La
métamorphose de Kafka
Introduction
Je suis toujours fasciné par la situation étrange décrite
dans le livre intitulé “La métamorphose”, écrit
par Franz Kafka en 1912. Dans ce récit, le protagoniste, un représentant
de commerce en tissus, s’est transformé un jour en un immense
insecte et a perdu petit à petit sa capacité et son identité
humaines.
Kafka est considéré comme un poète du rêve,
du délire et de la névrose. Maurice Blanchot pense que “Les
récits de Kafka sont, dans la littérature, parmi les plus
noirs, les plus rivés à un désastre absolu”.
Son univers est si mystérieux que l’adjectif “kafkaïen”
est entré dans le langage pour désigner l’atmosphère
absurde et illogique régnant dans ses romans et ses nouvelles.
Son influence ne s’étend pas seulement à la littérature,
mais aussi au cinéma. Par exemple, il y a un film taïwanais
qui s’appelle “the hole” (“le trou”) réalisé
par Tsai Ming-Liang en 2000.
Le critique cinématographique le juge comme un film kafkaïen
parce que dans ce film; premièrement, les gens touchés par
une épidémie se comportent comme le cafard qui aime se cacher
dans des endroits noirs, chauds et humides. Puis, il y a des scènes
très absurdes qui racontent une histoire entre deux voisins à
travers un trou au plafond.
On peut donc dire que c’est un film qui rend hommage à Kafka.
Étant amateur de littérature, je voudrais savoir d’où
vient l’inspiration de cette histoire bizarre, et quel était
son état d’esprit lorsqu’il l’a créée.
Est-ce que pour lui, écrire est une sorte de thérapie pour
évacuer toute sa folie et apaiser son désespoir?
En regardant sa photographie, je crois pouvoir déceler sur son
visage une mélancolie sombre et une solitude profonde. Comme si
toute la souffrance de sa vie était responsable de ses grands yeux
clairvoyants sur la nature humaine, et de ses oreilles décollées
qui entendent tous les bruits.
Sa biographie
Il est né le 3 juillet 1883 dans une famille juive germanophone
de Prague.
De 1893 à 1901, il étudie au lycée allemand de Prague.
De 1901 à 1906, il suit des études de droit à l’Université
allemande (Karl Ferdinand), puis obtient brillamment son doctorat.
En 1902, il a rencontré Max Brod (écrivain également),
qui deviendra son meilleur ami tout au long de sa vie.
En juillet 1908, il entre dans une compagnie d’assurances. Il y
travaillera pendant 15 ans.
En 1912 Kafka a rencontré Felice Bauer, “la Berlinoise”,
chez les parents de son ami Max Brod). Kafka se fiancera puis rompra avec
elle deux fois en 1914 et 1917. Leurs histoires et son état psychologique
qui sont très compliquées nous demandent une recherche approfondie.
Kafka est mort le 3 juin 1924 de la tuberculose dans un sanatorium à
l’âge de 41 ans. Au cours de sa vie, il ne s’est jamais
marié.
Sa santé
Depuis 1905, la santé de Kafka est déjà fragile.
Il a des difficultés respiratoires, des insomnies et des maux de
tête. Il tente de réagir par l'exercice physique, prend des
leçons d’équitation. Pour une raison obscure, son
appétit sexuel est paralysé, il est hanté par l’idée
de rester célibataire.
En 1917, Kafka est atteint d’une tuberculose. Il ne fume pas, il
ne boit pas, il est ennemi de la chair. Il devient végétarien
et il passe ses vacances dans des camps naturistes.
L’humeur de Kafka est très sombre, souvent proche du désespoir.
Il a de difficulté à communiquer avec les autres. Il doute
de lui-même, et il pense que le saut par la fenêtre est l’unique
solution à son problème. Ainsi durant sa vie, Il fait plusieurs
tentatives de suicide.
Mais quelle est la cause de sa souffrance? Quelle est l’origine
de son problème?
Ses dessins
Kafka est un écrivain très connu, mais on néglige
souvent son talent de dessinateur.
En 1901, après avoir passé le baccalauréat, il s’inscrit
aux Beaux-Arts, mais il l’abandonne quelques mois après à
cause de l’enseignement trop académique. L’année
suivante, il suit quelques cours d’histoire de l’art.
