte ou la fuite; mais son père le fascine et le retient.

Conclusion

Kafka n’est ni un fou, ni un faible. Malgré son apparence et sa santé fragiles, en écrivant avec lucidité, il lutte avec courage contre son malheur et sa tragédie familiale. Ainsi il crée un étrange monde littéraire où il n’est plus étranger, ni quelqu’un en marge de la société. En se métamorphosant, il est enfin en paix avec sa peine et atteint le dépassement de soi.
Pour un être sensible comme Kafka, j’ai tendance à penser que grâce à la souffrance causée par les circonstances de sa vie, par sa famille, surtout par son père, on possède aujourd’hui un livre intéressant à lire comme “la métamorphose”. S’il n’existe pas de grains de sable qui gênent et la blessent constamment, l’huître ne produit jamais des perles.

 

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