Dans une conversation, il affirme: “J’ai toujours désiré
savoir dessiner. Je voulais voir et fixer ce que je voyais. Voilà
ma passion.” (G. Janouch “les conversations avec Kafka”)
Lorsque Gustav Janouch, le fils d’un collègue, un jour a
surpris Kafka en train de dessiner à son bureau en 1922, il lui
a demandé s’il dessinait. Kafka lui a répondu avec
un sourire d’excuse: “Non, ce ne sont que des gribouillages.
Ce ne sont pas des dessins que je puisse montrer, ce ne sont que des hiéroglyphes
personnels, donc illisibles.”
Kafka ne cesse pas de dessiner. Il dessine pendant les cours de droit,
au bureau, en voyage, dans son journal, dans ses lettres et même
sur son lit d’agonie lorsqu’il perd sa voix.
En fait, ses dessins ne sont pas seulement des illustrations de ses textes,
ils sont souvent indépendants ou complémentaires les uns
des autres. Leurs relations méritent des analyses approfondies.
Ses dessins montrent deux époques distinctes. La première,
de 1909 à 1916, s’attache à l’observation de
la modernité urbaine, scènes de cafés, de rue, de
théâtre. La seconde, à partir de 1917, moment où
se déclare la tuberculose, et la rupture des fiançailles
avec Felice Bauer, le tourne vers l’intériorité.
Portraits de la mère et du fils
Ce dessin à l’encre représente le fils placé
à la hauteur du ventre de sa mère. Il traduit peut-être
le désir de retrouver un état prénatal, ou une positon
enfantine : la tête du fils sur les genoux de la mère ou
contre son ventre.
Le corps de la mère est coupé au-dessus du buste. Les deux
portraits possèdent des détails réalistes, par exemple
les lunettes de la mère et les oreilles décollées
de Kafka.
Il n’y a pas de lien entre les deux visages. Ils sont comme deux
fragments séparés par le blanc du papier. Ce dessin peut-être
montre une relation désirée mais toujours distanciée
entre la mère et le fils.
Portrait du père
Dans ce dessin au crayon, le père se dresse de toute la hauteur
de son buste d’un air imposant et dédaigneux. L’accent
est mis sur le costume et le nœud de cravate.
Des traits raides dessinent les épaules et les manches du vêtement.
Ils renforcent la sévérité du père. Le visage
très expressif, au contraire, est dessiné d’un trait
souple mais sûr et sans repentir. On voit très bien son caractère
de moquerie et de mépris.
Les acrobates
Le dessin des acrobates prend place dans les premières pages du
journal de 1910.
Ce dessin montre deux acrobates chinois, l’un couché, soutient
sur ses pieds une échelle dressée vers le ciel sur laquelle
se tient en équilibre un autre acrobate.
Dans la partie droite, les deux tiers du dessin sont occupés par
des spectateurs qui ont des contours libres, en zigzag. Ils semblent ne
pas voir les acrobates, bien que leur regard soit orienté dans
la direction de spectacle.
On peut interpréter les acrobates comme la métaphore de
l’écrivain, malgré leurs efforts, les spectateurs
ne les apprécient pas et restent indifférents.
La parade patriotique
C’est une scène de rue que l’on peut voir au moment
de la guerre de 1914.
Le trait est satirique, sarcastique, plein de vie, qui dénonce
l’absurdité des guerres.
Le mouvement du défilé va de la droite vers la gauche. Des
courbes et des arrondis expriment la vanité des soldats gonflés
d’importance.
On voit une séries de figures aux nez semblables à des becs
d’oiseau, les silhouettes animalières, les pieds semblables
à des sabots ou à des pattes de poulet.
La machine à torturer
Ce dessin qui se trouve dans la lettre à Milena, traductrice de
Kafka en tchèque, en septembre 1920, prend fonction de commentaire
indirect de “La colonie pénitentiaire”:
“Il y a quatre poteaux. A travers les deux du milieu passent des
barres auxquelles les mains du délinquant sont liées; par
les deux poteaux extérieurs passent des barres pour les pieds.
Lorsque l’homme à été lié de cette façon,
les barres sont tirées lentement vers l’extérieur
jusqu’à ce que l’homme soit déchiré en
deux par le milieu du corps. Contre le poteau s’appuie l’inventeur,
qui, jambes et bras croisés, se donne de grands airs, comme si
tout était de sa propre invention alors qu’il n’a fait
que copier le boucher qui écartèle ainsi le porc vide de
ses entrailles dans la vitrine.”
Les six figurines noires
Les figurines dessinées à la plume peut-être en 1922,
constituent une sorte d’autobiographie graphique, très stylisée
qui peut se lire comme une bande dessinée, une suite d’ombres
chinoises.
La première, avec une épée à la main, est
en position dynamique de combat.
La deuxième, de dos, debout, regarde en dehors de la cage.
La troisième, la tête posée sur le bras, en position
d’abattement mélancolique.
La quatrième, le buste posé sur la table, la tête
sur ses mains, est aussi en position d’abattement mélancolique.
La cinquième de dos, debout, regarde un tableau blanc.
La sixième tenant une canne à la main, est de face, en position
dynamique de marche. Elle nous regarde.
On voit alterner la combativité et l’abattement; le mouvement
et le repos; l’affrontement et la chute mélancolique et les
positions debout et couchée comme un défilé des hiéroglyphes.
On dit que ses figurines sont des hommes-lettres, mais je ne vois pas
le rapport, peut-être sont-elles des lettres de l’alphabet
hébreu?
Sa vie d’écrivain
Kafka commence à écrire très jeune en allemand.
A partir de 1910, il tient régulièrement son Journal. Dans
les treize carnets qu’il nous laisse, on voit sa tendance à
l’introversion et à la méditation solitaire.
Il considère la profession d’écrivain comme une vocation,
et son métier d’assureur n’est qu’un gagne-pain.
Sa façon de vivre est organisée uniquement en fonction de
la littérature.
Il a affirmé un jour: ”Je ne suis que littérature
et ne peux ni ne veux être rien d’autre.”
En 1915, Kafka obtient le prix Fontane, qui est une récompense
littéraire, après le désistement du vainqueur, le
poète Carl Sternheim, très admiratif à l’égard
de Kafka.
Bien que Kafka se consacre à la littérature, il refuse à
plusieurs reprises de publier ses textes. Il considère que certaines
de ses œuvres sont faites pour être écrites et non pour
être lues.
Ainsi de 1912 à 1924 (l’année de sa mort), Kafka a
publié seulement six récits, qui sont Regard (1912), Le
verdict (1913), Le soutier (1913), La métamorphose (1915), Dans
la colonie pénitentiaire (1919), Un médecin de campagne
(1919).
Ses plus grand romans, Le procès (1925), Le château (1926)
ou L’Amérique (1927), sont publiés à titre
posthume, grâce à son ami intime, Max Brod qui a refusé
d’exécuter ses testaments de brûler à sa mort
tous ses manuscrits inachevés, ses textes non publiés, ses
journaux intimes, ses lettres et ses dessins. (controverse)
Sa langue maternelle
Kafka vit au carrefour de trois civilisations: tchèque, allemande
et juive, mais il est marqué avant tout par la mentalité
et la langue allemandes. En 1900, les germanophones comptent seulement
7,5% de la population totale à Prague. Et Kafka est issu de la
minorité juive germanophone.
Étant écrivain d’expression d’allemand, Kafka
éprouve un isolement et une solitude dus à la marginalité.
Dans une lettre destinée à Max Brod, Il dit que les écrivains
allemands de Prague vivent entre trois impossibilités:
1) l’impossibilité de ne pas écrire
2) l’impossibilité d’écrire en allemand
3) l’impossibilité d’écrire dans une autre langue,
et peut-être aussi
4) l’impossibilité d’écrire, tout court.
L’écrivain allemand de Prague est héritier d’une
langue que parlait seulement un petit groupe. Cette langue est coupée
de tout langage populaire et tenue à l’écart de la
vie profonde en Allemagne. La littérature de cette langue et de
cet écrivain qui se trouvait privée d’une tradition
et d’une histoire, souffrait du même déracinement que
les hommes.
Il est hôte toléré d’un pays qui n’était
que légalement le sien, il se regardait comme l’invité
de la langue allemande qui était pourtant sa langue maternelle.
Ainsi durant sa vie, il rencontre plusieurs périodes de stérilité
littéraire, et parfois il perd confiance en lui-même.
Dans son journal, daté du 30 août 1914, il écrit:
“Froid de vide. Lorsque je ne suis pas absolument saisi par l’inspiration,
je sens par trop les limites de mes facultés qui sont sans aucun
doute fort étroites.”
Dans son journal, daté du 30 novembre 1914, il note: “Je
ne peux plus continuer à écrire. Je suis arrivé à
la dernière frontière, devant laquelle il me faudra peut-être
attendre encore des années avant de commencer une nouvelle histoire
qui, une fois de plus, restera inachevée. Cette destinée
me poursuit.”
Son père
Il a publié “Lettre au père” en 1919. C’est
une longue lettre d’environ 100 pages, destinée à
son père, Hermann Kafka, mais jamais envoyée.
Dans cette lettre, Kafka décrit son père comme quelqu’un
de tyrannique, non seulement dans son magasin de nouveautés, mais
aussi dans sa maison.
Une nièce de Hermann Kafka, Mme Bergmann, le décrit en ces
termes: “Mon oncle Hermann avait aussi de bons côtés,
il était très travailleur, ce qui lui avait permis d’acquérir
une grande fortune, mais il ne négligeait jamais de rappeler à
ses enfants son enfance et sa jeunesse difficiles. Cette constante répétition
était particulièrement désagréable à
Franz. Il est très regrettable que mon oncle Hermann ait refusé
de comprendre les dons que possédait son fils, qu’il se soit
irrité de son mode de vie ou de l’habitude qu’il avait
de se retirer quelquefois plusieurs jours dans sa chambre sans se montrer.
En affaires, il était assez exigeant envers ses employés,
il avait peu de compréhension pour les jeunes gens, tout au contraire
de tante Julie.”
Grâce au témoignage de sa cousine, on comprend mieux pourquoi
la relation entre Kafka et son père joue un grand rôle dans
ses récits. En fait, son père est à l’origine
de sa souffrance.
Pour un homme pragmatique comme son père, écrire n’est
pas une chose utile, c’est seulement un prétexte à
ne rien faire.
Sa mère
Par contre, Julie Löwy, la mère de Kafka, est une personne
très discrète et modeste.
Il écrit dans son journal: “Ma mère travaille toute
la journée, elle est gaie ou triste, comme cela se trouve, sans
revendiquer le moindre égard pour sa propre situation.” (journal
24 octobre, 1911)
Dans la “lettre au père”, la mère apparaît
comme une créature consolatrice et protectrice, mais qui provoque
en fait la colère du père par son amour filial exclusif
: “Ma mère se contentait de me protéger en secret
contre toi, en secret me donnait ou me permettait quelque chose, et j’étais
de nouveau à tes yeux la créature sournoise, le tricheur
qui se sentait coupable.”
La métamorphose
La métamorphose est un sujet traditionnel dans la littérature.
On la rencontre souvent dans l’univers mythologique et dans le conte.
Dans l’univers mythologique, les dieux changent souvent de forme
pour abuser les humains. De même, le conte met fréquemment
en scène des transformations d’hommes en animaux ou d’animaux
en hommes. Par exemple:
(Charles Perrault, ) “Cendrillon” ou “La petite pantoufle
de verre” (1697);
(Mme Leprince de Beaumont,) “La belle et la bête” (1757);
(Lewis Carroll,) “Les aventures d’Alice au pays des merveilles”
(1865).
Donc le thème de la métamorphose de Kafka, n’est pas
novateur en soi; mais il l’utilise de manière très
personnelle.
La pensée chinoise
En chinois, le mot “métamorphose” signifie souvent
une progression d’un état inférieur à un état
supérieur comme la transformation de la chenille en papillon.
Pour la pensée de la réincarnation, les chinois disent que
si l’on ne s’est pas bien conduit dans cette vie, la punition
ou la condamnation sera de se transformer dans la vie suivante en insecte
ou en animal parce qu’ils représentent des êtres inférieurs
aux hommes et vont souffrir plus que nous.
En revanche, être un homme est aussi difficile, il y a trop de souffrance,
il vaut mieux devenir un insecte ou un animal qui ne sont pas sensibles
à toutes sortes d’ennuis, donc a priori moins malheureux.
Ainsi le fait d’animaliser ou la régression devient à
la fois une échappatoire à une vie humaine difficile et
une condamnation de mauvais actes. C’est peut-être là
que la pensée chinoise rejoint celle de “La métamorphose”
de Kafka.
Ce récit ne met l’accent ni sur le processus de transformation
physique, ni sur l’acceptation ou le rejet psychologique de son
héros. Kafka la prend pour un fait ou un phénomène
certain et irréversible, qui marque simplement le point de départ
de son histoire.
Comme pour beaucoup de douleurs dans la vie, lorsqu’il est impossible
de trouver la cause de ses souffrances, et qu’il est impossible
de les changer, on ne peut que les assumer comme son destin, comme une
punition divine ou une dette à rembourser. Lorsque l’on accepte
cette situation, tant bien que mal, la vie peut enfin continuer.
Un cafard?
Quel est exactement cet insecte ou cette vermine? Kafka ne donne pas une
idée très précise de son insecte, mais on peut l’imaginer
comme un cafard, un cancrelat, un coléoptère, un scarabée
ou un bousier. Lorsque son récit est imprimé en 1915, Il
a insisté pour que l’insecte ne soit pas dessiné ou
représenté.
En effet, si Kafka décrivait exactement de quel insecte il s’agissait,
le lecteur n’aurait plus d’espace d’imagination. En
plus, si l’image de l’insecte était présentée
d’une manière réaliste, le lecteur aurait du mal à
entrer dans son histoire, et risquerait de se détourner de l’essentiel.
Ainsi l’insecte restant dans l’obscurité symbolise
peut-être un désir, un péché, une honte, un
tabou et le côté sombre de la nature humaine qui sont indescriptibles.
Le nom du héros
Le héros de “La métamorphose” s’appelle
Gregor (Grégoire) Samsa. Ce nom de “Samsa” est dissyllabique
comme celui du héros de “Préparatifs de noce à
la campagne” : Édouard Raban, et aussi comme celui de Kafka,
il est manifestement calqué sur le nom de l’auteur. Quant
à son prénom, Gregor, il est presque l’anagramme de
Georg qui est le héros dans “Le verdict”, et aussi
le prénom du petit frère de Kafka, mort à six mois.
On remarque que Kafka donne souvent des noms de famille et des prénoms
à ses héros de cette façon (Samsa, Raban, Georg,
Gregor), même simplement avec la lettre K, c’est peut-être
parce que sa vie est tellement pénible et son chagrin est si profond,
qu’il éprouve le besoin de raconter la même histoire
sous des apparences et des angles différents.
Une fable moderne sur l’exclusion
Le récit s’intéresse moins à la métamorphose
d’un personnage qu’à la métamorphose d’un
groupe humain, plus précisément sa famille. Au long du déroulement
de l’histoire composée en trois chapitres, on remarque une
évolution allant de l’amour à la haine.
Gregor, présenté au début comme un fils modèle,
est considéré progressivement par sa propre famille comme
un intrus, un étranger, un parasite.
Transformé en insecte, chaque fois que Gregor essaie de sortir
de sa chambre, son père l’agresse, soit un coup de pied par-derrière,
soit un bombardement de pommes. Il est donc condamné à vivre
dans l’espace confiné de sa chambre.
Dans le troisième chapitre, le héros expérimente
une exclusion et un isolement complets. Ses facultés physiques
et sensorielles se dégradent. Il ne parle plus, il ne voit plus,
il ne mange plus, il ne bouge plus. Ses parents montrent enfin leur vrai
visage. Le héros n’est plus seulement un étranger,
un exilé ou un malade qu’on met en quarantaine; c’est
un monstre. Il faut s’en débarrasser pour que la famille
retrouve la tranquillité et le bonheur.
A la fin du récit, Gregor est mort, on le jette dans une poubelle
comme un déchet. Soulagés et heureux, le père, la
mère et sa sœur vont se promener dans la campagne pour prendre
l’air.
En fait, Kafka se sert du thème de la métamorphose pour
montrer comment un être victime d’une monstrueuse transformation
finit par être considéré par sa propre famille comme
un “bouc émissaire”, la personne rendue responsable
de tous les maux, de toutes les fautes.
La métamorphose de Kafka peut donc se lire comme une fable moderne
sur l’exclusion.
Cette histoire me rappelle celle d’un patient en mort cérébrale,
maintenu en vie artificiellement par des machines, et réduit à
l’état de légume, pire qu’un insecte, et dont
la famille a du mal à le supporter. La situation est encore plus
délicate, si le patient est atteint de SIDA, sa famille aura peur
et honte de prendre soin de lui.
Le lecteur peut être sensible à la profonde cruauté
d’un récit qui donne un avant-goût de ce que l’on
appellera plus tard le “kafkaïsme”, qui représente
l’expression littéraire d’une angoisse devant l’absurdité
de l’existence.
Un portrait de l’écrivain
“La métamorphose” peut se lire aussi comme un portrait
de l’écrivain, parce que l’on reconnaît dans
le héros la figure de l’écrivain. Gregor, exclu de
la communauté des hommes et totalement incompris par ses semblables
ressemble à l’écrivain qui est un être inutile
et improductif vivant solitairement en marge de la société.
Gregor n’est pas comme ses parents qui sont médiocres et
uniquement préoccupés par les soucis du quotidien, par exemple
le besoin d’argent, la recherche d’emploi, etc... Il aime
écouter sa sœur jouer du violon et envisage de l’envoyer
au conservatoire. Il n’est pas attiré par les nourritures
terrestres, il est à la recherche d’une nourriture inconnue
ou spirituelle. Employé modèle, Gregor ne cesse de revendiquer
une sorte de droit naturel à la paresse, pour rêver, imaginer,
contempler ou méditer.
Donc on peut considérer le caractère de Gregor comme une
métaphore de l’écrivain, peut-être aussi comme
un portrait de Kafka lui-même.
L’humour
Cette histoire est tragique en apparence, mais elle comporte également
des aspects comiques. Après avoir lu son récit à
ses amis chez Max Brod, au début du mois de mars 1913, Kafka a
raconté à Felice dans une lettre que: “Nous avons
passé un bon moment et avons beaucoup ri.”
A la fin du première chapitre où, pour la première
fois, Gregor se montre à son entourage, on a vraiment envie de
pouffer de rire: la mère s’évanouit, le fondé
de pouvoir dévale l’escalier quatre à quatre, le père
se charge de repousser Gregor dans sa chambre en lui donnant un coup de
pied par-derrière.
L’humour est un des traits constants de l’art de Kafka. Il
apparaît même dans ses récits les plus sombres en apparence.
Je pense que l’humour est la meilleure distance artistique et psychologique
gardée par l’auteur devant une histoire vécue et personnelle
pour ne pas se lamenter ou se mettre à crier. Et c’est seulement
au moment où l’auteur peut rire avec ses lecteurs qu’il
arrivera à se détacher de la réalité douloureuse.
Si histoire est tellement burlesque, c’est que la souffrance est
si pénible à supporter, et que la situation est si absurde,
on ne peut que se moquer de soi-même pour alléger son humeur
sombre.
Le cri désespéré d’un fils incompris cherchant
l’amour filial, ou l’appel à la réconciliation
familiale
Il y a trois récits de Kafka qui peuvent nous aider à mieux
comprendre la genèse de “la métamorphose”. Ils
sont “Préparatifs de noce à la campagne”, “Le
vacarme” et “Le verdict”.
Préparatifs de noce à la campagne
Dès 1906, à l’âge de 23 ans, Kafka rédige
un récit intitulé “Préparatifs de noce à
la campagne”. Dans ce récit, il raconte l’histoire
d’un homme (Édouard Raban) qui s’imagine métamorphosé
en insecte pour échapper à sa responsabilité conjugale
et ne pas prendre un train afin de rejoindre sa fiancée à
la campagne.
D’ici il semble que Kafka prévoit déjà la naissance
d’un récit comme “La métamorphose”, bien
que la raison de sa fuite ne soit pas la même. Kafka pressent aussi
ses probables relations avec les femmes, notamment Felice Bauer, dans
sa propre vie.
Le vacarme
“Le vacarme”, avant d’être imprimé, est
rédigé d’abord dans son journal le 5 novembre 1911.
Dans ce texte très autobiographique où sa sœur apparaît
sous son véritable nom, Kafka montre l’univers bruyant de
sa vie familiale. Il entend tout le bruit lorsque l’on ouvre ou
claque les portes. Il raconte dans ce texte : “Je suis assis dans
ma chambre, au quartier général du bruit de tout l’appartement.”
Le plan de l’appartement de ce texte devient plus tard le décors
de “La métamorphose”. La chambre théâtralisée
de Gregor comporte trois portes: une porte située au chevet de
son lit et deux portes latérales. Ainsi les personnages peuvent
entrer et sortir tels des comédiens.
A la fin de “Le vacarme”, Kafka imagine ramper comme un serpent
dans la pièce d’à côté et supplier ses
sœurs de faire un peu de silence. Dans “la métamorphose”,
au milieu du chapitre trois, ému par la musique jouée par
sa sœur, en rampant Gregor s’avance vers la salle de séjour
et tient la tête très près du sol afin de croiser
éventuellement le regard de sa sœur.
Le verdict
Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, Kafka rédige “Le
verdict” d’un seul trait. Au moment où le protagoniste
(Georg Bendemann) annonce ses projets de fiançailles à son
père, son père entre en fureur et annonce son verdict à
son fils: ” Je te condamne à présent à la mort
par noyade!” Rongé de remords, prenant son père au
mot, le héros se précipite dans un fleuve en s’écriant:
“Chers parents, je vous ai pourtant toujours aimés.”
Comme dans “Le verdict”, “La métamorphose”
reprend les mêmes thèmes: la haine du père pour son
fils et la supériorité absolue des pères sur les
fils. Manifestement, Kafka anticipe ici sur la possible réaction
de son propre père quand il évoquera en famille l’existence
de Felice Bauer. Sachant que la fiancée dans “Le verdict”
s’appelle Frieda Brandenfeld, elle a les mêmes initiales que
Felice Bauer.
Dans ce récit, pas seulement Georg et Franz ont le même nombre
de lettres, en plus Georg est le prénom du petit frère de
Kafka, né juste après lui, mort à six mois. Franz
Kafka se sent responsable de la mort de son petit frère qui était
peut-être la cause secrète des problèmes de Kafka
avec son père. De fait, “Le verdict” dit la souffrance
d’un fils unique que son père préfère à
un lointain “ami de Russie”, aussi peu présent que
le petit Georg Kafka.
“La métamorphose” trouverait probablement son point
de départ dans une querelle familiale déclenchée
par un proverbe de son père adressé à Franz Kafka.
Irrité par les fréquentations que Franz Kafka entretenait
avec des comédiens juifs, Hermann Kafka s’était écrié
au début du mois de novembre en 1911: “Qui couche avec des
chiens attrape des puces.”
Kafka a dit dans une lettre à Felice que: “Je veux transcrire
une petite histoire qui m’est venue à l’esprit tandis
que j’étais couché en pleine détresse, et qui
m’obsède au plus profond de moi-même.”
Conscient d’être un mal-aimé, Kafka décidait
donc de riposter en prenant son père au mot comme dans “le
verdict” et de raconter l’histoire d’un homme métamorphosé
en un monstrueux insecte qui est considéré comme un parasite
par son entourage.
Cette nouvelle aurait été pour Kafka un moyen de régler
ses comptes avec sa famille et de décrire les relations orageuses
qu’il entretenait avec son père.
Contrairement à toute attente, le personnage principal ne nourrit
aucun sentiment de haine à l’égard de sa famille,
aussi comme dans “le verdict”. Gregor aime son père
bien que ce dernier soit souvent désagréable et détestable.
Kafka a raconté à Felice dans une lettre que: “Pleure,
Chérie, le moment de pleurer est venu! Le héros de ma petite
histoire est mort il y a un instant. Si cela peut te consoler, sache qu’il
est mort assez paisiblement et réconcilié avec tous.”
On peut donc lire ce récit comme le cri désespéré
d’un fils incompris cherchant l’amour filial ou comme l’appel
à la réconciliation familiale. Car le père détesté
est admiré et secrètement aimé.
Si cet amour n’avait pas existé, Kafka aurait depuis longtemps
choisi la révolte ou la fuite; mais son père le fascine
et le retient.
Conclusion
Kafka n’est ni un fou, ni un faible. Malgré son apparence
et sa santé fragiles, en écrivant avec lucidité,
il lutte avec courage contre son malheur et sa tragédie familiale.
Ainsi il crée un étrange monde littéraire où
il n’est plus étranger, ni quelqu’un en marge de la
société. En se métamorphosant, il est enfin en paix
avec sa peine et atteint le dépassement de soi.
Pour un être sensible comme Kafka, j’ai tendance à
penser que grâce à la souffrance causée par les circonstances
de sa vie, par sa famille, surtout par son père, on possède
aujourd’hui un livre intéressant à lire comme “la
métamorphose”. S’il n’existe pas de grains de
sable qui gênent et la blessent constamment, l’huître
ne produit jamais des perles.
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